Sexe, sexualité et pouvoir médical

juriste

Les récents débats autour de la loi bioéthique donnent l’occasion de retracer l’évolution des cadres juridiques de l’intersexuation. Mais si les revendications militantes relatives à la procréation parviennent peu à peu à gagner du terrain, à l’échelle européenne le pouvoir médical continue à exercer, sous couvert d’arguments de santé publique, une forme de contrôle moralisateur sur les relations amoureuses ou sexuelles.

Le 8 octobre, lors du vote, en première lecture, du projet de loi relatif à la bioéthique, l’Assemblée nationale a inséré, dans le code de la santé publique, un article L. 2131-6 consacré aux « enfants présentant une variation du développement génital ». Cette périphrase désigne les enfants dont les caractéristiques sexuées (chromosomiques, gonadiques, génitales, etc.) ne permettent pas l’identification classique comme femelle ou mâle et que l’on appelle couramment des enfants intersexués.

Le nouvel article se limite cependant à prévoir les modalités de prise en charge de ces enfants par des centres spécialisés ; il ne formule aucune interdiction des traitements hormonaux ou chirurgicaux irréversibles destinés à faire disparaître l’intersexuation en corrigeant les corps. Agnès Buzyn, ministre de la santé, a jugé préférable « de laisser aux médecins le soin de définir ce qui relève ou non d’une nécessité médicale ».

Une double tribune, publiée le 5 juillet dans les colonnes du Monde et intitulée « Faut-il opérer les enfants intersexués ? », annonçait déjà les termes du débat parlementaire. D’une part, 17 signataires dénonçaient les traitements d’assignation « à des idéaux types d’hommes et de femmes, dans une sorte de fiction médicale qui voudrait que la conformité anatomique soit nécessaire à l’éducation dans une catégorie [de sexe] ou dans l’autre ». D’autre part, 24 signataires, renforcés de 116 cosignataires, défendaient de telles pratiques.

Le contraste ne frappait pas seulement par le déséquilibre numérique, mais aussi par les qualités des protagonistes et la teneur de leurs discours. Les 140 signataires et cosignataires étaient des médecins ou d’autres professionnels de santé, la quasi-totalité de l’avant-garde des 24 premiers signataires étant composée de professeurs de médecine. Leurs 17 opposants étaient, pour la plupart, étrangers au monde médical, réunissant politiques, universitaires, avocats, responsables associatifs, etc. Les uns invoquaient leur « expérience de médecins et chirurgiens » et les autres divers avis et recommandations à caractère juridique. Le droit contre la médecine, en quelque sorte.

Pour comprendre l’affrontement, il faut remonter au XIXe siècle, à l’époque où, comme le souligne l’historienne Gabrielle Houbre, « le milieu médical, qui prend alors toute sa puissance sociale, impose une stricte économie normative pour tout ce qui relève du corps, du sexe et de la sexualité ». Ce qui s’écartait de la norme fut marqué du sceau de la pathologie et soumis à un sévère contrôle médical. A la fin du XIXe siècle, les médecins empruntèrent à l’écrivain hongrois Karl-Maria Kertbeny le mot allemand « Homosexualität » pour désigner une perversion sexuelle pour les uns, un déséquilibre hormonal pour les autres, stigmate, dans tous les cas, d’une dégénérescence familiale que l’on chercha à prévenir par un diagnostic prénatal.

Au milieu du XXe siècle, l’endocrinologue Harry Benjamin distingua le transsexualisme de l’homosexualité, permettant l’accès aux traitements hormonaux et chirurgicaux de réassignation. Ceux-ci étaient cependant réservés aux « transsexuels vrais », un « diagnostic différentiel » permettant de marquer la frontière entre « transsexualisme vrai » et « travestissement ». Par le diagnostic différentiel, la psychiatrie inscrivit le « syndrome du transsexualisme » dans une stricte binarité. La réassignation, irréversible, impliquait de surcroît la stérilisation des personnes trans’ ; commandant le changement d’état civil, elle préservait la cohérence hétérosexuée de la filiation.

Obéissent toujours à une logique comparable les traitements irréversibles appliqués aux nouveaux-nés intersexués, corrigeant la nature au nom de la différence des sexes, supprimant souvent toute capacité de procréation et ainsi la possibilité d’une transmission héréditaire de l’intersexuation considérée comme une « anomalie » ou une « malformation ». Encore la crainte de la « dégénérescence »…

Il fallut attendre 1973, quatre ans après les émeutes de Stonewall, pour que le conseil d’administration de l’Association américaine de psychiatrie décidât de remplacer, dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, DSM), le diagnostic d’homosexualité par celui de « trouble de l’orientation sexuelle », amorçant la dépathologisation des amours gaies et lesbiennes. Portent encore aujourd’hui encore une empreinte médicale les thérapies de conversion, que la France tarde à interdire.

On cherche manifestement à revêtir la vieille prohibition de l’inceste d’habits médicaux plus ou moins neufs, la crainte de la « dégénérescence », on l’a vu, n’étant pas vraiment nouvelle.

De même, dans les années 2000, le transsexualisme cédât la place à la dysphorie de genre ou à la non congruence de genre, selon les versions et les révisions successives du DSM. L’accent fut mis sur la souffrance des personnes plutôt que sur la conviction d’appartenir à un sexe différent de celui assigné à la naissance. La Classification internationale des maladies, publiée par l’Organisation mondiale de la santé, suivit une évolution comparable avec un retard plus ou moins accusé.

L’évolution est toutefois inachevée ; si, en droit français, le changement d’état civil n’est plus subordonné à aucune exigence médicale, syndrome du transsexualisme et expertise médicale trouvent encore grâce devant la Cour européenne des droits de l’homme[1]. Se pose aussi, en toile de fond, la question du fondement de la prise en charge des traitements.

