Santé

Urgences, de la méprise au mépris

Médecin-urgentiste

Malgré le « Pacte de refondation des urgences » proposé par Agnès Buzyn, le mouvement de grève se poursuit dans les services d’urgences, avec une journée d’action prévue le 26 septembre. Si les mesures avancées par la ministre étaient destinées à calmer les esprits, elles n’apportent pas de solutions aux problèmes soulevés par le Collectif Inter Urgences dont les exigences sont pourtant claires : revalorisation salariale, création de 10 000 postes et ouverture de lits d’hospitalisation.

Les revendications portées par le Collectif Inter Urgences, à savoir : revalorisation salariale, création de 10 000 postes et arrêt de la fermeture/réouverture de lits d’hospitalisation, dépassent le simple cadre des urgences. La souffrance des soignant.e.s et des patient.e.s est le symptôme d’un dysfonctionnement global de notre système de santé. Pour rappel : en dix ans, le volume d’activité a augmenté de 14,5% [1], le personnel hospitalier 3%.

Non, les moyens n’ont pas suivi cette augmentation, contrairement à ce que prétend la ministre dans son introduction au « Pacte de refondation des urgences » présenté lundi 9 septembre. En 20 ans, 100 000 lits d’hospitalisation ont été fermés, pendant que le nombre de passages aux urgences doublait. Tout cela réalisé au forceps, afin de suivre les objectifs de l’Ondam, l’Objectif nationale des dépenses de l’assurance maladie, enveloppe fermée contenant les dépenses annuelles de l’assurance maladie dont le taux de progression diminue depuis 2002.

Le symptôme est flagrant : souffrance des soignant.e.s et des soigné.e.s. Le diagnostic est posé : l’hôpital manque de moyens, n’en déplaise à la ministre. Quelle thérapeutique propose-t-elle ?

Ce que les urgences gagnent d’un côté, d’autres le perdent : le budget de la santé est cadenassé, verrouillé.

Ainsi Mme Buzyn annonce 754 millions sur 3 ans. Somme relativement importante, au premier regard, un peu moins quand on compare à l’ensemble de ce que coûte les soins hospitaliers publics : 71 milliards ; ou au budget d’un établissement comme le CHU de Toulouse pour une année : 1,3 milliard. S’agit-il d’une augmentation du budget global ? Aucune précision n’est apportée. Si le ministère des finances avait décidé d’augmenter l’Ondam, Mme Buzyn l’aurait fièrement annoncé. Ce n’est le cas. Nous, soignant.e.s, travaillons et voyons nos conditions de travail évoluer dans un système en vase clos. Ce que les urgences gagnent d’un côté, d’autres le perdent. Le budget de la santé est cadenassé, verrouillé. Mme Buzyn laisse ce verrou en place, elle n’y touche pas.

Et c’est là toute la difficulté de son exercice. Elle mélange les cartes, réorganise à sa guise, et annonce fièrement ses trouvailles, avec la prétention de convaincre les soignant.e.s et surtout les français.es d’une augmentation de moyens. Rappelons que Mme Buzyn appartient à un gouvernement qui s’est engagé à diminuer le pourcentage du PIB alloué aux dépenses de service public de 55,1% en 2018 à 51,1% en 2022. Un gouvernement qui durant sa campagne promettait la suppression de 150 000 fonctionnaires. Ainsi, la ministre de la Santé est contrainte à faire face à la plus importante contestation du monde hospitalier de ces 30 dernières années sans moyen supplémentaire pour y répondre. Une position bien délicate… qui explique la fragilité, pour ne pas dire la vacuité de ces propositions, que nous proposons ici d’examiner en détail.

