La fin du cycle néolibéral et le retour des États-nations
Les quarante années de transformations économiques, technologiques et sociales qui viennent de s’écouler et que l’on pourrait ressaisir sous le chef, nécessairement trop englobant, de « cycle néolibéral », doivent faire l’objet d’un inventaire que je me suis efforcé de dresser récemment (voir Slow Démocratie, Allary éditions). Ce cycle néolibéral a largement désarmé la puissance publique (le kratos de la démocratie), c’est-à-dire ces armatures politiques, institutionnelles, juridiques qui donnaient au souverain (quel qu’il fût) du pouvoir sur soi et sur autrui. L’abondante littérature relative à la crise de la démocratie ces dernières années, insiste pourtant trop sur les difficultés du demos et passent sous silence la crise du kratos.
Trois traits me semblent caractériser le cycle néolibéral des années 1975-2016 : d’abord la globalisation économique et financière, matérialisée par l’ouverture croissante des économies nationales, de 10 % à 30 % en moyenne en quelques années, qui disqualifie toute politique macroéconomique volontariste « dans un seul pays » : le Premier ministre britannique James Callaghan en fait les frais dès 1976 ; les socialistes français aussi en 1981. Dans un environnement macro-économique globalisé, la macroéconomie keynésienne auto-centrée s’avère inopérante. Ce n’est pas pour autant qu’il n’y a « pas d’alternative », mais j’y reviendrai.
Deuxième trait, la révolution technologique qui démarre à partir des années 1990 et dont le principal effet est d’accélérer la globalisation. Internet fait drastiquement baisser les coûts de coordination entre entreprises et facilite l’essor d’un système financier globalisé très intégré. Il en résulte une fragmentation des chaînes de valeur industrielles qui deviennent de plus en plus mondialisées. Cette révolution technologique qui se poursuit avec le développement de l’intelligence artificielle n’est pas sans effet sur la structure sociale dans les pays industrialisés. D’abord parce qu’elle accélère, nous l’avons vu, la fragmentation des chaînes de valeur. Ensuite, parce qu’elle tend à remplacer, en Occident, les emplois intermédiaires (ouvrier qualifié, assistant de direction) par des automates.
Troisième trait : des politiques publiques « d’adaptation à la mondialisation ». En réalité, c’est comme la parabole de l’œuf et de la poule : on ne sait plus bien qui vient en premier entre la mondialisation économique et les politiques d’adaptation. L’internationalisation de l’économie n’est possible que grâce à une vigoureuse intervention publique : il faut bien légiférer ou passer des accords de libre échange pour supprimer les droits de douane, il faut bien des autorités publiques pour garantir la stabilité des prix ou la concurrence libre – sinon ce serait la jungle.
Mais d’un autre côté, plus la mondialisation des échanges progresse, plus on est tenté au sein de chaque nation de tirer son épingle du jeu en pratiquant la moins-disance. Se développent alors des politiques fiscales plus favorables au capital ou aux hauts revenus, c’est-à-dire aux facteurs de production les plus mobiles afin de les attirer à soi au détriment du voisin.
Le cycle néolibéral a bien sorti de la pauvreté des centaines de millions, voire des milliards, de personnes, mais il a surtout profité aux 5 % les plus riches.
La crise fiscale induite par la baisse des prélèvements sur les facteurs les plus mobiles peut alors être surmontée de trois manières : soit par la dette (les États occidentaux l’ont beaucoup pratiquée jusqu’à la crise économique de 2008) ; soit par la baisse des dépenses publiques, principalement en réduisant le périmètre de l’État social ; enfin, lorsque le recours à la dette est impossible (après la crise de 2008 par exemple) et que la population résiste à la diminution de l’État social, il reste l’augmentation des prélèvements sur les classes moyennes, pour continuer à financer un modèle social dont elles sont les principaux bénéficiaires… c’est-à-dire leur prendre dans une poche ce qu’on leur rend dans l’autre. C’est cette dernière politique qui est à l’origine des mouvements que l’on voit au Liban et au Chili ces dernières semaines par exemple. Ce fut aussi l’élément déclencheur de la mobilisation des Gilets jaunes.
