Société

Le gouvernement supprime la pauvreté, oups pardon : l’Observatoire de la pauvreté

Économiste

Le gouvernement a annoncé la suppression en 2020 de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), dont les services seront désormais directement dépendants du premier ministre. Alors que selon l’INSEE les inégalités et la pauvreté s’aggravent, cet organisme ne pourra plus produire d’études en toute indépendance comme il le faisait depuis vingt ans. Au nom d’hypothétiques économies, on met en péril l’efficacité de la lutte contre la pauvreté regrette l’ancien secrétaire général de l’ONPES.

En septembre dernier l’INSEE publiait une série d’indicateurs avancés [1] concernant les inégalités et la pauvreté en France. En 2018, l’indicateur de Gini (principal indice retenu au niveau européen pour mesurer les différences de revenus) montrait une augmentation significative des inégalités pour s’établir à 0,294 soit la plus forte hausse depuis 2010. Comme l’indique l’INSEE, si l’on compare « la masse des niveaux de vie détenue par les 20% des personnes les plus aisées et celle détenue par les 20% les plus modestes » on constate que l’écart se creuse en faveur des plus aisés. Cette augmentation s’explique principalement par la très forte hausse de certains revenus du capital (notamment les dividendes distribués aux actionnaires).

En matière de pauvreté l’aggravation est encore plus nette. Ainsi, le taux de pauvreté passe de 14,1% en 2017 à 14,7% en 2018, soit au total 9,3 millions de personnes pauvres et un accroissement de 400 000 personnes sous le seuil de pauvreté en un an. Si ce taux devait se confirmer lors de la publication des données consolidées, ce qui devrait être le cas, il s’agirait du niveau de pauvreté le plus élevé observé depuis 1990 et de la plus forte hausse annuelle jamais enregistrée depuis cette date (+ 0,6 points).

Cette tendance à l’augmentation de la part des plus pauvres dans l’ensemble de la population est largement le fruit de la politique économique et fiscale menée par Emmanuel Macron depuis plus de deux ans. La mise en place du Prélèvement Forfaitaire Unique (qui plafonne le taux d’imposition du capital à 30%) ainsi que l’augmentation des dividendes perçus par les plus riches, ont fait que ces derniers ont gagné sur les deux tableaux : plus de gains et moins d’impôts.

De l’autre coté de la distribution des revenus ; la baisse des APL, conjuguée à la politique de précarisation des emplois, s’est traduite par une dégradation financière d’une partie grandissante de la population, que les dernières modifications des critères d’attribution des droits à l’assurance chômage ne feront qu’amplifier. Qu’a fait le gouvernement face à un tel constat ? On aurait pu penser qu’il se serait attelé à une révision de sa politique économique et sociale afin de viser une plus grande égalité dans la distribution des fruits de la richesse nationale. Au lieu de cela, il a annoncé, quelques jours avant la journée Mondiale de lutte contre la Misère, et juste avant que soit attribué à Esther Duflo le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur la pauvreté, qu’il supprimait l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES).

Cette annonce a été confirmée le 15 novembre dernier par le Premier ministre lors du comité interministériel de la transformation publique. Une telle décision apparaît d’autant plus étrange que les missions de cet organisme sont précisément de rendre compte de l’évolution de la pauvreté et de l’exclusion sociale et de permettre, à l’aide de travaux originaux, d’en comprendre les causes et les effets. L’ONPES a ainsi produit pendant plus de vingt ans, outre un tableau de bord annuel sur la pauvreté et l’exclusion sociale (notamment celle des enfants dont l’éradication est présentée par le gouvernement comme un objectif central de sa politique), une dizaine de rapports et de très nombreuses études et recherches qui ont permis d’éclairer le débat public sur la réalité de ce phénomène en France et en Europe.

L’originalité de l’ONPES était de faire dialoguer deux formes de connaissance de l’exclusion : l’une expérientielle et l’autre scientifique.

Pour expliquer son geste, le gouvernement à eu recours à deux types d’arguments.

Le premier est celui de la nécessaire maîtrise des dépenses publiques. Pourtant, sans rentrer ici dans un débat sur l’origine de ces déficits, on peine à croire que le fait de supprimer quelques postes dans la fonction publique d’État et de gagner quelques moyens financiers consacrés à aider à la compréhension de l’origine et des effets de l’une des causes principales de la détérioration du lien social en France, permettra de redresser les comptes publics. Visiblement l’argument ne résiste pas à l’analyse. L’explication doit donc être recherchée ailleurs.

Le second argument est avancé par la Secrétaire d’Etat en charge de la lutte contre l’exclusion, Madame Dubos ; la suppression de l’ONPES – présentée comme une fusion de cet organisme avec le Conseil National des Politiques de Lutte contre l’Exclusion (CNLE) – viserait à mettre en œuvre un « choc de participation » consistant à donner une place plus importante à la parole des plus démunis dans la compréhension des phénomènes de pauvreté et d’exclusion sociale.

