Faire l’histoire du XXIe siècle
Faire l’histoire du XXIe siècle, qu’est-ce que cela veut dire, en 2019 ? Pendant plusieurs mois, cette question s’est posée à la rédaction de Vingtième siècle. Revue d’histoire, fondée en 1984 et qui a choisi en janvier dernier de s’intituler désormais 20&21. Revue d’histoire. Si nous la posons à nouveau pour les lecteurs d’AOC, ce n’est pas sur le mode narcissique d’une histoire interne, mais parce que les interrogations qui ont été les nôtres nous semblent porter un intérêt plus large. Cet intérêt relève d’une certaine conception de l’histoire contemporaine, et de ses relations avec la démocratie.
Il faut se rappeler qu’au lendemain de la défaite de 1870, l’enseignement de l’histoire à l’université s’est organisé sur un mode quadripartite (l’histoire devait être ancienne, médiévale, moderne ou contemporaine). La dernière période commençait avec la Révolution française, dont la signification était encore un enjeu brûlant pour une République balbutiante et contestée. L’histoire contemporaine fut donc d’abord une histoire du temps présent, et c’est cela qu’il faut éclairer. Mais le défini contracté « du » signifie deux choses : le XXIe siècle est déjà un objet d’histoire, certes, mais il est aussi un observatoire, depuis lequel nous jetons nos regards sur le siècle précédent. Cet observatoire, nous ne sommes pas les seuls à l’occuper : « Toute histoire digne de ce nom est histoire contemporaine », disait Benedetto Croce, incluant ainsi l’histoire des périodes plus anciennes.
À la question posée, la première réponse est simple. L’histoire, nous le savons tous, commence hier, et force est d’admettre qu’elle ne nous a guère laissés en repos depuis le 1er janvier 2001. D’un côté, la succession d’événements dramatiques ouverte par les attentats du 11 septembre porte en elle une exigence d’histoire du temps présent, parce qu’ils sont vécus par nos contemporains sur le mode d’un « tournant historique » qui ne cesse de se redéfinir et qu’il faut bien caractériser, et parfois relativiser. D’un autre côté, à mesure que les années passent, le XXIe siècle se banalise, sa prise en compte bascule de l’exception à l’ordinaire, et cela pourrait suffire.
Le recul de l’historien n’est pas essentiellement un recul du temps, ses outils sont le travail dans les archives, la critique et la création des sources et la mise en récit des événements, et l’expérience montre que ces outils fonctionnent aussi dans le cadre d’une histoire récente. Sans doute savons-nous aussi que l’histoire que nous faisons servira à son tour d’archive aux générations à venir, mais est-ce là le seul lot des contemporanéistes ? Quelle que soit la période considérée, l’écriture de l’histoire ne se sépare plus d’une réflexion sur l’historiographie.
Faire l’histoire du XXIe siècle, au bout de vingt ans, ce n’est pas la mer à boire.
Le tournant du siècle est bien sûr un tournant relatif, en dépit des attentats du 11 septembre. C’est, par exemple, à la fin des années 1970 que la question de la désindustrialisation a commencé à se poser en France à l’épreuve de la crise de la sidérurgie et des bassins houillers. Elle a compté parmi les dynamiques d’élargissement de la politique du patrimoine sous Jack Lang, lorsqu’il s’est agi de faire des sites industriels désaffectés les lieux de mémoire d’« un monde que nous avions perdu », pour paraphraser l’historien britannique Peter Laslett. Mais il a fallu du temps pour prendre la mesure de ces nouvelles politiques du patrimoine, auxquelles notre revue a consacré un dossier en 2018.
Nous avons récemment travaillé sur une approche mondiale de la désindustrialisation, qui a donné lieu en octobre 2019 à un numéro spécial, qu’il n’aurait sans doute pas été possible de proposer voici quelques années. Dans la même perspective, le dossier sur les migrations en Allemagne depuis 1945, qui fait l’objet du prochain numéro, n’aurait pas été le même s’il avait été conçu avant la crise récente des migrants et ses enjeux européens.