Ce cycle néolibéral, qui est en train de se terminer, a suscité des discours étrangement monocolores. Pour certains il fut une bénédiction, car il a permis la réduction de la pauvreté absolue dans certaines régions du monde, comme l’Asie du Sud-Est. Si l’on se place du point de vue démiurgique d’une théorie de la justice globale ignorante des frontières nationales, comme les disciples de Rawls des années 1980, ce n’est pas inexact. La fragmentation des chaînes de valeur industrielles a permis à des centaines de millions de Chinois et d’Indiens de sortir de la pauvreté absolue (moins de 2$ par jour) et d’accéder à la « classe moyenne ». Pour d’autres, tout aussi catégoriques, il fut au contraire une malédiction : ils affirment que les Indiens et les Chinois en question ont détruit les emplois et rogné les revenus de la classe moyenne américaine ou européenne. C’est tout le discours du « souverainisme intégral » porté par un Steve Bannon, par exemple.
Comme toujours, la vérité est plus nuancée. Les Trente Glorieuses et le modèle du keynésianisme auto-centré avaient produit une stabilité et une homogénéité sociale que les sociétés occidentales n’avaient jamais connues, en intégrant progressivement les « sans-part » au jeu économique et démocratique. En témoignent quelques indicateurs simples sur la période : la progression continue des salaires réels entre 1950 et 1975 ou les records de participation aux élections, autour de 80 % en moyenne en Europe occidentale.
A contrario, les quarante années qui viennent de s’écouler ont profondément changé la donne. La courbe de l’éléphant de Milanovic [1] fournit un cadre analytique précieux pour comprendre ce qui s’est joué. Le cycle néolibéral a eu un « impact différentiel » : il a bien sorti de la pauvreté des centaines de millions, voire des milliards, d’Indiens, de Chinois, d’Indonésiens, mais si l’on mesure la part relative des gains captés par les uns et les autres, il a surtout profité aux 5 % les plus riches, majoritairement domiciliés en Occident ou au Japon. En revanche, les classes populaires et les classes moyennes occidentales ont vu leurs revenus réels stagner, voire baisser – de quoi être démoralisé. Quant à l’immense majorité de la population africaine, elle a été littéralement tenue à l’écart de ces nouvelles chaînes de valeur, et demeure dans une pauvreté absolue.
Les États-nations sont les seules armatures de puissance publique capables de mener des politiques publiques volontaristes de réduction des inégalités
Il est donc important de privilégier la nuance pour faire l’inventaire du monde qui finit et imaginer celui qui vient. D’abord en se rappelant que l’inégalité mondiale se mesure bien selon deux axes : l’inégalité entre nations et l’inégalité à l’intérieur des nations. Dans le monde industrialisé, c’est cette dernière qui redevient préoccupante, d’où le retour de la centralité des États-nations pour traiter le problème des inégalités.
Ceux-ci sont les seules armatures de puissance publique capables de mener des politiques publiques volontaristes de réduction des inégalités, par la fiscalité bien sûr (et l’on ne peut que saluer l’effort analytique entrepris par Saez et Zucman aux États-Unis), mais aussi de plein d’autres manières, à commencer par la réinvention des services publics. De ce point de vue, les États-nations sont véritablement les écluses de la mondialisation : pas des murs et des fils barbelés, mais des instances capables de mieux répartir les risques entre groupes sociaux et territoires, d’amortir les chocs, et de partager plus équitablement la valeur.
Je n’ai aucun doute sur le fait que le cycle qui s’ouvre devant nous verra la réhabilitation de la puissance publique, à commencer par l’État, face aux désordres économiques, démocratiques et écologiques qui montent comme la marée. La question qui reste profondément ouverte en revanche est celle des modalités que prendra cette réhabilitation de la puissance publique.
Celle qui se donne à voir pour l’heure est autoritaire, régressive et identitaire : l’État que l’on excipe pour faire face aux désordres ressemble au Léviathan ignorant de la démocratie et des droits. On en voit partout l’érection : des États-Unis à l’Inde en passant par la Turquie, la Russie ou le Brésil. Il ne tient qu’à nous d’éviter qu’un cycle autoritaire ne succède au cycle néolibéral.