Mesure 1 : Le service d’accès aux soins (SAS). 340 millions pour un service territorial en lien avec les services de secours, 24h sur 24, en ligne ou téléphone, qui informe et oriente pour toute question de santé. Si l’on voulait ironiser, on dirait que Mme Buzyn vient de réinventer le SAMU. Car c’est en effet la mission du SAMU d’informer, d’orienter, parfois même de réaliser une entrée directe en service d’hospitalisation. Le SAS devra cependant être en mesure de prendre un rendez-vous dans les 24 heures et de cartographier les structures existantes. La ministre prévoit donc d’allouer 340 millions d’euros, soit la moitié des moyens alloués au « Pacte de refondation des urgences », pour former les régulateurs des SAMU à utiliser Doctolib et améliorer l’outil. Quant à savoir comment les régulateurs feront pour trouver un rendez-vous dans les 24 heures sans médecins généralistes supplémentaires, cela reste un mystère.

Mesure 2 : Renforcer l’offre de consultations médicales sans rendez-vous. Ouvrir des Maisons Médicales de Garde (MMG) proche des gros services d’urgences. L’intention est louable. Cependant, 10 millions d’euros pour 50 MMG, cela correspond donc à 200 000 euros par Maison Médicale de garde. Un tel budget est-il sérieux, est-il réaliste pour financer des structures dans la durée, leur donner les moyens de fonctionner ?

Mesure 3 : permettre au SAMU de solliciter un transport sanitaire pour conduire un patient à un rendez-vous libéral. Une nouvelle fois, Mme Buzyn fait montre de son ignorance de l’organisation des urgences. Car, disons-le clairement, le ministère accorde 15 millions d’euros à la mise en place d’une procédure existante que les médecins régulateurs suivent déjà !

Mme Buzyn annonce pour un montant de 5 millions d’euros une mesure qu’elle a déjà annoncée il y a 18 mois, qui devrait déjà être effective, et à laquelle elle n’était pas favorable.

Dans la même mesure, le « Pacte » propose de systématiser le tiers-payant dans le cadre de la garde des médecins libéraux. En avril 2018, Mme Buzyn déclarait sur France Culture, au sujet de la réforme du tiers-payant obligatoire mise en place par sa prédécesseure Marisol Touraine : [il s’agit d’une réforme] « assez brutale, assez idéologique et pour laquelle techniquement rien n’était prêt ». « Nous avons été obligés de revenir sur ce tiers payant généralisé alors qu’il y a des personnes qui renoncent aux soins parce qu’ils ne peuvent pas faire l’avance de frais. […] Nous avons donné un nouveau calendrier de mise en œuvre du tiers payant généralisé qui va permettre aux médecins d’être remboursés à la fois sur la mutuelle et sur la part assurance-maladie. Ce sera opérationnel fin 2019. » Mme Buzyn annonce donc, pour un montant de 5 millions d’euros, une mesure qu’elle a déjà annoncée il y a 18 mois, qui devrait déjà être effective, et à laquelle elle n’était pas favorable. L’incohérence est manifeste… Poursuivons.

Mesure 3, toujours : permettre un accès direct à des examens biologiques dans le cadre de consultations sans rendez-vous. Curieuse proposition. En effet, parmi l’ensemble des difficultés rencontrées dans l’accès aux soins, l’accès à une prise de sang ne constitue pas un motif de recours aux urgences. C’est d’ailleurs bien souvent à l’issue d’un résultat anormal que les médecins généralistes orientent les patients vers les urgences. Ici, 55 millions, consacrés à un problème qui n’en est pas un.

Mesure 4 : offrir aux professionnel.le.s non médecins des compétences élargies pour prendre directement en charge les patients. La ministre évoque ici la création de communautés territoriales de santé (CPTS) déjà annoncée dans la loi « Ma santé 2022 », ainsi que les protocoles de coopération en place depuis juillet 2019, la réalisation des vaccins par des pharmaciens pratiqués depuis 2018, et enfin la formation d’infirmier.e.s en pratique avancée, déjà en cours de formation. Il ne s’agit en aucun cas de nouveautés puisque ces mesures ont déjà été prises ou les pratiques sont déjà en place. Le procédé est grotesque de la part de notre ministère.

