Société

À demi nu à demi vu, coronavirus et épidémie de masques

Critique d'art

En France, dans le sillage d’une panique généralisée autour du coronavirus, la demande de masques sanitaires a explosé. Ces masques reflètent quelque chose de l’imaginaire, de la sensibilité, voire de l’esthétique de notre époque. Ils pointent, à l’ère de l’Anthropocène et des discours collapsologiques, une sorte de sublime qui aurait glissé d’une poétique des ruines et de la fin du monde vers celle de la fin d’un monde humain et de ses représentations.

À l’aéroport d’Orly, le nombre de personnes portant un masque sanitaire a explosé, les pharmacies se sont fait dévaliser, les ruptures de stock confirment leur succès et créent la rareté. La Chine a stoppé ses exportations et semble, entre-temps, avoir détroussé ses voisins japonais, qui en ont fait un objet du quotidien pour lutter contre la pollution et les infections, depuis la grippe espagnole de 1918. En France, la demande de masques croît sans pour autant que l’on y croit. L’efficacité des masques en papier reste à prouver. Pourtant, dans la rue comme dans ces lieux de transits et de forte fréquentation, les individus arborent leurs masques chirurgicaux comme l’une des dernières tendances à adopter. Anonymes parmi les anonymes, impossibles à traquer. Le coronavirus défait-il la rhétorique de l’identité ?

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À l’aéroport, plus qu’ailleurs, des douaniers aux familles nombreuses, des membres Premium aux classes économiques, toutes et tous endossent un même bout de textile occultant la moitié de leurs visages, sans barrière de classes, de genres, d’âges, de sexes ou de couleurs. Avec ses longs et faux cils, son regard noir et son maquillage smokey, l’hôtesse d’accueil dégage une force tranquille, son visage paraît apaisé, presque soulagé, malgré la crainte que souligne le léger morceau de papier. Elle n’est plus obligée de sourire toutes les trente secondes, toute la journée, à chacune des dizaines de centaines de passagers.

Plus de grimaces, de pincements de lèvres, de rouge à retoucher, de dents à nettoyer, d’haleine à camoufler. Mi-cachée, mi-dévoilée, l’hôtesse attise la curiosité. Pourquoi ne porte-t-elle pas de gants ? Jette-t-elle son masque en papier toutes les trois heures tel que cela est préconisé ? Depuis deux heures, elle n’a pas bougé. Pourquoi sa collègue ne met-elle ni masque ni gants ? Pourquoi rit-elle gaiement, alors que l’ombre de la catastrophe plane en suspens dans ce haut lieu de mobilités et d’échanges globalisés ?

Les masques sanitaires reflètent quelque chose de l’imaginaire, de la sensibilité, voire de l’esthétique de notre époque.

« Que révèlent les masques antivirus ? ». Voici la question que Mathieu Colinet, chroniqueur au journal Le Soir, m’a posée. Je revenais de Berlin, ville au mur tombé, aux clubs et aux nuits survoltées où, dans les vitrines des magasins, s’exposent des masques à gaz comme autant d’objets fétichisés. Promesse d’un devenir animal, insecte, tentation de l’autre, où l’excitation due au danger de mort se mêle à la légèreté d’une vie incognito. Le masque à gaz, emblème du désir clandestin qui transgresse l’intime et bouleverse l’ordre social, flirte avec les conceptions magiques et animistes du fétichisme tout en portant, obscène, la mort, la maladie et les camps sur le devant de la scène.

Les masques sanitaires reflètent quelque chose de l’imaginaire, de la sensibilité, voire de l’esthétique de notre époque. Ils donnent accès à un espace intermédiaire entre la vie et la mort, entre ce qui est et ce qui n’est pas. Ils pointent peut-être, à l’ère de l’Anthropocène et des discours collapsologiques, une sorte de sublime qui aurait glissé d’une poétique des ruines et de la fin du monde vers celle de la fin d’un monde humain et de ses représentations. Un simple virus, doué de la même volonté de vivre et de se propager, peut mettre fin au règne de l’espèce supposée supérieure ! Douce vanité, à l’heure où Anthrôpos prête, en toute simplicité, son nom à une ère centrée à nouveau sur l’humain.

Quiconque s’interroge sur les origines du visage et les politiques d’identité qui s’y sont greffées, en Occident, sait que le masque ne masque pas, mais fait apparaître. Chez les Grecs, le mot prosôpon — signifiant le masque — se confondait avec le « visage » et la « façade d’un bâtiment », avec qui il partageait la même étymologie, tout en s’inscrivant dans une théorie de la vision.

