Repenser la politique : la philosophie à l’épreuve du présent
Qu’est-ce qui rassemble une grève des personnels hospitaliers, les Gilets jaunes, la protestation écologique de Greta Thunberg, une grève de cheminots, le mouvement Me Too, l’aide de l’Aquarius aux migrants en Méditerranée, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, Nuit Debout… ? A priori rien. Différentes échelles, différentes temporalités, différents problèmes, différentes revendications : on tient là suffisamment de différences pour en déduire une hétérogénéité profonde, un émiettement contemporain des enjeux politiques. Le motif de la « convergence des luttes » a été un indicateur de cette nouvelle complexification et de cette nouvelle problématisation des combats politiques. « Sexe, classe, race » en est un autre. Paraît définitivement révolu le temps où l’on pouvait résumer en un mot – la construction de l’État-nation, la conquête de la République, la révolution prolétarienne – les objectifs d’un siècle et des générations qui s’y croisent.
Déjà au XIXe, l’émergence de la « question sociale » avait introduit un bouleversement profond des problèmes politiques traditionnels. Elle obligeait à intégrer les enjeux du travail et de ce que Marx nommait la « lutte des classes » à l’agenda des questions classiques de la citoyenneté, de la souveraineté, de l’État, du bon gouvernement. Au XXe siècle, les mouvements féministes et les mouvements décoloniaux et anti-racistes ont mis sur le devant de la scène de nouvelles figures politiques : ce n’étaient plus seulement les travailleurs, mais aussi les femmes, les étrangers et les personnes issues de l’immigration, qui sont venus se placer aux côtés du « citoyen » comme actrices et acteurs politiques. Puis les lesbiennes, les gays, les bisexuels, les trans, les queer, les intersexes (LGBTQI)…
En notre XXIe siècle, l’impossibilité de fermer les yeux face au réchauffement climatique, à la pollution, à l’épuisement des ressources, à la disparition des espèces animales et végétales, à la souffrance animale, impose encore le surgissement de nouveaux personnages politiques, si hybrides qu’on aurait autrefois hésité à les imaginer en rêve : ceux que Bruno Latour appelle les « collectifs d’humains et de non-humains ». La crise écologique de notre époque ne supprime aucun des problèmes passés, qui n’ont toujours pas été réglés. Elle en rajoute simplement un, et il est de taille, puisqu’il semble impliquer la survie même de l’espèce humaine et sa cohabitation durable avec son écosystème sur la planète Terre.
Comment s’y retrouver dans cet imbroglio des combats politiques ? Peut-on retrouver quelque vision distincte dans cet assemblage complexe, pour lequel il semble que nous devions abandonner l’exigence de clarté et de simplicité ? Nous voudrions souligner ici trois stratégies possibles, qui indiquent aussi bien des possibilités de pensée que l’on retrouve en philosophie politique et sociale aujourd’hui, que des possibilités d’action.
Malgré la nécessité qu’il y a à faire droit à la singularité de chaque enjeu, l’exigence de penser ensemble les différentes dominations se fait jour et semble tout aussi nécessaire.
Face à la dissémination des enjeux, une première stratégie consiste à tenir ferme sur les distinctions et à faire de cette hétérogénéité une vertu politique. Il s’agit dès lors de ne pas mélanger tous les combats, de ne pas plaquer une expérience sur une autre, pour ne pas faire des dominations multiples la nuit dans laquelle toutes les vaches sont noires. C’est précisément ce que voulait dire Frantz Fanon, lorsque, dans Peau noire, masques blancs, il écrivait que « l’ontologie ne nous permet pas de comprendre l’être du Noir ». C’est aussi ce que revendiquaient les féministes, lorsqu’elles exigeaient de ne pas réduire la domination des femmes par les hommes à une exploitation du travail propre au mode de production capitaliste, et de prendre en compte la domination singulière du travail gratuit dans le cadre du foyer (éducation des enfants, ménage, cuisine, rapports sexuels, etc.) au sein du « mode de production domestique » (Christine Delphy).
