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De quoi l’épigénétique est-elle le nom ?

Biologiste

Loin de remettre en question le déterminisme génétique, l’engouement actuel pour l’épigénétique tente simplement de faire oublier les promesses non tenues du séquençage des génomes. Et face à la justification génétique continue des inégalités, il convient d’opposer la part centrale du hasard et le caractère résolument anarchique du vivant.

Il fut un temps où les généticiens annonçaient l’isolement de gènes à un rythme effréné. Combien n’en ont-ils pas découverts ? Le gène des gros, des maigres, des petits, des grands, des homos, des hétéros, des intelligents, des pas intelligents, des schizos, des pas schizos, des malades et des pas malades, etc. Et, à chaque fois, la promesse de comprendre les phénomènes les plus hermétiques ou de guérir toutes sortes de maladies. Pourtant, l’avez-vous remarqué ? Ces annonces se font plus rares.

Il y a bien un petit gène de ceci ou de cela de temps en temps, mais on en parle à peine. Comment cela se fait-il ? Les biologistes auraient-ils fini par élucider le mystère du vivant ou bien, sacrilège, travailleraient-ils moins ? Mais non, bien sûr. Au contraire. Récemment ils ont fait une découverte encore plus extraordinaire, une véritable révolution qu’ils appellent « l’épigénétique ». Enfin, c’est ce qui se dit. Alors, de quoi s’agit-il ?

La généalogie du mot remonte au XVIIIe siècle, au débat entre les tenants de la préformation et ceux de l’épigenèse. Les premiers pensaient qu’il existe dans les semences des êtres vivants des répliques minuscules de ceux-ci qui ne font que s’agrandir au cours de l’embryogenèse. La reproduction n’étant donc qu’une affaire de développement quantitatif d’êtres préformés. Les seconds considéraient qu’il se produit, au contraire, une véritable élaboration progressive des parties des êtres vivants pendant le développement embryonnaire.

Les deux écoles ont persisté et se sont affrontées jusqu’à aujourd’hui sous des formes diverses. À la fin du XIXe siècle, la préformation, tout en se transformant, a fait un retour en force avec l’essor de la génétique. En effet, le postulat de cette dernière, à savoir que la transmission de « gènes » contenus dans les noyaux des cellules détermine la transmission des « caractères » des êtres vivants, implique une nouvelle forme de préformationnisme puisque les gènes sont antérieurs à l’être. Certes, il n’est plus question de sa réplique miniature, mais il n’en reste pas moins que les gènes portent déjà virtuellement l’être à venir.

Avec la biologie moléculaire, l’être virtuel a été conçu comme un plan (les anglophones parlent de blueprint) et un programme génétique pour le mettre en œuvre, tous deux codés dans l’ADN. Selon cette manière de concevoir la reproduction, l’environnement ne peut jouer qu’un rôle marginal car, bien qu’aujourd’hui on tende à ne plus le claironner, la génétique repose sur des lois tout à fait explicites, supposées dériver des travaux de Gregor Mendel (1822-1884) dont elles portent le nom, et qui imposent un déterminisme strict du gène, se passant de l’environnement pour expliquer l’hérédité.

Pourtant, dès le début du XXème siècle il était évident que ce déterminisme strict n’était pas tenable. De nombreuses données montraient qu’à un gène ou à un ensemble de gènes d’un individu (un génotype) ne correspondent pas un caractère ou un ensemble de caractères portés par le même individu (un phénotype) mais un grand nombre de caractères ou de phénotypes potentiels, chacun pouvant se réaliser selon les circonstances.

Cela a conduit Richard Woltereck (1877-1944) à formuler dès 1909 le concept de « norme de réaction » selon lequel un génotype pourrait produire différents phénotypes dans des environnements différents. Dans cette perspective, l’influence de l’environnement permettrait de diversifier les effets des gènes grâce aux mécanismes mis en route pendant l’embryogenèse. Cette idée a prospéré et s’est propagée jusqu’à aujourd’hui.

Mais force est de constater que personne n’a jamais pu expliquer comment la norme de réaction peut être réconciliée de manière cohérente avec les lois de Mendel qui nient l’influence de l’environnement. Les généticiens ont du coup pratiqué un véritable double langage, affirmant tantôt le déterminisme du gène et invoquant par ailleurs l’influence de l’environnement lorsque ce déterminisme est invalidé par l’évidence expérimentale. Ce double langage a souvent été pratiqué par le même chercheur ou bien collectivement par les biologistes à différents moments de l’histoire de la biologie, passant d’un déterminisme génétique fort conforme aux lois de Mendel à un déterminisme génétique faible soumis à l’influence de l’environnement conforme au concept de « norme de réaction ».