Le masque est l’une de ces institutions d’organe qui, à l’image du tatouage ou du rite de passage, marque et participe aux processus d’individuation. Il est en cela une sorte d’organe artificiel, un supplément qui permet à l’humain de s’inventer comme tel. Du prosôpon grec à la persona latine, le visage, le masque et l’appareil ont ainsi façonné au cours des siècles les catégories de « personne », de « sujet », de « je », « d’esprit » ou de « conscience » ; soit l’attirail philosophique et conceptuel ayant permis à l’humain de se hisser en haut d’une pyramide en se proclamant, avec le cogito de Descartes, « comme maître et possesseur de la nature ».

La res cogitans (la chose pensante, le sujet) s’opposait à la res extensa (la chose étendue, l’objet), responsable entre autres de la dichotomie sujet-objet et de l’objectivation de la nature et du vivant. L’instauration d’un moi conscient fut ainsi élevé comme le sujet principal de la philosophie classique, en privant au passage les autres espèces de leur « je », cependant qu’il amorçait une fiction ravageuse : l’autonomie des individus, ceux que l’on disait les indivisibles, nous coupait du monde et nous rendait imperméables aux rencontres transformatrices.

Le moi et l’identité, charriés par l’idéologie humaniste, devenaient les pires ennemis de la subjectivité et rendaient inaudibles tous ces êtres invisibles aux existences mineures ou subalternes, tous ces modes de vie vacillants, contingents, parasitaires, liminaires, spectraux ou artificiels, toutes ces manières de vivre et d’être vivant qui ne sont jamais prises en compte et qui, pourtant, sont au fondement de notre ADN. Si bien que les notions d’identités, d’individus, de population et même d’espèces sont inopérantes sans la participation d’autres protagonistes, symbiotes ou objets techniques. Plus qu’un « je élargi à un nous », ou les illusions du discours intersectionnel, c’est en défaisant le moi pour le monde, en s’y disséminant, s’y diluant, par voie de contagion et non de colonisation, d’altération plus que d’altérité, que l’on devient ce qu’on est. Une chose parmi les autres.

L’humain a tant élevé l’organe de la vue comme le plus noble des sens, a tant cru au pouvoir de l’image, qu’il s’est entièrement construit en elle.

Ce n’est sans doute pas un hasard si l’évolution sémantique des masques révèle aussi, dans de nombreuses civilisations, un rôle de médiateur entre le monde des vivants et du visible, et celui des morts et de l’invisible. Avec les controverses chrétiennes, le daimôn s’associe à la psukhè (souffle) signifiant à la fois âme et papillon. Les masques deviennent ce qui cache, les « fantômes » et les « larves » qui nous hantent et nous dévorent, et où l’humain, humblement, retourne à son origine étymologique, l’humus, pour faire compost.

De sorte que l’horreur et le dégoût persistant à l’égard des larves ne résident pas tant dans la décomposition de nos corps, que dans l’idée de la perte de notre individualité. La larve (larva) désigne l’état où l’insecte se trouve, lorsqu’au sortir de l’œuf, il est, pour ainsi dire, masqué sous sa première forme avant de devenir un « insecte parfait », dont le nom technique de l’ultime métamorphose est l’imago. Les préoccupations liées au passage de la vie à la mort frappèrent ainsi l’imagination des poètes et des philosophes qui trouvèrent dans les divers états de l’insecte, du ver rampant à l’adulte ailé (imago) cherchant la lumière, sa métaphore la plus parfaite ! La larve vorace traîne sur terre comme l’âme échappée d’un homme mortel, puis se transforme en nymphe hiératique réveillant l’idée d’une momie enveloppée dans son linceul ou d’un gisant dans sa tombe, pour enfin renaître à la vie par l’immortalité de l’âme, tel un papillon ou un splendide scarabée doré.

L’humain a tant élevé l’organe de la vue comme le plus noble des sens, a tant cru au pouvoir de l’image qu’il s’est entièrement construit en elle, non sans quelques résistances iconoclastes. L’imago consacrait la relation essentielle de l’homme au premier « imagier » que fut sa plus puissante invention : Dieu. Mais l’imago figurait aussi, chez les Romains, le masque mortuaire qui bientôt célébrerait la gloire de la personne. Ainsi naquit le désir d’élever la figure humaine au-delà de son enveloppe corporelle et de sa ressemblance par contact. Le masque désigna par la suite deux régimes extrêmes : larva et imago, lueur nocturne des créatures chtoniennes et lueur diurne des créatures éoliennes.