Cette volonté de distinguer les dominations et les combats politiques est non seulement légitime, mais elle est aussi nécessaire. Chaque domination a sa spécificité et implique une critique spécifique ; elle ne doit être ni réduite, ni extrapolée au rang de modèle universel destiné à réduire à son tour les autres formes de domination. Cette exigence atteint cependant certaines limites dès qu’il s’agit de faire droit aux expériences d’« intersectionnalité » (Kimberlé Crenshaw) ou de « consubstantialité » (Danièle Kergoat). Une femme noire, par exemple, peut subir sur son lieu de travail une domination qui est à la fois d’ordre économique, d’ordre phallocratique et d’ordre raciste, non pas uniquement sous la forme d’une juxtaposition de dominations disjointes, mais sous la forme d’une articulation dans laquelle les dominations se renforcent les unes les autres et interagissent mutuellement. Ainsi, malgré la nécessité qu’il y a à faire droit à la singularité de chaque enjeu, l’exigence néanmoins de penser ensemble les différentes dominations se fait jour et semble tout aussi nécessaire.
Une deuxième stratégie vise au contraire, non pas à insister sur la spécificité de chaque lutte, mais à rechercher les zones d’indifférenciation dans lesquelles leur hétérogénéité disparaît. Dans cette perspective, c’est ce qu’il y a de commun et d’universel dans chaque combat qui réunit les individus par-delà la revendication de leur différence spécifique. Ce n’est plus « en tant que » femmes, noirs, ouvriers, jeunes ou retraités qu’on l’on monte sur la scène politique, mais en tant qu’on revendique l’égalité de tout un chacun, la capacité qu’a n’importe qui de défaire son identité sociale et de se désubjectiver, « la qualité d’êtres parlants et pensant à part entière » (Jacques Rancière, La nuit des prolétaires, préface).
Le collectif politique ainsi formé passe outre les différences liées à la classe, au sexe, à la race ; il ne vise pas tant à critiquer des dominations particulières qu’à constituer, par-delà ou en deçà, un peuple d’égaux qui déjoue le « partage du sensible » que ces dominations imposent. C’est un tel collectif dans lequel chaque différence spécifique devient inassignable que décrit le concept d’« universel générique » chez Alain Badiou : un communisme en acte, dans lequel le commun devient facteur d’indifférenciation par rapport aux critères de l’ordre existant.
La difficulté est de parvenir à inventer ou à découvrir des points d’unification qui permettraient d’articuler en une même totalité les différents enjeux politiques du présent, sans pour autant rogner sur l’originalité propre à chacun.
Ce souci de constituer ici et maintenant des collectifs qui défont les logiques de la domination et les grandes bipartitions économiques, genrées, racisées qu’elles déploient, a un indéniable mérite. En particulier, il rend raison d’une expérience fondamentale de tout engagement politique : le sentiment de participer à quelque chose qui est plus grand que soi, qui ne concerne pas seulement ses intérêts particuliers, qui opère une forme de désidentification par laquelle on se transforme en tant que sujet politique. En outre, il permet de dépasser les partages étanches entre les différents enjeux politiques et de thématiser un niveau commun des luttes politiques.
On peut cependant difficilement nier que l’expérience essentielle de désidentification ne saurait résumer, à elle seule, l’expérience de la politique, et que c’est bien aussi « en tant que » l’on est attaché à un certain statut social et pris dans des mécanismes de domination particuliers que l’on se mobilise politiquement. De même, on peut s’interroger si le « commun » qui est ici recherché n’est pas excessivement abstrait et n’opère pas une réunion des luttes qui, parce qu’elle les dissout dans l’indifférenciation, les fait disparaître complètement, ou du moins les rend méconnaissables. Pour le dire d’un mot avec Franck Fischbach (Le sens du social), ce positionnement n’oublie-t-il pas que la « pratique politique est bien le fait d’acteurs sociaux », et non le fait de sujets politiques abstraits ? Plutôt qu’une articulation des différentes luttes, on aurait affaire ici à leur indiscernabilité. C’est de nouveau l’exigence de penser une articulation différenciée des différentes dominations et des combats qui les remettent en cause qui se présente à nous.