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre à quoi correspond l’engouement actuel pour l’épigénétique : Il permet de faire oublier l’échec cuisant du séquençage des génomes.

Un exemple notoire d’une telle bascule dans l’histoire récente de la biologie est ce qu’il s’est passé après le séquençage du génome humain. Pour le justifier, les biologistes avaient auparavant entonné le discours du déterminisme fort en énumérant tous les avantages que l’on tirerait du séquençage du génome : l’isolement de toutes sortes de gènes, notamment ceux qui seraient responsables de maladies, avec la promesse de les guérir. Ils avaient même anticipé la découverte du « secret de la vie » grâce au déchiffrage de l’information génétique. Ces espoirs étaient logiques puisque, dans le cadre du déterminisme génétique fort (celui des lois de Mendel et du programme génétique), les gènes sont la cause des processus biologiques.

Les décoder devrait donc permettre de les comprendre. Cependant, dès que le génome humain a été séquencé, il est devenu évident que les résultats attendus n’étaient pas au rendez-vous (nous ne sommes même pas certains du nombre exact de gènes présents dans le génome humain). En l’espace de quelques jours, les biologistes ont alors commencé à entonner le discours du déterminisme génétique faible (celui de la norme de réaction).

Il a été expliqué que le séquençage du génome n’était, au fond, qu’une première étape dans la compréhension de la complexité biologique, qu’on sait bien que les gènes ne sont qu’un élément d’un système, qu’il faut comprendre comment ils engendrent leurs effets, tenir compte de tous les autres éléments impliqués, notamment l’environnement, etc. On a appelé cela « biologie post-génomique », « biologie des systèmes » ou « épigénétique » c’est selon, mais dans tous les cas, il ne s’agit pas d’une mise en cause réelle du paradigme génétique. Comme dans le cas de la norme de réaction, on continue de croire au déterminisme du gène en cherchant à le compléter par addition de paramètres supplémentaires.

Le terme précis « épigénétique » a été créé au XXe siècle par le biologiste anglais Conrad Waddington (1905-1975) en référence à l’épigenèse. Il désigne un domaine qui couvrirait l’ensemble des mécanismes mis en œuvre au cours du développement embryonnaire, en incluant également l’influence de l’environnement. Dans cette perspective, ces mécanismes dits « épigénétiques » tout en étant supposés posséder une certaine  indépendance n’en restent pas moins liés au déterminisme des gènes (d’une manière jamais explicitée). Il s’agit donc en vérité d’une nouvelle manière de nommer ce qu’on appelait autrefois « la norme de réaction » en lui ajoutant les connaissances des mécanismes moléculaires du fonctionnement des gènes et des cellules qui ont été acquises entre-temps.

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre à quoi correspond l’engouement actuel pour l’épigénétique : il permet de faire oublier l’échec cuisant du séquençage des génomes. On me rétorquera qu’il ne s’agit, somme toute que de la bonne marche de la recherche scientifique qui progresse grâce à ses échecs. Cela mérite analyse et éclaircissement.

Il existe une stratégie bien connue dans l’histoire des sciences que mettent en œuvre les tenants d’une théorie qui a été invalidée par des données expérimentales. Elle consiste à rajouter des hypothèses ad hoc à la théorie qui prend l’eau. Plutôt que de la remettre en cause dans ses fondations, d’analyser l’origine de ses échecs et, éventuellement, la remplacer par une autre théorie, on adjoint une hypothèse supplémentaire (l’intervention d’un autre paramètre ou d’un autre mécanisme) qui permet, en apparence, de résoudre les difficultés auxquelles elle est confrontée.

S’il est parfois vraiment nécessaire d’affiner une théorie en la rectifiant sur un point précis, cette pratique présente, le plus souvent, le grave défaut de rendre une théorie irréfutable et donc de la transformer en un discours extra-scientifique. Un exemple célèbre d’hypothèse ad hoc, est celui de l’ajout d’épicycles à la théorie géocentrique. Lorsqu’elle était invalidée par les observations des astronomes, ses partisans lui ajoutaient des épicycles.

