Hydroxychloroquine ou l’essai clinique à l’épreuve du Covid-19
Depuis les débuts de l’épidémie de coronavirus, l’efficacité et la toxicité de l’hydroxychloroquine font l’objet d’intenses discussions. Dans ce débat, ce ne sont pas seulement les effets du traitement qui sont discutés, mais aussi la pertinence épistémique (i.e. relative à la constitution du savoir) et éthique des essais cliniques en tant que mode d’évaluation. Sur la base de quelques études françaises et internationales, l’infectiologue Didier Raoult et son équipe de l’Institut hospitalo-universitaire de Marseille défendent l’utilité d’une solution thérapeutique au Covid-19 constituée d’une combinaison d’hydroxychloroquine et d’un antibiotique[1].
Les résultats de ces enquêtes tendraient à montrer une amélioration du taux de guérison et une accélération du processus de rétablissement. Mais pour ses contradicteurs, ces données n’ont que peu de valeur sur le plan épistémique. En médecine, le corps n’est pas un témoin fiable. De nombreux facteurs peuvent expliquer une guérison : la confiance prêtée à un traitement ou à son médecin, l’effet du temps, la bienveillance des soignants et le sentiment d’être entre de bonnes mains jouent un rôle certain dans l’amélioration de l’état de santé des malades. Pour tenir compte de ces biais, la réalisation d’essais cliniques est jugée indispensable.
L’essai clinique : entre épistémologie et éthique
Un essai clinique consiste à comparer les effets d’un traitement expérimental à ceux d’un traitement de référence ou un placebo. La comparaison doit permettre de contrôler l’existence des biais de confusion préalablement évoqués, et de démontrer qu’il existe une différence d’efficacité statistiquement significative entre les deux traitements. Pour ce faire, au moins une centaine de patients est généralement recrutée. En-deçà de ce nombre, pour des raisons de puissance statistique, il est difficile d’interpréter les données : le risque serait de conclure à tort à l’efficacité supérieure d’un traitement (risque de faux positif) ou au contraire, de passer à côté d’une réelle différence d’efficacité (risque de faux négatif).
Dans l’essai clinique, le choix des traitements administrés aux patients est tiré au sort : cette « randomisation » permet une attribution objective des traitements et préserve la démonstration des biais de sélection. Enfin, si possible, tout au long de l’étude, ni les patients ni leur médecin ne savent s’ils font partie du groupe expérimental ou du groupe témoin. Cette « mise en insu » favorise une égalité de suivi.
Pour la communauté médicale, sans une telle administration de la preuve, l’efficacité de l’hydroxychloroquine demeure hypothétique. Pour le Pr. Raoult, de telles précautions méthodologiques, qu’il qualifie d’« habillage pseudoscientifique » sont obsolètes en situation de crise. D’épistémique, le débat se fait éthique : deux conceptions de ce que doit être la pratique médicale se confrontent, chacune s’inscrivant au sein d’un régime de scientificité particulier.
Le Pr. Raoult défend une pratique fondée sur une science pragmatique et indépendante des recommandations méthodologiques standards. Il estime qu’il n’est pas éthique de perdre un temps précieux en déléguant le monopole de la preuve à des méthodologistes. Il valorise le savoir empirique, l’observation clinique et l’accumulation des connaissances qui lui suffisent pour passer à l’action. D’une certaine façon, le comportement du Pr. Raoult ressemble au rôle du praticien décrit par Eliot Freidson : son objectif « n’est pas le savoir mais l’action. Il veut agir avec succès, mais à tout prendre il aime mieux agir sans grande chance de réussir que de ne pas agir du tout. Il a fortement tendance à prendre l’action comme une fin en soi, en partant de l’hypothèse bâtarde qu’il vaut mieux faire quelque chose que de ne rien faire du tout »[2].
Les contradicteurs du Pr. Raoult, en revanche, défendent une pratique fondée sur les règles institutionnalisées de la vigilance épistémique. Ils considèrent qu’il est imprudent, voire dangereux de sacrifier l’objectivité des données sur l’autel de l’urgence thérapeutique et d’administrer à des milliers de patients un médicament sans en connaître véritablement l’efficacité et la toxicité. Science et éthique ne sont pas plus présentes d’un côté que de l’autre ; elles se conjuguent différemment et forment, pour reprendre un concept de Nathalie Heinich, deux « grammaires axiologiques » (des formes particulières d’organisation du rapport aux valeurs) distinctes.