La bonne réhabilitation de la puissance publique veut au contraire préserver la démocratie et reconstruire, par petits points patients, le kratos qui nous fait terriblement défaut à chaque niveau pertinent. Au niveau local : une démocratie de construction qui associe en profondeur le citoyen dans la production de la politique publique (loin des gadgets participatifs), et développe des instruments innovants pour stimuler l’économie sédentaire, celle qui s’épanouira toujours en dehors de la mondialisation et des chaînes de valeur globalisées. Au cœur de cette économie sédentaire : l’énergie, les ressources naturelles, l’alimentation ainsi que des savoir-faire parfois ancestraux, agricoles ou artisanaux, qui vont redevenir essentiels, mais aussi la pratique des communs.
Au niveau national : la prise en charge d’une redistribution sociale et territoriale, la construction d’un véritable « coussin-amortisseur » face aux polarisations et aux sécessions induites par la mondialisation. Oui, l’État-providence est consubstantiellement lié à l’État-nation puisque pour accepter de contribuer significativement à la solidarité nationale, en dehors de la charité individuelle, il faut se sentir appartenir à une communauté vivante, et lié par un sentiment de destin commun et d’obligation réciproque, qui n’existe à ce jour politiquement que dans les nations (affectivement, il existe dans les familles et dans les communautés culturelles). Et non, il n’est pas possible de translater mécaniquement l’État-providence à un niveau supranational tant que le processus de socialisation aussi puissant que celui qui a consolidé les nations n’a pas joué. L’« Europe sociale » ne remplacera pas, du jour au lendemain, les États-nations dans leur fonction de redistribution.
Troisième niveau de puissance publique : le supranational. En Europe, il s’agit surtout de retrouver la possibilité de produire des biens publics, de fournir un cadre macro-économique et macro-financier qui nous permettra de financer la transition écologique, d’investir dans la recherche, dans la jeunesse et dans l’avenir… et de protéger notre modèle politique unique au monde, fondé sur ces trois biens sociaux que sont la démocratie, la liberté civile et la solidarité sociale. Trois biens sociaux qui se sont épanouis dans les États-nations.
On mesure bien le fossé béant entre ces deux visions du monde, en dépit d’une commune aspiration à la « puissance publique » : d’un côté, une exaltation aussi virile que creuse du national entendue comme pure force d’affirmation identitaire entraînant la liquidation de la démocratie (c’est le national-populisme, en réalité un « souverainisme intégral ») ; de l’autre, une puissance publique réinvestie de manière différentielle, en la diversité de ses lieux d’action (local, national, supranational), qui n’a pas, pour autant, peur d’affirmer la centralité de l’État-nation.
L’horizon n’est plus celui des biens ; il est plutôt celui des liens.
En France, il existe un département où semble se jouer ce match d’avenir. Jérôme Fourquet, le meilleur d’entre nous pour détecter les signaux faibles, l’a décrit en examinant la carte des élections européennes de 2019 : il s’agit de la Drôme, département littéralement coupé en deux : le Rassemblement national (RN) a enregistré des résultats exceptionnels dans la partie occidentale, à proximité du couloir rhodanien, tandis que dans la partie centrale et orientale du département, Europe Écologie Les Verts (EELV) a réalisé ses scores les plus importants.
Derrière la netteté des chiffres, deux modèles de société se dessinent.
D’un côté, dans ce corridor entre Montélimar et Valence, on trouve une société post-industrielle, laminée par la mondialisation : l’industrie drômoise n’a pas échappé au processus d’internationalisation des échanges et de concentration des activités, conduisant à une perte d’autonomie des entreprises, avec déplacement des centres de décision, restructurations et compression d’effectifs. Les usines jadis rutilantes ont fermé ou ont réduit le débit et le volume d’emplois. Les PMI drômoises, fortement sous-traitantes de grands groupes, ont fait les frais de ces évolutions.