Ce second argument doit être regardé avec intérêt car il touche un point important concernant les méthodes d’analyse de la pauvreté. Que peut-on en penser ? Pour tenter d’y voir clair il convient de se reporter à la fois à la nature de l’ONPES et aux travaux qu’il a pu mener durant ses deux décennies d’existence.

Créé par la loi d’orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions, loi fondatrice des politiques publiques en matière de lutte contre la pauvreté, l’ONPES était composé à parité de représentants des grandes administrations publiques telles que l’INSEE, le ministère de l’économie, les directions statistiques des ministères du travail et des affaires sociales, mais également de chercheurs et d’universitaires spécialistes du domaine en France et en Europe. Il comportait un collège de personnalités qualifiées représentatives du monde associatif en charge de la lutte contre les exclusions. L’originalité de l’ONPES était donc de faire dialoguer deux formes de connaissance de l’exclusion : l’une expérientielle et l’autre scientifique.

La mise en œuvre dès 2014 de méthodologies qui se sont appuyées sur la participation des personnes concernées par la pauvreté, comme cela a été le cas lors de la mise en place d’une étude sur le budget minimum nécessaire pour vivre décemment, ou la construction de focus groups intégrant des personnes en situation de grande précarité sur ce que recouvre la notion l’invisibilité sociale, en sont deux exemples parmi d’autres. On comprend dès lors assez mal en quoi la fusion entre l’ONPES et le CNLE améliorerait fondamentalement les considérants théoriques de ce que serait une connaissance renouvelée de la pauvreté.

Il apparaît donc que la réalité de cette décision doit être recherchée ailleurs et singulièrement d’un coté dans une vision essentiellement comptable des dépenses publiques (réduire les dépenses qu’elles qu’en soient les conséquences) et de l’autre dans l’indépendance dont a su faire preuve cet organisme.

Comment ne pas penser qu’il s’agissait avec cette suppression de brider une expression singulière sur des sujets sensibles qui font aujourd’hui la « Une » de l’actualité.

Sa particularité, voulue par le législateur de l’époque, était en effet d’élaborer en toute indépendance ses thématiques d’études et de produire un rapport non soumis à la lecture préalable du gouvernement. Il suffit de relire les rapports de l’ONPES pour constater que la nature et la qualité des travaux engagés, (due notamment à cette co-construction des connaissances évoquée plus haut), aurait pleinement justifié qu’un tel organisme, unique en Europe, puisse poursuivre son travail d’analyse et de compréhension des mécanismes économique et sociologique qui sont à l’origine du développement de la pauvreté.

On peut donc craindre que ce soit bien la nature des travaux de l’ONPES, qui est apparue problématique au gouvernement. Comment ne pas penser qu’il s’agissait de brider une expression singulière sur des sujets aussi sensibles que celui des inégalités économiques, sociales, territoriales, éducatives, de santé, de logement qui font aujourd’hui la « Une » de l’actualité. Dans la même logique le  gouvernement d’Edouard Balladur avait supprimé en 1993 le Centre d’études des revenus et des coûts dont les rapports avaient mis en évidence la montée de l’inégalité et de la pauvreté.

La disparition d’un tel organisme pourrait paraître relativement anodine aux yeux de certains comparativement aux difficultés de notre société et aux conditions de vie que connaissent les plus pauvres de nos concitoyens. Elle ne permettra malheureusement pas, comme l’a déclaré le gouvernement lors de la conférence de presse le 18 novembre dernier, de renforcer « l’efficacité de l’action publique en matière de lutte contre la pauvreté ».

Au contraire, elle aboutira plutôt à priver la collectivité d’un des moyens dont la Nation disposait pour mieux comprendre, et donc mieux combattre, l’exclusion qui constitue un véritable fléau et mine les fondements de notre société.

 


[1] L’Insee publie annuellement le taux de pauvreté ainsi que les principaux indicateurs d’inégalités avec, pour des raisons de disponibilités des données, un retard de deux ans. Afin de disposer plus rapidement de ces informations, il publie en septembre de l’année N+1 des indicateurs « avancés » pour l’année N, permettant ainsi de livrer une première tendance des évolutions en cours.

Didier Gelot

Économiste, Membre de la fondation Copernic

Notes

[1] L’Insee publie annuellement le taux de pauvreté ainsi que les principaux indicateurs d’inégalités avec, pour des raisons de disponibilités des données, un retard de deux ans. Afin de disposer plus rapidement de ces informations, il publie en septembre de l’année N+1 des indicateurs « avancés » pour l’année N, permettant ainsi de livrer une première tendance des évolutions en cours.