Faire l’histoire du XXIe siècle, au bout de vingt ans, ce n’est donc pas la mer à boire. Mais la réponse ne suffit pas, puisque le XXIe siècle est aussi un observatoire du passé. « Nous ne posons au passé que les questions que le présent nous pose », la formule est bien connue. Elle fait écho à celle de Croce, et les contemporanéistes ne sont pas les seuls à arpenter l’observatoire du présent. Reste pourtant ceci, qu’il nous faut éclairer : pour un antiquiste, un médiéviste ou un moderniste, l’actualité de sa période de prédilection se construit sur le mode du paradoxe ; pour un contemporanéiste, il relève de la succession des temps, qui est chose bien différente.
Sur le mode du paradoxe en effet, lorsque Nicole Loraux, en plein cœur de la réflexion que nourrissaient les Lieux de mémoire de Pierre Nora, rappelait aux historiens du contemporain les stratégies de l’oubli dans la cité d’Athènes, et comment elles avaient nourri une pratique de la politique, en nous interrogeant sur le rapport que nous établissions entre l’exigence de mémoire, le travail de l’historien et la fabrique démocratique. Il en allait de même quand un autre antiquiste, Marcel Détienne, proposait de « comparer l’incomparable », un ouvrage qui fut chroniqué par Vingtième siècle, parce que cet incomparable se construisait en partie dans l’écart des temps. Or, pour un contemporanéiste, l’actualité du XXe siècle, à laquelle nous ne voulons pas renoncer, se construit sur le mode de l’évidence et de la succession. L’évidence est une chose redoutable car elle nourrit le sens commun, qui justement fait obstacle à l’histoire.
Décider de s’intituler 20&21, c’est à la fois prendre acte de la succession des temps, et s’engager à en déconstruire l’évidence. C’est choisir de dénaturaliser le phénomène mémoriel et de prendre, à l’invitation de Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey, la « référence au passé », même immédiat, comme une construction sociale et politique. C’est donc poser la question du présent et de la manière dont il ne cesse de déplacer l’histoire contemporaine à mesure qu’il devient lui-même un passé proche.
Depuis trente ans, les modalités de l’expérience vécue et la façon dont elles pèsent sur le regard historique est devenu un thème de plus en plus central.
Parmi les principaux aspects de ce déplacement depuis 20 ans, retenons-en trois, qui nous paraissent caractériser particulièrement la position de l’historien du XXIe siècle. Il y a d’abord la succession des générations, qui a des effets sur l’historiographie car le savoir historien est cumulatif. Les deux dernières décennies du XXe siècle ont permis d’ouvrir des champs de recherche nouveaux, et c’est là un héritage qui nous oblige aujourd’hui. Mais comment continuer ? Prenons un exemple. Vingtième siècle a publié en 2018 un numéro spécial intitulé « L’histoire de la Shoah face à ses sources ». Il est porté par une exigence particulière, liée à la fin de « l’ère des témoins », dont la disparition prive chercheurs et chercheuses d’un contrepoint à l’étude des archives et modifie forcément leur regard. Il est aussi ouvert, bien davantage qu’auparavant, aux approches de micro-histoire et aux enjeux de subjectivité et d’intimité des acteurs.
Cet accent n’est pas anodin, parce qu’il reflète une évolution plus générale de l’historiographie, qui a fait depuis trente ans des modalités de l’expérience vécue et de la façon dont elles pèsent sur le regard historique un thème de plus en plus central de la recherche. Il en va ainsi, notamment, des post-colonial studies et des subaltern studies, dans un contexte de globalisation du savoir historique. Plus généralement, nous sommes devenus attentifs à la construction subjective des expériences du temps, qui fit l’objet d’un autre dossier, en 2013, sur les « historicités du XXe siècle ».
D’autres exemples peuvent être évoqués. Faire de l’histoire de la résistance française au nazisme un objet parmi d’autres du dossier que nous avons récemment consacré à la notion de « combattants irréguliers », c’est la mettre à l’épreuve de sa comparaison possible avec la guerre d’émancipation mozambicaine, les conflits ruraux qui ont jalonné l’histoire de l’Algérie coloniale jusqu’à l’indépendance et bien d’autres. Ce n’est pas relativiser la Résistance, c’est la comprendre dans le cadre d’une comparaison mondiale avec des combats menés de manières différentes dans des contextes différents, mais en privilégiant le fait de les saisir « à portée d’hommes et de femmes », ce qui rejoint encore l’attention que nous portons aujourd’hui à la subjectivité des acteurs de l’histoire.
