Politique

La réforme des retraites ou l’art de se dissimuler

Sociologue

Il a fallu une semaine de forte mobilisation pour que le Premier ministre Édouard Philippe daigne enfin s’exprimer. Cette allocution tardive ne surprend guère au vu du flou artistique entretenu depuis le début autour de du projet d’uniformisation des régimes de retraite : usant et abusant d’une rhétorique égalitariste taillée à la serpe, l’attitude du gouvernement témoigne du caractère désormais inavouable de son néolibéralisme avancé.

Un pouvoir est affaibli quand il est forcé de s’installer sur le terrain de ses adversaires. Ce terrain a été préparé par la sédition des Gilets jaunes : c’est celui de la justice sociale. Ne comprenant qu’à moitié la situation, le pouvoir actuel en France – président, ministres, parlementaires de la majorité et de leurs alliés – joue une partie mal engagée. Tous autant qu’ils sont multiplient les erreurs.

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L’une d’elle est tactique. Jouant les Cardinal de Retz aux petits pieds – « on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens » – les gouvernants du jour ont cru habile de ne pas dévoiler tout leur jeu. Mais ce faisant, le « flou » n’a fait qu’engendrer la méfiance. L’autre grande erreur est rhétorique. Faisant mine de se croire encore en 2017, et se trompant délibérément sur la signification de l’élection de Macron (le rejet de Le Pen, non le « projet présidentiel »), ils voudraient se réclamer encore du droit absolu qu’aurait conféré au président élu le suffrage universel de s’en prendre aux régimes de retraite. En quoi ils ne font pas que vouloir tromper l’opinion, ils finissent par se leurrer eux-mêmes à force de rouerie.

Car en politique les institutions ne se soutiennent pas seulement de leurs formes légales mais de leur légitimité. Or c’est bien cette croyance qui défaille aujourd’hui. Pourtant le pouvoir n’a pas pu ne pas entendre au moins l’écho de la révolte qui couve depuis un an. Il croit de la plus haute subtilité de reprendre à son compte le thème de la justice sociale. La communication présidentielle et gouvernementale obéit à cet « élément de langage », espérant que cela provoquera l’endormissement attendu de l’opinion générale. On sent bien que l’argumentation en faveur de cette réforme est double.

D’un côté, il s’agit de combler ceux qui, à droite, aiment les coups de force de l’autorité (« la réforme coûte que coûte »), de l’autre, d’anesthésier ceux qui à gauche aiment les progrès de l’égalité (« le régime universel qui fera de chacun l’égal de l’autre »). C’est pour ceux-là qu’on sert à toute heure du jour et de la nuit, la main sur le cœur, juré craché, qu’il n’est question que de justice sociale.

Cette réforme qui ne vient de nulle part

Attachons-nous à ce dernier volet de la communication. Qu’entend-on ? D’abord une série de dénégations. La réforme des retraites n’est pas une affaire de comptes, surtout pas, elle ne vise certainement pas à baisser les pensions des retraités actuels et futurs, elle ne vise pas, une fois n’est pas coutume, à accroître la compétitivité et l’attractivité du pays. L’un des « loups » de la réforme, comme disent les mécontents, n’est-il pas d’ailleurs que la traditionnelle référence à l’Union européenne, et aux « modèles » des autres pays aient disparu de la communication ?

Et oui, il n’est question que de « justice sociale ». Cette réforme serait même le signal du coup de barre à gauche du quinquennat. Enfin le social ! devrait-on s’écrier en joie. Le thème présente quelques avantages après un an de contestation des Gilets jaunes. D’abord celui de rallier les ralliables, CFDT en tête, toujours prêts à apporter leur contribution aux mesures de dérégulation et d’austérité, ou disposés à ne s’y opposer que du bout des lèvres, comme ce fut le cas avec le recul du droit du travail ou la baisse des indemnités chômage. Mais l’autre avantage supposé est de jouer sur la division du salariat et du peuple. Vieille tactique du bouc émissaire, empruntée à la droite dure et à l’extrême droite.

On n’a pas oublié que Macron, pour se sortir de la « crise des Gilets jaunes », a fait son possible pour raviver le feu du racisme en relançant la « question » de l’immigration, du droit d’asile, de l’aide médicale d’État, et de l’identité nationale. Il sait bien qu’il a besoin du Rassemblement national pour se faire réélire en 2022 et que, pour le coup, sa meilleure alliée est Marine Le Pen. Sa naïveté ou son cynisme le font rêver d’un « front républicain » à son seul bénéfice. Les institutions, les médias, les « corps intermédiaires », le patronat n’en paraissent guère plus alertés que cela, de sorte qu’il peut continuer à jouer avec les allumettes sur un sol inflammable.

Mais en l’occurrence, il ne s’agit plus de dénoncer les immigrés et leurs « abus », mais les « régimes spéciaux », notion vague mais éloquente, qui devrait évoquer dans les profondeurs de l’inconscient historique des privilèges douteux, quelques prébendes opaques, de vieux droits du fief gisant encore, bien cachés, au cœur d’une France qui se rêve égalitaire. En somme, la réforme universelle des retraites, serait la nouvelle et splendide auto-manifestation de la République française, une et indivisible.

