Les chercheurs de refuge
En ce temps de circulation inédite des frontières, des mondes, des êtres, s’éprouve une féroce fermeture accompagnée de mouvements de repli identitaire, linguistique et historique. Comment donc penser ce saisissant paradoxe dans lequel bien des vies humaines disparaissent englouties dans le ventre des mers, les sables des déserts et la sécheresse de nos politiques, ici et là ?
Il est étonnant de constater que pour celui qui parcourt le monde, en cette époque dite post-moderne, ce monde ne s’offre pas de la même manière, suivant le lieu d’où l’on vient. Pour accéder à une libre circulation et éprouver l’immensité du monde, le sujet est en permanence renvoyé à son lieu d’origine qui peut presque devenir un laisser passer ou un interdit de circuler. Et pourtant, on aurait pu croire que notre postmodernité nous délesterait du piège engloutissant de l’Origine et du renvoi incessant vers Elle.
L’impression d’ouverture du champ des possibles est réservée à une toute petite minorité. Pour les autres, le monde apparaît tel un enclos, aux frontières infranchissables. Alors que la frontière, en principe s’apparente à une délimitation qui contient les deux dimensions d’ouverture et de fermeture.
L’existence de l’ailleurs n’est réservée qu’à celles et ceux qui appartiennent à des lieux, d’où le sentiment d’une immensité est autorisé. Quelles sont les conséquences subjectives d’une politique qui n’autorise l’ailleurs que selon le lieu-dit de l’origine ? N’est-ce pas cette association entre l’ailleurs autorisé et l’origine qui fabrique un monde coupé en deux et son corolaire communautariste ?
Il y a dans cette fermeture du monde une idée précise de l’humain et de la terre, dans laquelle les vivants et les morts ne relèvent pas du même chiffrage. Pour les uns, chaque mort compte, pour les autres : vivants et morts font masses, et à ce titre sont indénombrables.
Cette ouverture, pour certains, masque sa face sombre de fermeture pour les autres. Cet aspect dévoile la manière dont le politique s’infiltre au plus profond des subjectivités, en délivrant selon les lieux, les autorisations ou interdictions de se sentir vivants.
Bien des femmes et des hommes sont saisis par cette urgence du départ, de la fuite face à l’invivable du « chez soi ». Ils traversent des immensités pour trouver quelque part dans le monde un petit endroit qui ferait refuge, au sens plein. Ces êtres animés par la quête d’un hors lieu salutaire sont nommés « réfugiés ».
Ils transportent dans les replis de leur corps une peur extrême, laissée par un monde cassé, enserré sur le meurtre, la destruction et la guerre. Mais en ce monde globalisé, les chercheurs de refuge voient leur détresse redoublée par le défaut de possibilité d’accueil. Ils/elles sont messagers de cette autre face du monde, la nôtre, fermée et inhospitalière.
Ce départ vers cet ailleurs, au risque de sa vie, est une puissante déclaration d’existence. Il est question de partir pour continuer à rester en vie et au mieux se sentir vivant. Autrement dit, les chercheurs de refuge savent qu’il ne suffit pas d’être en vie pour se sentir vivant et disposer de soi. Mais trop souvent, sous nos yeux, la mort et le naufrage sont la destinée de cette déclaration de vie. La mort (réelle/psychique) comme cause du départ se réalise. Nul écart dans cette opération qui ne produit rien d’autre que la mort à laquelle il s’agissait d’échapper.
L’interdiction du refuge est une double exclusion : d’une part, de la possibilité de l’ailleurs et, d’autre part, de la possibilité d’inventer un « chez soi »
La traversée de ces chercheurs de refuge éclaire « notre » monde en montrant notre difficulté à être solidaire de leur drame et renouer avec le véritable sentiment de l’humain, le dénuement. Tout se passe comme si, selon d’où l’on se tient, les éprouvés de protection et de danger ne visaient pas pareillement les humains.