Le masque sanitaire coupe le visage en deux : à moitié nu, à moitié vêtu, à moitié vu à moitié tu. Nous pourrions dire qu’il nous installe dans un entre-deux : celui représentant la figure humaine qui a fait la gloire du patriarcat hétérocolonial où le Moi, hypostasié et hégémonique, n’a cherché qu’à maintenir cette normativité construite et imposée à toutes et tous ; et celui informe et chosifié du masque que l’on associe à la mort, l’errance, l’absence d’individualité, le sujet larvaire. Cette vie non achevée, imparfaite, préindividuelle nous invite à une esthétique limite qui fait du vivant une scène de fermentation et de contamination permanente, où les forces auxquelles succombent les organismes individuels sont celles-là mêmes qui déterminent le surgissement de la vie sous toutes ses formes.

Est-ce que ces masques ne dissimulent tout de même pas quelque chose de l’identité d’une personne ?, me demande Mathieu Colinet. Bien sûr, d’ailleurs la reconnaissance faciale s’appuie en partie sur le triangle de la bouche et des yeux qui identifie la personne. En coupant cette relation, par l’intermédiaire du masque, il y a de facto, un retour vers l’anonymat, voire une dépossession temporaire de l’identité qui, dans les dynamiques orientales, favorise l’esprit de communauté.

Au-delà des craintes supposées ou réelles du coronavirus, le masque sanitaire perturbe la rencontre avec l’autre, dans une perspective aussi bien algorithmique que métaphysique.

Mais de même que l’hôtesse de terre bénéficie d’un moment de répit ou que de nombreuses Japonaises portent des masques lorsqu’elles n’ont pas le temps de se maquiller, dans l’anonymat, on se laisse être soi. On se fiche de son identité pourvu que l’on reste préservé, dissimulé, dilué. Cette dépossession est par conséquent l’occasion au Japon, en Chine où sévit le « crédit social », ou ailleurs où grondent les révoltes, de se réapproprier sa subjectivité, en se débarrassant des codes et des normes qui nous assujettissent, au double sens du terme, en cultivant le désir de devenir des sujets.

Seuls des sujets larvaires, non encore formés, qualifiés et composés comme celui du cogito sont susceptibles d’affronter les systèmes de domination et de police qui érigent l’Être comme une finalité. S’inventer dans l’anonymat peut ainsi devenir une nouvelle éthique de conduite, car c’est bien parce qu’il n’y a plus d’existences spécifiques, mais des relations clandestines et furtives, que de réels effets apparaissent et que les politiques identitaires disparaissent.

Si faire corps avec le décor ou se fondre dans le paysage relève à l’évidence du désir de se cacher, afin d’échapper à une visibilité prédatrice, le phasme ne se retire pas du monde, au contraire, il s’y assimile et prend corps dans un palais de glaces : il devient-monde. Comme le caméléon, il devient son propre décor qu’il incorpore, voire ingère si l’on considère que la ressemblance du phasme avec la forêt fait de ce dernier la copie qui dévore son modèle.

Au-delà des craintes supposées ou réelles du coronavirus, le masque sanitaire perturbe la rencontre avec l’autre, dans une perspective aussi bien algorithmique que métaphysique. Lévinas soutenait que la meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux ! Lorsque l’on peut décrire l’autre, son nez, sa bouche, son menton, pensait-il, nous le transformons en objet.

Or l’art de l’observation qui s’invite aujourd’hui, dans cette période de renouveau biopolitique et de capitalisme de surveillance, ne saurait fonctionner sans prendre en considération cet espace de rencontre et de frottement mutuel, où connaître signifie individuer et individuer, transformer et altérer l’objet ou le milieu connu.

Les qualités d’attention, nous permettant de voir le monde et ceux qui l’habitent autrement pour mieux vivre ensemble, exigent de s’éloigner des règles de causalité et d’utilité supposées que l’on projette sur les espèces et leurs interactions. Elles visent des logiques de regard, de réponse et de respect réciproque, par où s’articule et circule une dimension nécessairement cosmopolitique. Elles invitent à se balader dans le blanc des normes pour qu’explosent, au raz des choses, ces petites inventions du quotidien rendues imperceptibles aux yeux de ceux et de celles qui ne savent et ne veulent voir que la grande Histoire.

À la connaissance rationnelle et critique des Lumières, qui impose la tyrannie et la supériorité de leur pensée, se substitue une connaissance affectivo-émotive qui coindividue le vivant. Alors les yeux devenus à nouveau curieux et attentifs à observer parviennent à voir ce qui échappe aux autres. Tout se trouve animé pour eux. Les arbres, les plantes, les feuilles, les fleurs ne sont plus simplement des fleurs, des feuilles, des plantes, des arbres, ce sont autant de mondes habités. On ne voit plus simplement un ver ou une chenille, une mouche ou un papillon, on voit en même temps les formes que les uns bricolent et les ruses inhérentes à leur vie ordinaire, et celles par lesquelles les autres ont passé sans laisser de traces.


Marion Zilio

Critique d'art, Commissaire d’exposition indépendante

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Covid-19