Un argument dangereux mais nécessaire pour le pouvoir

Que cette évocation où se complaisent les médias dominants soit si peu riche en enquêtes sur la réalité des salaires et des conditions de travail, si pleine de mensonges même, il n’importe guère aux yeux des communicants et des « journalistes » colportant la rumeur. On fait comme si les réformes précédentes n’avaient pas touché les statuts, comme si les fonctionnaires n’avaient pas vu le gel du « point d’indice» pendant dix ans, comme si les conditions de travail ne s’étaient partout dégradées du fait de l’austérité budgétaire, dans les écoles, à l’université, à l’hôpital et dans les territoires. L’essentiel, croit-on, serait dans la force de l’image : les cheminots, les conducteurs de la RATP, les fonctionnaires, seraient d’affreux parasites vivant aux crochets des vrais travailleurs. Pourquoi se priver d’une telle dénonciation, dira-t-on, quand la souffrance au travail et les difficultés du quotidien disposent à la haine ? Et pourquoi ne pas dévier la colère légitime devant les vraies inégalités, démontrées celles-là par toutes les études, entre les plus riches et la grande masse des salariés ?

Le jeu est dangereux certes, mais le machiavélisme politique n’a plus de bornes quand les vrais privilèges sont menacés. La diffusion de la haine pour l’immigré ou le fonctionnaire dans les veines de la société se paiera cher, et tous les salariés et retraités en seront les victimes. Surtout lorsque cette haine n’est plus canalisée et dirigée par les anciennes forces progressistes organisées, mais s’accumule telle une masse disponible d’affects qui peuvent se cristalliser sur le pire, comme on l’a vu aux Etats-Unis, au Brésil, en Italie et dans bien d’autres pays, ou bien sur le meilleur comme l’actuelle révolte chilienne le montre.

Pourtant si nécessaire pour le pouvoir en place que soit tactiquement et rhétoriquement l’argument de l’égalité, il n’en est pas moins explosif pour lui et pour les vrais privilégiés qu’il protège. La réforme des retraites est en train de remettre au centre du débat public et de chacune des professions la véritable question de l’inégalité sociale et du travail dégradé. L’expression qui revient partout est celle de la « goutte d’eau ». Le vase est plein en effet, et le pouvoir ne s’en est pas complètement aperçu, malgré les Gilets jaunes, la longue grève des personnels hospitaliers, la grève inédite du bac, et bien d’autres signaux plus ou moins faibles qu’il n’a pas voulu entendre, notamment la prise en main des mouvements sociaux par « la base ». L’heure est à la radicalité de masse, et les black blocs avec leur jeu insurrectionnaliste et substitutiste archaïque, le masquent pour l’instant. Le pouvoir, pour le dire autrement, a ouvert la boîte de Pandore de la justice sociale, et il aura bien du mal à la refermer tant la demande de la vraie égalité est puissante dans toute la société.

Un néolibéralisme inavouable

Cette suprême maladresse du pouvoir, du genre de celles qui font parfois les révolutions, a sa raison. Le néolibéralisme n’est plus aussi triomphant qu’il ne l’était, en dépit de son implantation, par la voie de la concurrence généralisée, dans les institutions et les subjectivités. Trop de faits ont démenti ses promesses : souffrance sociale et conscience des dégâts du capitalisme global sur la planète se conjuguent aujourd’hui dans le refus d’une situation intolérable. Certes la ritournelle de la « modernisation » continue, et la startupisation des esprits ne s’est pas arrêtée. Mais quelque chose fait que cela ne « prend » plus, du moins plus autant. L’imaginaire néolibéral qui enrobait les reculs sociaux et culturels d’une enveloppe idyllique se déchire. Le réel se fait voir et entendre.

C’est pourquoi le néolibéralisme devient de plus en plus inavouable. Phénomène mondial : il se couvre par obligation d’un habit de colère et de revanche, il prend des masques, il devient populiste, nationaliste, xénophobe, autoritaire. Trump, Bolsonaro, Salvini sont les trois figures les plus emblématiques de ce tour de passe-passe. Le fond du projet reste le même, en pire souvent. Cela vient en France d’une façon originale. L’État de droit s’effrite par pans entiers, la police « républicaine » se sent libre de tout, la justice « impartiale » frappe dur les faibles, les boucs-émissaires prolifèrent. Et le pouvoir le plus ouvertement néolibéral qu’il n’y ait peut-être jamais eu en France emprunte désormais un ton populiste et justicialiste.

Cet inavouable ne trouve peut-être sa meilleure preuve que dans la façon dont la source la plus authentique de l’actuelle réforme des retraites, et son but véritable, font l’objet d’une dissimulation systématique. L’Union européenne, jadis si exploitée comme fondement le plus légitime des politiques d’austérité et de concurrence, a curieusement disparu des radars gouvernementaux. Et pourtant, c’est bien là aussi qu’il faut aller chercher pour comprendre le sens de cette réforme. Le Conseil de l’Union européenne écrivait dans l’une de ses « recommandations » à la France en date du 23 mai 2018 ceci : « Actuellement, 37 régimes de retraite coexistent en France. Ils concernent des catégories de travailleurs différentes et fonctionnent selon des règles qui leur sont propres. Une uniformisation progressive de ces règles améliorerait la transparence du système, renforcerait l’équité entre les générations et faciliterait la mobilité de la main-d’œuvre. Une harmonisation des règles de calcul contribuerait également à une meilleure maîtrise des dépenses publiques. Si les réformes des retraites déjà adoptées devraient réduire le ratio des dépenses publiques de retraite à long terme, un système des retraites plus simple et plus efficient générerait des économies plus importantes et contribuerait à atténuer les risques qui pèsent sur la soutenabilité des finances publiques à moyen terme. Selon une étude récente, l’alignement de différents régimes de retraite des secteurs public et privé réduirait de plus de 5 milliards d’EUR les dépenses publiques à l’horizon 2022. »

Il n’est guère utile de commenter. Il suffit de comparer ce qui s’écrit à Bruxelles et ce qui se fait à Paris.

 


Christian Laval

Sociologue, Professeur émérite à l'Université Paris Nanterre, membre du Sophiapol, Co-animateurs du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives (GENA)