L’étalement urbain est une réalité, dominé par un habitat pavillonnaire occupé par des classes moyennes déclassées qui peinent à boucler les fins de mois et à rembourser les crédits immobiliers ; les savoir-faire traditionnels se sont dépréciés. Il est compréhensible dans ce contexte que la moindre augmentation du prix de l’essence à la pompe soit ressentie douloureusement. L’horizon reste celui des biens, ceux qu’on ne peut pas ou plus s’offrir, ceux qui s’exhibent au centre et en périphérie des villes, chez « Marques Avenue » à Romans-sur-Isère par exemple. La société de consommation engendre des espérances déçues. Ce n’est pas un hasard si les points de blocage des Gilets Jaunes étaient si nombreux dans ce corridor rhodanien. Les Gilets jaunes exprimaient leur frustration vis-à-vis de cette promesse d’abondance trahie.
De l’autre côté, l’amorce d’une « Slow Démocratie » dans des territoires de la Drôme centrale et orientale depuis trente ans, qui ont développé une économie politique de valorisation de l’emploi sédentaire et de la valeur ajoutée territoriale. Le projet d’éco-territoire « Biovallée » recoupe cette zone. 30 % des terres y sont consacrées à l’agriculture biologique. Parmi les objectifs du programme Biovallée, qui regroupe le Val de Drôme, le Crestois et le Diois, on trouve : 80 % d’aliments biologiques ou locaux en restauration collective en 2025, de manière à dynamiser l’économie sédentaire en rapprochant producteurs et consommateurs ; le refus de l’artificialisation des sols dans les nouveaux documents d’urbanisme et une incitation au contraire à la densification urbaine ; ou encore l’ambition de créer 2 500 emplois issus des éco-filières sédentaires.
Les agriculteurs groupés en coopérative commercialisent leurs produits en vente directe aux habitants locaux. Au cœur du projet de Biovallée, une augmentation progressive de la « valeur ajoutée territoriale » dans la valeur ajoutée d’ensemble. Ce qui est intéressant, et Jérôme Fourquet l’a bien repéré, c’est que les indicateurs macro-économiques ne sont pas meilleurs dans cette zone : le revenu moyen et le taux de chômage restent à peu près comparables au corridor rhodanien, même s’il est permis d’espérer que la montée en puissance de l’économie circulaire permette de sortir les individus les plus fragiles des trappes de précarité et de chômage dans lesquelles ils sont enfermés.
Mais l’horizon n’est plus celui des biens ; il est plutôt celui des liens. Preuve s’il en est que la solidarité ne se réduit pas à des flux monétaires et qu’elle repose aussi sur un cadre institutionnel, par la pratique des communs, par exemple. C’est toute une nouvelle économie qui s’invente dans cette Biovallée avec ses usines vedettes destinées au marché national voire mondial, comme l’usine Biotop qui emploie 40 personnes et dégage un CA de 5 M€ par an (elle produit 100 milliards d’insectes par an en remplacement des insecticides). Ces pôles de performance génèrent des revenus importants et des emplois de qualité. Les revenus générés par ces pôles de performance, ainsi que les revenus de l’éco-tourisme, sont investis par les habitants dans le tissu économique sédentaire (coopératives agricoles, réseaux d’artisans). Cette pratique de l’économie circulaire, adaptée au cycle écologique, voit peu à peu les institutions et l’infrastructure démocratique se remodeler. A Saillans par exemple, le mandat de maire est exercé à tour de rôle. La puissance publique est réinvestie, mais pas d’une manière autoritaire et régressive.
Il ne fait pas de doute que le cycle néolibéral s’achève. Nous entrons dans un nouveau cycle, surplombé par la puissance publique. Mais les modalités de celle-ci restent encore indéterminées. Ce que nous voyons se dessiner dans la géopolitique mondiale n’est pas rassurant. Heureusement, localement, ici et là, quelques expérimentations inséparablement économiques, écologiques et démocratiques, font l’effet d’un phare dans la nuit.
NDLR : David Djaïz a publié en octobre Slow Démocratie, chez Allary Éditions.