A leur tour, hormonothérapies et chirurgies pratiquées sur les enfants intersexués sont remises en cause. Les condamnations internationales, plus ou moins amples, se multiplient, portées par trois Comités de l’ONU (contre la torture, des droits de l’enfant et pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes) et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, contraignant finalement la France à légiférer… a minima. La mobilisation des 140 signataires et cosignataires de la tribune in favorem n’est pas étrangère à cette timidité.

Sous la pression militante, le pouvoir médical recule, pas à pas. On pourrait même croire à une abdication. Ainsi, dans son avis du 20 septembre 2018, relatif à l’extension de l’assistance médicale à la procréation (AMP), le Conseil national de l’Ordre des médecins affirme que « l’Ordre ne doit pas être une instance moralisatrice face à une demande sociétale » et en déduit que « si la société veut une AMP élargie aux femmes seules ou homosexuelles en couple, c’est à elle de trancher ».

Toutefois, la régulation des relations amoureuses ou sexuelles puise encore volontiers aux sources médicales, comme l’illustre la récente recommandation relative au don anonyme de sperme et d’ovocytes (12 avril 2019), adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Celle-ci invite les Etats membres à tenir un registre national des donneurs et des personnes conçues par don, en vue, notamment, « de veiller à ce que les parents proches ne puissent pas se marier [2] ». C’est le risque de consanguinité qui est invoqué pour justifier ce nouvel empêchement à mariage [3], comme le révèle le rapport établi par Petra De Sutter, directrice du département de médecine de la reproduction de l’hôpital universitaire de Gand et membre de l’Assemblée parlementaire[4].

On se demande cependant en quoi l’interdiction de se marier permettrait d’éviter efficacement cet écueil, le taux global des naissances hors mariage atteignant déjà 43 % dans l’Union européenne en 2016. A l’évidence, les tests de compatibilité génétique sont bien plus aptes à prévenir de telles conséquences, sans porter une atteinte disproportionnée au droit de se marier, garanti par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales [5].

Le risque de consanguinité a-t-il d’ailleurs significativement augmenté au sein de la population des Etats membres du Conseil de l’Europe ayant adopté une législation matrimoniale libérale ? Qu’en est-il en Suède, où demi-frères et demi-sœurs peuvent contracter mariage sous réserve d’une autorisation donnée par le conseil d’administration du comté ? Et en Belgique, où deux personnes liées par le sang au degré le plus étroit peuvent s’unir par un contrat de cohabitation légale, succédané patrimonial du pacte civil de solidarité français ?

Questions sans réponse. On cherche manifestement à revêtir la vieille prohibition de l’inceste d’habits médicaux plus ou moins neufs, la crainte de la « dégénérescence », on l’a vu, n’étant pas vraiment nouvelle. Le recours à un motif sanitaire pour justifier une règle morale n’est pas non plus nouveau. Salomon Reinach remarquait déjà, à l’extrême fin du XIXe siècle, qu’ « il arrive presque toujours, lorsque la signification des anciennes pratiques a été oubliée, que l’on invente, pour les justifier, un argument tiré de l’utilité publique ou de l’hygiène » ; et il ajoutait avec une ironie pernicieuse : « Si une tradition ininterrompue ne nous rappelait pas la signification mystique du baptême, il se serait déjà trouvé des gens pour y reconnaître un bain de propreté [6]. »

Le risque de consanguinité n’est qu’un paravent moralisateur.

 


[1] CEDH, 5e sect., 6 avril 2017, req. nos 79885/12, 52471/13 et 52596/13, A.P., Nicot et Garçon c. France

[2] Recommandation 2156 (2019), § 7.3.

[3] Rapport du 20 février 2019, doc. 14835, §§ 13 et 28.

[4] Rapport du 20 février 2019, doc. 14835, §§ 13 et 28.

[5] Certains tests de compatibilité génétique peuvent obvier à la transmission de plus de 600 maladies héréditaires. Lorsqu’une incompatibilité génétique est détectée dans un couple, il est possible de recourir à un traitement de fécondation in vitro, suivi d’un diagnostic génétique préimplantatoire portant sur les embryons obtenus en laboratoire, afin de transférer à la mère les seuls embryons sains.

[6] S. Reinach, « La prohibition de l’inceste et ses origines », L’Anthropologie, 1899, p. 61 cité par Ernest Leroux, Cultes, mythes et religions, tome I, Paris, 1905, pp. 159 et 160 (sous le titre « La prohibition de l’inceste et le sentiment de la pudeur »).

Philippe Reigné

juriste, professeur titulaire de la chaire de droit des affaires au Cnam

Notes

[1] CEDH, 5e sect., 6 avril 2017, req. nos 79885/12, 52471/13 et 52596/13, A.P., Nicot et Garçon c. France

[2] Recommandation 2156 (2019), § 7.3.

[3] Rapport du 20 février 2019, doc. 14835, §§ 13 et 28.

[4] Rapport du 20 février 2019, doc. 14835, §§ 13 et 28.

[5] Certains tests de compatibilité génétique peuvent obvier à la transmission de plus de 600 maladies héréditaires. Lorsqu’une incompatibilité génétique est détectée dans un couple, il est possible de recourir à un traitement de fécondation in vitro, suivi d’un diagnostic génétique préimplantatoire portant sur les embryons obtenus en laboratoire, afin de transférer à la mère les seuls embryons sains.

[6] S. Reinach, « La prohibition de l’inceste et ses origines », L’Anthropologie, 1899, p. 61 cité par Ernest Leroux, Cultes, mythes et religions, tome I, Paris, 1905, pp. 159 et 160 (sous le titre « La prohibition de l’inceste et le sentiment de la pudeur »).