La traversée de ces chercheurs de refuge est un message qui concerne nos politiques dites d’ouverture sur un monde globalisé. Cette globalisation qui emprunte le masque de l’homogénéisation est, en fait, un puissant instrument d’exclusion. L’individu venu d’ailleurs est de plus en plus localisé et désigné comme étranger malvenu, là où les marchandises jouissent d’une délocalisation constante. Ces chercheurs de refuge sont le symptôme du politique postmoderne qui délocalise pour mieux localiser l’humain et l’assigner comme étant digne ou pas de disposer d’une protection et d’un abri, selon sa dite « origine » /provenance. Pourtant, ces individus en mouvement sont le produit à leur corps défendant d’un système qui exporte hors frontières la destruction et ses variantes de misères culturelle, sociale et économique. Leur lutte pour rester vivant est aussi la nôtre. Ils sont le miroir de nos obscurités cachées et refusées.
La terrible reconduction dans le nulle part du chercheur de refuge met en lumière le constat d’une brisure dans le sentiment de responsabilité de l’humain vis-à-vis du semblable, ce que Emmanuel Levinas nomme « l’humanisme de l’homme » et qui nous concerne tous.
Le non-accueil de ces chercheurs de refuge révèle le refus de saisir les effets désubjectivants d’un politique réduit à la plus stricte dimension de l’économique et du marchandage. Autrement dit, l’empêchement d’accéder au refuge est une faillite du politique.
En effet, le non-accueil revient à signifier que le départ mortel n’est que l’affaire de l’autre, des autres, alors qu’il constitue le risque de tout vivant.
Ainsi, le message désignant la face cachée de nos politiques leur est en permanence renvoyé comme leur appartenant « en propre ». Dans ce cas, ce message revient sur le sujet chercheur de refuge dans des échos quasi infinis et assourdissants. Le refus de saisir le message dont ils sont porteurs entraîne le fait que ces femmes et ces hommes finissement par se confondre avec ce message qui nous concerne tous. Ils deviennent, eux-mêmes, irrecevables.
La peur devient envahissante à défaut d’une surface d’accueil et d’un partage possible, avec leur dénuement, que tout un chacun peut rencontrer à un moment de son parcours et des conditions politiques de son existence.
Pour le chercheur de refuge, la peur finit par faire office d’un « chez soi » familier. L’absence d’abri/de refuge installe la peur autant dedans que dehors et ce malgré la longue traversée. Arrivé à destination, l’invivable se poursuit. La peur est probablement majorée par le terrible constat qu’il n’existe pas de surface autre. Rien ne peut arrêter, alors, cette expérience de la peur et du dénuement. L’Autre salutaire tant attendu ordonne le non-lieu de cette déclaration d’existence. La destruction emprunte de nouveaux circuits et le dénuement demeure, et il est autant présent « chez soi » qu’au « hors de soi ». La peur occupe l’éternité du présent. Elle est partout, autant « ici » que « là-bas ». Parfaitement délocalisée, la peur devient insituable…
Le romancier Arno Bertina écrit à propos de la peur : « Elle est maintenant, à force, chez moi comme chez elle, la peur. Elle connaît chaque recoin de l’âme et quant au squelette, chaque tête d’os creusée par le temps et les frottements, elle connait le moindre chemin. Elle recommence sa mastication. Entre ses dents je suis comme un brin d’herbe mâchonné. La peur partout et l’angoisse de savoir ce qu’ils ont décidé. »
Arrêtons-nous sur cette dernière phrase « ce qu’ils ont décidé », et avançons que la peur liée à ce que le sujet a vécu dans son pays sera le compagnon de route du chercheur de refuge tout au long de sa traversée. Elle/il, en quête d’un refuge, verra la peur grignoter l’intégralité des replis de son corps devenant trop étroit pour l’accueillir.
Cette machine infernale risque de ne pouvoir s’interrompre car aggravée par cette suspension dans un no man’s land lié aux « décideurs ». Ceux qui pourront décréter recevable ou irrecevable la déclaration d’existence du chercheur de refuge. Autrement dit, ceux des décideurs qui pourront, ou pas, admettre que cet irrecevable est une fabrication interne de la politique qu’ils produisent, celle-là même qui ouvre le marché de l’économie et ferme, à d’autres humains, le monde. Là, apparaît à quel point l’exclusion et la ségrégation sont les produits d’un monde globalisé, c’est-à-dire fermé sur lui-même.