Un second glissement tient à la modification de la place de l’histoire dans le champ des sciences sociales. Que les frontières entre ces dernières relèvent d’une « construction sociale des savoirs », Michel de Certeau l’avait écrit dès 1968. Mais sa remarque a d’abord été lue au temps du grand projet braudélien d’une histoire totale censée couronner l’édifice des sciences humaines et sociales.
Ce cadre-là s’est effondré. D’une part, la prétention au surplomb n’a guère résisté au temps. Le dialogue entre les disciplines passe aujourd’hui par un jeu d’emprunts réciproques, un usage de la contiguïté, du compagnonnage et de l’écart, qui modifient à la fois les pratiques de l’enquête et celles de l’écriture historienne. D’autre part, nos disciplines se sont globalisées. Historiennes et historiens savent désormais combien la distribution sociale des savoirs est historiquement située, différente en Inde, en Chine, en Afrique ou dans les Amériques de celle qui a prévalu en Europe – et la Global History a succédé à l’utopie d’une histoire totale. Un exemple de ce double effet (disciplinaire et géographique) de « provincialisation » des historiens : la notion d’intersectionnalité, qui donne lieu à un numéro à paraître début 2021. Emprunt au travail juridique d’une Étatsunienne, cet outil bouscule notre façon d’appréhender les phénomènes sociaux et de construire, partant, nos objets d’étude.
L’histoire nourrit notre expérience du monde, elle lui donne forme et sens, et contribue à rendre les vies plus vivables.
Loin de demeurer d’ailleurs un simple outil intellectuel, ce même outil suscite des usages sociaux et politiques, qui le mobilisent et le remodèlent. Ces usages nous invitent à rester attentives et attentifs à une troisième inflexion, qui a trait à l’évolution du rôle de l’histoire dans le débat public – une dimension centrale de la réflexion conduite au sein de la revue. D’un côté, nous savons tous comment une pensée de l’expertise s’est imposée en politique, comment elle met à mal le regard critique qui vient des sciences sociales et le recul de l’histoire auquel nous tenons parce qu’il donne au débat démocratique son épaisseur de pensée symbolique. D’un autre côté, la société de l’information reconfigure notre régime d’historicité. Elle nous expose aux risques du « présentisme » (François Hartog) et de « l’accélération du temps » (Hartmut Rosa) qui pèsent lourdement sur le projet démocratique.
Disons-le sans détour : nul n’est tenu d’aimer l’histoire, ni de faire de la connaissance du passé une composante de son engagement dans le présent. Mais on peut au moins invoquer deux raisons à notre conviction têtue qu’il faut des historiens au XXIe siècle. La première est que, comme la lecture de Proust et Claude Simon éclaire notre expérience du temps, comme celle de Stendhal et Flaubert enrichit notre expérience amoureuse, la connaissance de l’histoire nourrit notre expérience du monde. Elle lui donne forme et sens, et contribue à rendre les vies plus vivables.
La seconde est que, dans l’équilibre qui se redéfinit à grand peine, depuis la fin des années 1970, entre le passé qui nous est un commun héritage (y compris dans ses aspérités et ses divergences) et l’utopie démocratique qui nous pousse à imaginer un avenir partagé sur la base de nos différends actuels, la connaissance de l’histoire tient un rôle essentiel. Elle est ce qui permet d’éviter que l’appartenance commune, qui est un avenir à inventer, bascule du côté de l’assignation à un héritage identitaire, qui est un principe d’exclusion.
« Que voulons-nous ? Faire une revue du contemporain. Dans l’exercice du métier d’historien, nous ne recherchons ni l’exotisme ni le confort du passéisme : nous tentons de prendre en charge, à notre place et à notre manière, la question de l’identité du présent ». Ces lignes sont les premières du premier numéro de Vingtième siècle. Elles continuent de nourrir le projet de 20&21. À l’évidence pourtant, le temps qui passe a infléchi le sens de chacun des mots qui nous y font signe, et c’est ainsi qu’il est possible d’y travailler encore.