Du Petit Chaperon Rouge – à propos de l’affaire Matzneff
Un débat virulent occupe les colonnes et les sites d’information à propos d’un pédophile déclaré qui depuis trente ans exerce impunément son penchant et s’en targue dans l’imprimé, sans émouvoir jusque-là les populations, pas plus la justice que les milieux éditoriaux et les médias, couvrant de sarcasme les rares protestataires qui s’en formalisaient. Or le scandale cette fois est que la voix qui s’élève est celle de quelqu’un qu’on entend rarement ou jamais : l’ancien enfant qui, ayant vécu cette expérience, en donne sa version contre celle qui prévalait ; de surcroît par même voie d’imprimé ! Concurrence dont l’auteur incriminé se dit aussi outré que blessé, ainsi que d’aucuns de ses amis, suffoquant de cette déloyauté, disputant au témoin tardif son autorité en la matière.
Pourtant rien de méchant ni de rancuneux dans cette réplique. Très posée au contraire, presque atonale. Nul déballage croustillant, nulle plainte victimaire ou appel à égorger le porc, de pathos ni de vindicte, d’autoamnistie complaisante non plus. Si réquisitoire il y a, c’est sous forme de constat factuel, le procès-verbal glaçant du ravage pédophilique. Et cette idée ingénue que quelque chose ne tourne peut-être pas rond quand, au su du plus grand nombre, un enfant a la verge d’un quinquagénaire dans la bouche à l’heure du goûter.
Tels sont les mots de Vanessa Springora dans son livre, Le consentement, dont le titre a l’avantage de soulever une question juridique fort mal emmanchée. Cette notion, assimilée à l’approbation ou à l’accord librement négocié entre deux personnes, s’applique étonnamment à la relation entre adulte et enfant, qu’encore aujourd’hui la loi française répugne à qualifier d’emprise, c’est-à-dire d’intimidation, de forçage – une gamine de 11 ans en fit récemment les frais. Le juge reste braqué sur sa définition spécieuse du « consentement » dont tout plaignant (même adulte) est suspecté, accusé d’avoir été partenaire volontaire, voire instigateur du rapport auquel a succombé le monsieur, si fragile proie de ses appâts enfantins qu’il en est absout en justice, et devant l’opinion.
Évidemment, tout tient à ce qui s’entend par enfant, terme générique désignant l’individu neuf au monde que toute communauté initie par l’apprentissage, l’éducation, jusqu’à sa maturité légale. Statut variable au cours des temps historiques et dans l’espace géographique selon la culture, les us et coutumes, traditions, lois, les mœurs, le droit, le système de valeurs – où entrent aussi bien économie, théologie, politique, etc.
Ce n’est pas mince affaire mais, malgré sa résolution contingente, cette question résiste comme un invariant de toute société. S’y mesure le degré d’exercice de la liberté et de l’autorité dans un contexte de crise de la transmission, rapportée à l’Histoire, la mémoire, ainsi que la décrit Hannah Arendt. Très vieille affaire du rapport paradoxal à l’enfant, dont il dépend fatalement de l’adulte qu’il fixe l’âge en-deçà et au-delà duquel cet individu est apte à disposer de lui-même ; question au centre de la polémique actuelle.
À l’occasion de laquelle je suggère de faire un détour par la littérature, de chausser nos bésicles pour relire de près Le Petit Chaperon Rouge de Charles Perrault en sa stricte version originelle telle qu’imprimée au XVIIe siècle, et sa conclusion sanglante. Tout le monde connaît l’histoire, ou croit la connaître, car c’est un conte, bien sûr. Genre issu de la tradition de voie orale, que beaucoup prennent encore pour du folklore bêtifiant depuis que le XIXe siècle romantique, intéressé par sa collecte, l’a versé avec paternalisme aux « lectures de jeunesse », tant ce qui vient du populaire va naturellement aux femmes, aux enfants – même engeance crédule, indigente, ignare. Méprise dommageable quand le conte, en son histoire immémoriale, est tout sauf destiné aux enfants, et que s’y manifeste le génie des peuples, un mode de récit pleinement adulte, au même titre que mythes et cosmogonies.
Tout est en place pour jeter Vanessa dans la gueule du Loup, qui n’a chez Perrault langue rouge ni yeux terrifiants.
En particulier celui-ci, que Perrault emprunte à l’oralité et porte à l’incandescence noire en ciselant son récit à la virgule près. Conclu par l’avertissement de sa Moralité conventionnelle selon laquelle « de jeunes enfants/ Surtout de jeunes filles/ Belles, bien faites et gentilles » doivent savoir que des loups le plus dangereux est celui « d’humeur accorte, sans bruit, sans fiel et sans courroux ». Petits enfants d’Asie et d’ici, fuyez les ruses du prédateur doucereux, du tonton câlin, du touriste sexuel, du prêtre patelin, de l’écrivain prestigieux qui se glisse jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles (espace jouxtant le lit). Ce fauve convoite à la folie votre chair fraîche, vous subirez ses sévices et, manipulateur, suborneur, il vous fera même porter le chapeau – le chaperon – de sa faim lubrique au prétexte de votre « consentement ». De votre rapt, il fera un ravissement mutuel. Une histoire d’amour partagé.