L’interdiction du refuge est une double exclusion : d’une part, de la possibilité de l’ailleurs et, d’autre part, de la possibilité d’inventer un « chez soi ». Celui qui est privé d’abri perd la possibilité d’un « chez soi », d’un « pays » à inventer/trouver, qui ferait lieu pour le vivant. Alors qu’il recherchait un hors lieu, un exil pour abriter sa déclaration d’existence, voilà qu’il découvre à nouveau : « Le monde déchiré comme un animal dont on sale les blessures. »[1]
L’irrecevable revient à faire de la déclaration d’existence un non-lieu qui propulse dans une errance infinie et condamne à un soi pulvérisé et fragmenté. Le désaveu, ici par le politique, de ses propres conséquences comporte des effets de néantisation et de redoublement de la peur.
Les chercheurs de refuge sont condamnés à l’errance au cœur des villes. Leurs désarrois nous enseignent que le départ, le déplacement géographique ne suffisent pas pour permettre à un individu d’accéder à une position d’exilé. Ces chercheurs de refuge sont de plus en plus interdits de faire du déplacement un exil. N’est-ce pas là que réside l’atteinte à l’humain en tant que tel ?
L’irrecevable de cette demande de refuge contient une dimension d’autant plus meurtrière que se trouve évacuée la question de la responsabilité de l’homme vis-à-vis du semblable.
L’exil en tant que hors lieu permet d’abriter la déclaration d’existence et surtout de la reconnaître en tant que tel. Or, nous voyons que le non-lieu qui frappe cette déclaration d’existence produit des sujets qui ne se sentent ni vivants ni morts. Il y a une sorte de suspension dans un no man’s land qui œuvre à la poursuite de l’état de destruction qui avait décidé le sujet à partir, au péril de sa vie. L’exil en tant que mouvement de déplacement et d’invention se situe au plus proche de notre condition de sujet de la parole. Et pour cause, la parole et la pensée sont migration incessante du sens vers l’insensé, et inversement de l’insensé vers le sens. Comment alors refuser à l’autre ce qui appartient en « propre » à l’humain ?
L’exil ne se réduit ni au départ, ni à la fuite, ni au déplacement géographique. Il est une disposition du psychisme. L’exil est le mouvement d’un sujet en lutte pour continuer à advenir au texte de sa déclaration d’existence. Le sujet qui consent à son exil se réveille saisi par cet adage des indiens du Chili : « La Terre n’appartient pas à l’Homme, c’est l’Homme qui appartient à la Terre »[2]. Le sujet en exil renoue à son insu avec la condition première de tout sujet de parole, à savoir une transformation et une fuite incessante du sens et de l’Histoire. L’expérience infinie de l’exil mène à découvrir que le parcours l’emporte sur la destination, que la sensation éprouvée excède le sens pensé, et enfin que le mouvement déborde l’espace.
Notre hypothèse consiste à proposer que l’exil permet de dialectiser son rapport au monde, en métamorphosant la déchirure vécue en une fêlure irréversible, qui rend caduque toute velléité totalitaire, globalisante. L’univers s’ouvre à cet instant où le soi se révèle tout autre, perdant la possibilité de se référer à une quelconque origine. Seul l’advenu en ce lieu de la fêlure importe. Dans ce mouvement incessant, il y a de la perte et de la trouvaille, qui font que les figures usuelles du familier et de l’étranger échappent à toute forme d’assignation. La frontière est passage entre l’ici et l’ailleurs, entre la pensée et le corps, entre le soi et l’autre. L’identité se révèle n’être qu’un piège qui sous-tend la peur d’une Psyché ailée et vagabonde.
C’est en admettant l’irréversible de la perte occasionnée par le départ qu’un champ de possible s’ouvre.
Dans une certaine mesure peu importe les origines et les histoires, seul le trajet permet de rendre lisible pour un sujet ses propres déflagrations : « N’inventez pas de nouvelles blessures mais de nouvelles profondeurs à vos sourires, et, à vos joies ; le monde est là, posé dans votre geste, comme l’étoile dessiné par l’astre de la main »[3].