Mesure 5 : Généraliser des parcours dédiés aux personnes âgées pour éviter les urgences. Atteindre l’objectif « zéro passage par les urgences » pour les personnes âgées d’ici 5 ans, via les entrés directes. Précisons que les entrées directes représentent actuellement 50% des hospitalisations. Et malgré ce taux relativement important, si les patient.e.s âgé.e.s restent des heures, voire des jours, aux urgences sur des brancards, c’est faute de lits dans les services d’hospitalisation pour les accueillir. Faute de lits, encore une fois.

Aujourd’hui, 9% de la population française a plus de 75 ans. En 2025, ce chiffre s’élèvera à 15%. Mme Buzyn accorde 175 millions pour réaliser des entrées directes dans des services déjà pleins, et annonce un objectif « zéro passage aux urgences ». Restons sérieux un instant : les équipes mobiles de gériatrie existent déjà, et ce ne sont pas elles qui vont créer des lits pour accueillir nos patient.e.s âgé.e.s. Précisons qu’en 2019, sur les 192 places disponibles en gériatrie pour les internes de médecine, 58 sont restées vides. Lorque des ouverture de lits de SSR et d’EHPAD sont demandées, le ministère propose de réaliser des entrées directes, dans des services pleins manquant de médecins et de paramédicaux.ales (car il faut le préciser aussi, ces services souffrent tout particulièrement des suppressions de postes d’aides-soignant.e.s et d’infirmier.e.s).

Mersure 6 : intégrer la vidéo à distance dans tous les SAMU. Les médecins régulateurs se sont effectivement félicités de la mise à disposition d’un nouveau gadget, pour 15 millions d’euros. Mais il est important de préciser ici que cet outil était déjà prévu, planifié, pour l’ensemble des services de régulation, dans les prochains mois, intégré à la globalisation du logiciel de régulation CENTAURE. Nous sommes donc ici, à nouveau, face à une fausse nouvelle annonce, une habitude au sein de ce gouvernement.

Mesure 7 : Mieux utiliser les compétences médicales et soignantes. Effectivement, nous manquons de médecins urgentistes pour l’ensemble du territoire. Quelle réponse apporte notre ministère ? Fermer des services d’urgences la nuit pour « sauvegarder la ressource rare » qu’est le temps médical. La solution est effectivement radicale : plus de services d’urgences, plus besoin de médecins. Il ne faudra pas oublier d’en informer les patient.e.s…

Mesure 8 : renforcer et reconnaître les compétences professionnelles des urgences. Le ministère propose ici la mise en place de protocole de coopération. Il convient donc de préciser que depuis de nombreuses années, les infirmier.e.s d’accueil réalisent des bilans biologiques anticipés, orientent en amont de la consultation médicale les patient.e.s vers la radiologie, et réorientent les patient.e.s vers la médecines de ville. De nouveau, c’est donc 13 millions qui sont consacrés à une pratique déjà en place. En effet, pour faire face à l’afflux grandissant de patient.e.s, les services d’urgences n’ont pas attendu Mme Buzyn pour se réorganiser.

Ce bouquet de mesures, ne répond à aucun moment à notre demande de moyens en personnels et en lits et aux revendications que porte le Collectif Inter Urgences.

Mesure 9 : Lutter plus efficacement contre les dérives de l’intérim médical. Il y a effectivement ici une situation aberrante, où certain.e.s intérimaires gagnent en 24h de temps l’équivalent d’un mois de salaire de travailleur.se.s paramédicaux.ales avec lesquel.le.s ils.elles travaillent, fragilisant dans le même temps les dépenses des hôpitaux. Le ministère propose d’interdire le cumul d’emplois dans le secteur public au 1er semestre 2020. C’est pourtant déjà le cas : un médecin sous contrat hospitalier ne peut prétendre à prendre des vacations d’intérimaire. Et d’un autre point de vue, cette mesure risque de mettre en péril des services en sous effectifs qui ne parviennent déjà pas à remplir leurs lignes d’activité, et qui, sans recours à l’intérim, se verraient donc contraints de fermer, faute de médecins présents !