L’avertissement éloquent de Perrault mérite cependant qu’on y regarde de plus près. Il est sans appel : Chaperon rouge est mangé, point barre. Il a fallu aux frères Grimm tripatouiller pas mal l’histoire pour la rendre digeste, l’accommoder à leur siècle moralisateur en édulcorant l’horreur : faire de la mère une brave fille soucieuse de sa pauvre vieille maman malade, lui fabriquant tout exprès une gentille galette et prévenant sa gamine qu’il ne faut surtout pas parler au loup en chemin. Si tu désobéis, tu es punie. Bien fait. Mais il y a une session de rattrapage en lot de consolation : un chasseur te tirera de là par obstétrique providentielle.
Ainsi peut régner la paix des familles.
Chez Perrault, la famille en prend pour son grade : aucune mise en garde préalable ou d’interdit bienveillant d’une tutelle maternante : la mère envoie sa fille au casse-pipe voir là-bas, tout là-bas si elle y est : chez sa propre mère. Justement celle qui a affublé la fillette du fatal bibi rouge qu’elle lui a fait faire : si peu usité qu’il a fallu en passer commande. Toutefois il lui sied si bien que partout à la ronde on la coiffe de ce surnom.
Pittoresque ni sympathique, le sobriquet stigmatise, quel qu’il soit. Mieux vaut savoir que ce couvre-chef, risible au lecteur du XVIIe siècle, n’est bonnet ni capuche mais bandeau à bourrelet anachronique, aberrant sur une tête enfantine : de la petite fille de Village, il fait un genre de bimbo en string à paillettes, rouge de surcroît. Telle que la fantasment ses mères écervelées, insécures, que la joliesse de la fillette rend folles. Deux fois répété en une seule phrase, le mot a son pesant au siècle des mortelles passions raciniennes.
Mais pour tempérer la dangerosité de ces mères folles, où sont donc les pères ? Seuls mâles des environs, les bûcherons tournent le dos, trop occupés à leur business forestier. Gaillarde, intrépide, Chaperon rouge traverse donc la Forêt, d’ailleurs le moins du monde effrayante – pas plus que nos rues à la sortie des collèges. Tout est en place pour jeter Vanessa dans la gueule du Loup. Qui n’a chez Perrault langue rouge ni yeux terrifiants.
Au contraire, rien de rebutant chez ce grand seigneur méchant homme, qui a le langage policé du roué, use de l’inversion interrogative et du performatif : je m’y en vais par ce chemin ici et toi par ce chemin-là. Il ne perd pas son temps au jeu des alternatives qu’offrent les variantes : qui mieux que lui connaît la voie qui agrée à sa nature de petite femelle, à son goût frivole des plaisirs buissonniers, noisettes, fleurs et papillons. En apéritif du sien appétit, féroce.
Le cynique s’octroie le plus court chemin, en droite ligne logique fonce repaître sa grand faim. Mais il sait aussi jouer comme de bonbons des formulettes ludiques de volubilité, chevillette & bobinette, contrefaire sa voix mâle, l’adoucir et, une fois caché dans le lit sous la couverture, n’a même plus besoin d’un déguisement de mamy-gâteau pour donner le change comme par contresens dans les illustrations postérieures.
À ce point rendu, ne reste qu’à manier l’impératif : viens te coucher avec moi. La mouflette s’exécute, quoique bien étonnée de voir comment sa mère-grand est faite en son déshabillé. Terme euphémisant cette nudité stupéfiante – car, au XVIIe siècle, étonnée veut proprement dire sidérée. Là sans doute se situe l’ambivalence occulte du rapport, si vite qualifié de consenti : bien qu’allumé le signal du danger, Chaperon rouge obéit à l’invite. Et s’adonne avec une curiosité fascinée à l’inventaire anatomique de toutes propriétés lupines, fort démesurées, hormis l’attribut viril, bienséance classique oblige. Celui-ci métaphorisé en l’affreuse gueule endentée : viol, dévoration, cannibalisme pédophilique, carnage et point final. Et, en disant ces mots, ce grand méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea. Pur cauchemar.
Quant à la nature du rapport sexuel, le conte garde son insondable équivoque : innocente, docile à ce point, est-il possible, fillette ? Trouves-tu pas à te repaître de la nudité du loup, à nommer un à un ses membres, quelque vilain plaisir ? Ne le dévores-tu toi-même, au moins des yeux ? Te tente-t-il donc tant que tu en oublies le danger, et celui-ci n’est-il une jouissance supplémentaire dont se paie ton indécente curiosité ? Le fait est que toi seule acquitte le prix : mangée tu l’es, sans recours.
Trente ans plus tard, tu tiens debout, tu vas de par les rues, mais en quel état ?