L’exil est « chance » de circulation, d’altérations plurielles et de rencontres inédites qui ouvrent vers une autre dimension du politique dans laquelle le monde est multitude. Néanmoins, pour que le déplacement géographique se transforme en exil il y faut des conditions politiques précises d’accueil qui permettent aux chercheurs de refuge de transformer la déchirure du monde en un « lieu des lieux », l’Aleph décrit ainsi par Borges : « L’Aleph est l’un des points de l’espace qui contient tous les points … Le lieu où se trouvent sans se confondre tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles ».
Il poursuit plus loin : « Si tous les lieux de la terre sont dans l’Aleph, il y aura aussi toutes les lampes, toutes les sources de lumière. » [4] L’aleph de Borges pourrait être une belle métaphore de l’exil renfermant un champ infini de possibilités.
Cet infini de possibilités ne se déploie qu’à partir d’une cassure fondamentale dans l’éprouvé du monde pour le sujet décidé à quitter son « chez soi ». C’est en admettant l’irréversible de la perte occasionnée par le départ qu’un champ de possible s’ouvre. Sans cette épreuve d’une perte fondamentale, le sujet déplacé nostalgique de son « chez soi » re-fabrique des frontières qui l’enferment et l’enclosent dans la peur de son acte. Dit autrement, le déplacé nostalgique peut en venir à annuler sa propre déclaration d’existence, en faisant de son exil un texte surchargé par les écritures d’un passé aveugle à son avenir.
Avoir peur de sa propre déclaration d’existence, n’est-ce pas là, ce qui nous appartient en propre en tant que sujet ?
Accéder à l’exil, c’est accepter de se perdre au risque de ne jamais s’y retrouver. Mais c’est aussi, mettre en jeu, la perte d’un pays imaginaire, celui qu’on a quitté et celui vers lequel on se dirige. S’exiler, conduit forcément à quitter des bouts de « soi », à les jeter par-dessus bord sans se retourner pour se laisser happer par le trait net de l’Horizon. À cet instant du départ dans l’esseulement, le sujet se lance à corps perdu dans la rencontre avec une page blanche. Comment faire pour résister à l’irrépressible envie de la saturer d’écritures familières ? Comment être témoin de sa propre re-naissance, au risque du rien et de l’absence ?
Consentir à son propre exil peut mener le sujet à faire de la partance et du départ, une manière d’être au monde. L’exil comme style d’existence va permettre de transformer la cassure première de son monde en jaillissement, de bien des mondes à venir. Le sujet, au plus près de sa naissance, est traversé par la multitude des sensations, des couleurs, des sons. Pourquoi l’oublions-nous trop souvent au profit d’une unité factice ? La catastrophe du sujet déplacé n’est pas l’exil mais l’impossibilité de rencontrer l’exil, comme invention à l’infini de tracés énigmatiques.
L’exilé ne cesse d’éprouver dans son mouvement que les frontières, qu’il s’agisse de celles du sujet ou d’un pays relèvent d’une construction fictive. Au commencement, dedans et dehors relève de l’indistinct pour le psychisme. L’exilé invente une surface autre entre le dedans et le dehors pour que le mouvement dessine un trajet sans destination, mais pas sans destinataire. Le chercheur de refuge, est actuellement empêché de faire ce travail puisque le politique prévoit pour lui le non-exercice de sa déclaration d’existence.
L’écrivaine Fatou Diome nous livre un passage émouvant sur la particularité du travail de l’exil et les conditions politiques qu’il sous-tend, pour demeurer mouvement et style d’existence : « Je cherche mon pays là où on apprécie l’être –additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire. Je cherche mon pays là où les bras de l’Atlantique fusionnent pour donner l’encre mauve qui dit l’incandescence et la douceur, la brûlure d’exister et la joie de vivre. Je cherche mon territoire sur une page blanche ; un carnet, ça tient dans un sac de voyage. Alors, partout où je pose mes valises je suis chez moi. Aucun filet ne saura empêcher les algues de l’Atlantique de voguer et de tirer leur saveur des eaux qu’elles traversent. Racler, balayer les fonds marins, tremper dans l’encre de seiche, écrire la vie sur la crête des vagues…j’ignore l’amarrage. »[5]