Mesure 10 : réformer le financement des urgences. Plutôt que de s’aligner sur l’activité du service, Mme Buzyn propose de forfaitiser les services selon l’importance de la population et la densité médicale. De quoi mettre à l’os les services soumis à des variations de population estivale, lorsque l’activité double par rapport au reste de l’année ! Mme la ministre propose de plus d’intégrer des « financements complémentaires » aux hôpitaux dont les services d’urgences auraient les meilleurs indicateurs qualité… Elle propose donc de récompenser les bons élèves, et par ce biais sanctionner les « mauvais ». De quoi mettre encore plus en souffrance les services les plus en difficulté. Et qui en paiera le prix ? Les patient.e.s et les soignant.e.s.

Mesure 11 : renforcer la sécurité des professionnel.le.s exerçant aux urgences. Moyens alloués : 0 euros. La ministre propose d’autoriser le chef d’établissement à déposer plainte et à se constituer partie civile. Là où il est indispensable de poster des agents de sécurité pour mettre fin aux agressions de personnels, Mme Buzyn n’engage aucun moyen financier pour protéger concrètement les soignant.e.s. 340 millions d’euros pour réinventer le SAMU, 0u pour la sécurité des travailleurs.se.s.

Mesure 12 : Fluidifier l’aval des urgences grâce à l’engagement de tous.tes en faveur de l’accueil des hospitalisations non programmées. Le ministère propose ici de mutualiser les lits sur l’ensemble des GHT. L’idée peut certes apparaître rationnelle, mais est-elle applicable à l’objet de notre travail : l’humain ? En cas de places disponibles, les patient.e.s pourraient alors être hospitalisé.e.s à 50 km de leur domicile, si ce n’est davantage. De quoi faciliter les visites, et les retours à domicile pour les personnes âgées et où isolées… Est-ce vraiment prendre soin que d’éloigner de leurs proches les patient.e.s ?

De plus, interrogeons-nous sur la pertinence d’une telle mesure, face à des contextes épidémiques qui saturent les services d’urgences de toute une région, ou encore face aux difficultés de trouver des lits quand ces derniers sont fermés par souci d’économies ! Là où des budgets étaient attendus pour ouvrir des lits, le ministère demande aux hôpitaux de s’échanger leurs patient.e.s.

Résumons-nous : ce bouquet de mesures, dont la ministre annonçait en même temps qu’elle les présentait que les médecins s’en réjouissaient, ne répond à aucun moment à notre demande de moyens en personnels et en lits et aux revendications que porte le Collectif Inter Urgences. Mme Buzyn a montré au début de ce mouvement, qu’elle était loin d’être familière avec l’univers des urgences. « Il n’y a pas de solution miracle », déclarait-elle en première réponse. Les urgences ont gagné son attention, et celle de la population. Dès lors, il est devenu impératif de répondre. Une lecture attentive de ces propositions révèle des projets déjà en place, des circuits existants, des procédures déjà utilisées, et donc un mépris pour l’ensemble des revendications défendues. Mme Buzyn appartient à un gouvernement qui respectera ses engagements économiques au prix d’un mépris de la souffrance des soignant.e.s et de ses effets sur les patient.e.s.

Le mouvement n’avait donc pas d’autre choix que de se poursuivre et d’appeler l’ensemble des services hospitaliers à rejoindre la grève, y compris les médecins, afin d’ouvrir de véritables négociations autour des trois revendications qui restent inchangées : revalorisation salariale, création de 10 000 postes, ouverture de lits d’hospitalisation.

 


[1] Pierre-Louis Bras, « L’Ondam et la situation des hôpitaux publics depuis 2009 »,  Les tribunes de la santé, n°59, hiver 2019

Florian Vivrel

Médecin-urgentiste, CHU de Nantes et au CH de Saint-Nazaire

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SociétéSanté

Notes

[1] Pierre-Louis Bras, « L’Ondam et la situation des hôpitaux publics depuis 2009 »,  Les tribunes de la santé, n°59, hiver 2019