Il s’agissait de rotations supplémentaires des planètes et du soleil. En plus de tourner autour de la terre, on supposait que les astres décrivaient des petits cycles supplémentaires à partir de leur rotation principale. Cette stratégie permettait de toujours faire coller le système géocentrique avec les observations. On sait pourtant ce qu’il en advint.

Pointer l’analogie entre épicycle et épigénétique n’est pas un jeu de mots. Dans les deux cas, il s’agit d’ajouter des hypothèses ad hoc à une théorie invalidée. De la même manière que les épicycles sauvaient le géocentrisme, l’épigénétique sauve la génétique. Le suffixe epi signifie « sur ». L’épigénétique n’est pas une théorie alternative à la génétique, mais une couche supplémentaire d’explication qui maintient en place le principe du déterminisme des gènes en adjoignant à l’idée générale de la norme de réaction une série de mécanismes moléculaires identifiés plus récemment (mais là encore il ne s’agit que d’un nouveau terme pour désigner les mécanismes moléculaires d’expression des gènes impliqués dans la différenciation des cellules au cours du développement).

La génétique justifie ainsi les inégalités sociales et les soi-disant inégalités ou différences « raciales ».

Les généticiens pratiquent donc depuis le début du XXe siècle ce double langage : d’un côté la génétique au sens fort qui dérive de ses lois fondamentales et de l’autre côté une génétique au sens faible qui intègre la « norme de réaction » et qui sert de palliatif aux failles de la première. Cette génétique au sens faible a pris plusieurs noms, l’épigénétique est sa dernière mouture à la mode.

Une fois dissipée l’illusion d’une soi-disant « révolution épigénétique », le point important à remarquer est que, passer d’un discours à l’autre selon les circonstances comme le font les généticiens, n’est évidemment pas conforme à la pratique scientifique, telle qu’on la conçoit habituellement, car cela transforme la génétique en une idéologie infaillible. Cela soulève aussi inévitablement la question de la résilience de la génétique. Comment expliquer qu’elle puisse perdurer si elle est invalidée depuis plus d’un siècle ? Question importante, s’il en est, à laquelle j’ai consacré un livre entier.

Je me contenterai ici d’indiquer deux pistes de réflexion pour conclure ce court essai. Tout d’abord, il semble assez évident que la génétique porte implicitement des messages qui vont bien au-delà du strict domaine scientifique. L’idéologie génétique justifie l’idéologie dominante dont elle est partie prenante. Elle nous dit que l’ordre social repose, in fine, sur un ordre naturel auquel nous ne saurions échapper. Chacun est à sa place et fait ce qu’il fait parce que « c’est écrit dans son ADN », selon une formule bien consacrée.

La génétique justifie ainsi les inégalités sociales et les soi-disant inégalités ou différences « raciales ». Ensuite, l’analyse montre que ce qui est en défaut dans la génétique est le déterminisme lui-même, la vision d’un vivant régi par des enchainements de causes et d’effets certains d’où l’inattendu est exclu. Pourtant, une somme considérable de données expérimentales démontre que le hasard est omniprésent dans le vivant, à tous les niveaux, y compris dans le fonctionnement des « gènes » : le désordre règne là où est censé régner un programme génétique.

On peut cependant comprendre la difficulté qu’il puisse y avoir à dépasser ce déterminisme si l’on considère que, peu ou prou, toutes les théories biologiques ont toujours été déterministes depuis l’antiquité. Le déterminisme nous rassure. Il nous permet de croire que nous avons une origine et une identité bien définies (les mots « origine » et « gène » ont d’ailleurs la même étymologie, genos, le genre ou l’espèce en grec). Au contraire, accepter le hasard qui est en nous, la variation aléatoire qui est la propriété première du vivant, sa part anarchique, nous conduit à reconnaît qu’il n’existe aucun ordre biologique intrinsèque qui déterminerait la vie. Écrite nulle part, elle n’est pas gouvernée par un génome tout-puissant. Elle se construit ici et maintenant et n’a nul besoin d’un maître pour la diriger.

Ce texte, commandé par AOC, est publié en prélude à La Nuit des idées, manifestation dédiée le 30 janvier 2020 au partage international des idées, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS. Toute la programmation en France et dans le monde sur lanuitdesidees.com.

(NDLR : Jean-Jacques Kupiec a très récemment fait paraître Et si le vivant était anarchique ? aux éditions Les Liens qui libèrent)


Jean-Jacques Kupiec

Biologiste, Chercheur au Centre Cavaillès (ENS-Ulm)

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