D’où une troisième stratégie, qui s’inscrit très exactement dans le sillage de cette exigence. La difficulté, ici, est de parvenir à inventer ou à découvrir des points d’unification et de rassemblement, qui permettraient de penser ensemble et d’articuler en une même totalité les différents enjeux politiques du présent, sans pour autant rogner sur l’originalité propre à chacun. Il s’agirait d’atteindre une totalité différenciée, ce que Louis Althusser nommait dans Pour Marx un « tout complexe structuré », et Adorno la « constellation » du « tout antagoniste » dans Dialectique négative.
Question profondément complexe à notre époque, puisqu’il faudra thématiser une convergence capable de faire tenir ensemble les enjeux liés à l’écologie politique, c’est-à-dire à l’interaction hommes-nature, et ceux liés aux interactions proprement humaines. Autant le paradigme de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas, ou le paradigme de la reconnaissance chez Axel Honneth, pouvaient intégrer l’ensemble des problèmes liés aux interactions interhumaines (revendications des travailleurs, des femmes, des personnes racisées, etc.), autant ces modèles restent inaptes à esquisser une articulation des enjeux qui incluent le problème écologique et le rapport aux êtres naturels en général.
La domination de la nature apparaît ici comme un point focal qui articule, sans les réduire et sans les rendre indiscernables, différentes formes de domination.
Dans cette voie, un nouveau paradigme reste à élaborer pour notre époque, dont on a cependant déjà quelques formulations embryonnaires susceptibles de servir de guide. Les mouvements écoféministes notamment, dont on trouvera quelques grands textes fondateurs dans le recueil Reclaim édité par Émilie Hache, proposent une perspective profondément stimulante et intéressante en liant la domination des femmes et la destruction environnementale à partir du thème de la nature : c’est un même monde qui fait violence à la naturalité du corps des femmes et qui détruit les écosystèmes et l’ensemble des êtres naturels.
On trouve là un prolongement de l’intuition fulgurante d’Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison, en 1944, lorsqu’ils soutenaient que la domination de la nature faisait communiquer l’exploitation des travailleurs, la soumission des femmes, les violences infligées aux animaux… La domination de la nature apparaît ici comme un point focal qui articule, sans les réduire et sans les rendre indiscernables, différentes formes de domination, et qui permet de penser la totalité différenciée des enjeux politiques dont nous parlions précédemment.
Le grand défi écologique du XXIe siècle devient, par là même, l’angle sous lequel la convergence des luttes peut s’opérer. Plus qu’une sensation, à peine un sentiment, un affect nouveau naît aujourd’hui : celui qu’ont les hommes de communiquer avec le reste de la nature, d’être un maillon dans la chaîne des vivants, de « penser comme une montagne », disait Aldo Leopold.
Cet affect ne renvoie pas à l’harmonie antique du kosmos grec, ni à la nature indifférenciée et nostalgique du romantisme moderne ; il fait signe vers l’idée d’une relation ténue entre les différentes dominations, qui sont ressenties comme autant de dominations des êtres naturels produites par une même organisation du monde. Vivre son destin comme étant plus proche des éléphants d’Afrique que des financiers de Wall Street, naître homme et se sentir concerné par ce qui arrive aux femmes, percevoir un lien secret entre des enfants exploités à l’autre bout du monde, le continent de plastique en plein Pacifique, les migrants qui se noient à la frontière et les abattoirs à cochons installés à quelques kilomètres de chez soi : telle est l’expérience encore indécise, et sans doute nécessairement obscure, bien que distincte, qui se dessine plus précisément chaque jour. En elle, les cartes du lointain et du proche sont rebattues et c’est cette nouvelle donne qui reste encore à réfléchir.
On remarquera que les trois « stratégies » que nous avons décrites ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres. Elles font chacune droit à une certaine modalité de l’expérience politique et, en ce sens, ont chacune leur légitimité. Elles ne sont néanmoins pas unifiables et marquent trois repères, trois pôles pour nous orienter dans la pensée – des pôles entre lesquels il faut parfois osciller, souvent choisir. Elles proposent quoi qu’il en soit des tâches d’avenir, pour la théorie comme pour la pratique, et s’imposent à nous comme les exigences du présent.