En son atrocité primitive et sa concision exquise, le conte acquiert une actualité brûlante pour conter ce qui advint à Vanessa Springora, treize ans : acquiescement complaisant voire connivence d’une mère qui devait l’épargner, la protéger – encore une fois, où le père est-il ? –, encourageant le jeu des séductions troubles. Entourée d’adultes complices voire instigateurs du délit d’abus d’enfant par cet individu qui parade en ville.
Naguère applaudi avec gourmandise égrillarde par le pape des littératures, agréant l’obscénité sous couvert de licence artiste (le même trouvant récemment l’ado Greta Thunberg peu sexy à son goût), laissant ridiculiser la seule, Denise Bombardier, qui osa sur son plateau de télé appeler un chat un chat, et cet acte un crime. Qu’amnistiaient en choeur les beaux esprits, assez opportunistes pour se la jouer libertins, de peur d’en louper une. Dire que d’aucuns déplorent la perte de cette époque si joyeusement transgressive.
Le conte de Perrault délivre à la lecture (avec bésicles) ce message subliminal terrifiant : petites filles, gardez-vous des grandes personnes.
Intemporel, le conte de Perrault pose une à une les questions de fond, très actuelles.
Celle de l’apprentissage par le groupe des fondamentaux, des interdits vitaux en anthropologie : enseignement de ce qui est « bon » ou non à faire, à manger, bon à penser, constructions mentales dont l’arbitraire apparent sera peut-être contesté, subverti, mais sans lesquelles toute communauté humaine se suicide. Mission ingrate, inéluctable – sacrée – de la transmission générationnelle, sauf à s’arroger le pouvoir du tyran, à bafouer la common decency telle que la définit Georges Orwell – aux antipodes du moralisme et de l’idéologie du Bien à géométrie variable.
Celle du dévoiement du sexuel en appropriation totalitaire du corps de l’autre, ce bien inaliénable de tout sujet, rapportable à la prédation et à l’asservissement colonialistes du « bien meuble » négrier.
Celle de la pédophilie, pulsion inhérente et sans doute indissociable de tout lien parental – refoulée, civilisée en amour – en ce cas muée en bestialité saturnienne du sacrifice par engloutissement de ce qui a été engendré. Question enfin de la pédophilie féminine, plus taboue encore que du masculin, par défiguration de la projection désirante, « ravage » des mères envers leurs filles, selon l’analyse de Lacan. De leurs fils, tout aussi bien. Démission scélérate du rôle parental, quel que soit le sexe des personnes qui l’endossent.
Tout cela est mis en jeu dans le conte de Perrault qui délivre à la lecture (avec bésicles) ce message subliminal terrifiant, encore plus flippant en morale commune, quoique fort salubre à toutes époques, en tous lieux : petites filles, méfiez-vous avant tout de vos mère et mère-grand. De celles qui devaient vous aimer et protéger, vous aider à grandir, à vous émanciper et qui, par dérèglement de leur propre sexualité, ou pour leur intérêt, saccagent la vôtre.
Plus généralement, gardez-vous des grandes personnes. Des pères absents, des parents inconséquents, des profs, des médecins et des juges qui vous abandonnent à vous-mêmes, et au premier fauve venu ; s’ils ne le sont eux-mêmes. Contre toute apparence, ce ne sont pas de vrais adultes mais des gens immatures, irresponsables, à la libido malade : vos ennemis objectifs. Pour finir, des criminels. Ils ne diront pas non, ne vous apprendront pas à le dire : au mieux, ils laisseront faire. Au pire, ils contribueront aux dévorations. Attentat à la créance puérile en l’adulte, qui abolit toute espérance en un avenir vivable : leçon affolante, tragique dessillement des enfances.
Mais, en imaginaire, tout est possible. Sur la scène de l’art, exclusivement là, tout peut advenir par simulacre du monde. Non pas en acte : en représentation. Par la feinte (fiction, même étymologie) de l’image, du théâtre, par l’illusionnisme langagier des œuvres littéraires, les actions les plus monstrueuses peuvent avoir lieu sous nos yeux, elles peuvent être dites, écrites, sans que leur épouvante détruise, sans que la présence du Mal anéantisse. Au contraire. Pour notre plus grand bien, Œdipe peut tuer son père, coucher avec sa mère, Atrée faire manger ses enfants à son frère, le loup dévorer Chaperon rouge et les ogres aiguiser leur couteau. Les réalités imaginaires peuvent subvertir les réalités matérielles, si abjectes soient-elles. Elles nous les rendent tant soit peu intelligibles, bonnes à penser.
Ce qu’accomplit ce conte implacable, le seul sans happy-end féerique, le plus bref des Contes de ma mère l’Oye (l’Ouïe) – ouvrons nos oreilles – qui trouve moyen de transmuer l’horreur absolue en pur chef-d’œuvre d’art littéraire pour notre meilleur entendement, et notre bon gouvernement.
NDLR : Anne-Marie Garat est l’auteure de Une faim de loup : Lecture du Petit Chaperon rouge, Actes Sud, 2008.