Une polarisation des grammaires axiologiques au sein de la recherche médicale
Cet affrontement n’est pas sans rappeler l’enquête de Janine Barbot et Nicolas Dodier sur les « tensions épistémiques » qui ont caractérisé la recherche d’un traitement contre le VIH[3]. Les auteurs ont mis en évidence deux philosophies d’essais, l’une stricte, l’autre souple, en fonction du crédit que les médecins et les méthodologistes accordent au jugement clinique dans le déroulement des essais. Les médecins partageant une philosophie stricte des essais défendent une « épistémologie uniciste » de la méthode et considèrent que toute affirmation qui n’a pas été démontrée par un essai randomisé en double aveugle est de l’ordre du non-savoir.
Le jugement des cliniciens est réduit à une simple opinion – au mieux à une intuition. Ceux partageant une philosophie plus souple des essais défendent au contraire une « épistémologie pluraliste » qui valorise la diversité des formes de connaissance. Ils militent pour un assouplissement de la méthode en souhaitant par exemple réaliser des essais « ouverts » (sans placebo) et en ayant la possibilité de renégocier des protocoles en cours afin d’y intégrer les résultats d’essais venant de se terminer.
Le débat sur l’efficacité de l’hydroxychloroquine ne fait pas que réactiver ces « tensions épistémiques » ; il les pousse un cran plus loin : dans le cadre de l’épidémie de coronavirus, il ne s’agit pas tant de statuer sur la rigidité des protocoles à mettre en place que sur la nécessité même de procéder ou non à des essais. On assiste alors à une crise de légitimité de l’essai clinique qui interroge à nouveau frais l’agencement pratique de la science et de l’éthique.
L’éthique de ceux qui s’opposent à l’utilisation de l’hydroxychloroquine est héritée des « réformateurs thérapeutiques » du XXe siècle, étudiés par l’historien Harry Marks[4]. À partir des années 1920, un ensemble de cliniciens, épidémiologistes, pharmacologues ou encore biostatisticiens s’organisent pour exclure les charlatans du champ de la médecine moderne et pour protéger médecins et patients de l’influence commerciale de l’industrie pharmaceutique naissante. Ils souhaitent que les fabricants de nouveaux médicaments apportent la preuve de l’innocuité et de l’efficacité de leurs produits avant d’être autorisés à les vendre.
Fervents défenseurs de la méthode comparative et randomisée de l’essai clinique, dont les prémisses méthodologiques remontent au XVIIIe siècle, les réformateurs sont convaincus qu’une médecine efficace est une médecine rationnelle fondée sur l’objectivité du savoir. Prouver l’efficacité et l’innocuité d’un traitement relève progressivement d’un devoir moral : puisqu’il est méthodologiquement possible d’évaluer les effets d’un traitement, il ne serait pas éthique de s’en abstenir. L’essai clinique s’impose progressivement comme l’instrument de régulation idéal de la commercialisation des nouveaux médicaments. Dans l’Union européenne, à partir de 1965, la réalisation d’essais cliniques conditionne l’obtention d’une Autorisation de Mise sur le Marché.
Une critique de la bureaucratisation de la recherche médicale
Pour remplir cette fonction, les essais dépendent d’une solide infrastructure bureaucratique, fondée sur la nécessité de garantir la nature éthique des recherches entreprises et la fiabilité des données produites. La réalisation d’un essai est ainsi soumise à un ensemble de procédures : soumissions des protocoles à l’Agence Nationale de la Santé et du Médicament (ANSM) et au Comité de Protection des Personnes (CCP), études de faisabilité permettant de s’assurer des capacités d’inclusion des services cliniques, signature de consentements, visites de contrôle attestant de l’authenticité des données, notification d’événements indésirables aux unités de vigilance, respect des bonnes pratiques cliniques etc., sont autant de règles et d’instances jalonnant le parcours de la recherche.
Comme le montre Philippe Amiel, une grande part de ces procédures a été pensée comme des garde-fous, mobilisés afin de ne pas reproduire les crimes menés « au nom de la science » que constituaient les expérimentations de la médecine nazie. Il s’agissait aussi de prévenir les fraudes scientifiques par un contrôle plus serré. Cette bureaucratisation eut des effets pratiques considérables : prouver l’efficacité d’un traitement était devenu plus long et plus coûteux. Les laboratoires pharmaceutiques ont su tirer profit de ces évolutions, en valorisant leur conformité à la réglementation et en développant leurs propres procédures de contrôle de la qualité des données. La maîtrise de la mise en œuvre des essais par l’industrie est même devenue un véritable argument marketing, permettant aux laboratoires de mieux maîtriser le marché et, par voie de conséquence, la pharmacopée des sociétés.
Les médecins, en revanche, sont de plus en plus nombreux à critiquer la lourdeur des tâches d’investigation qui leur incombent désormais et les délais incompressibles auxquels ils sont soumis. La multiplication des procédures réglementaires constitue un risque : celui de perdre de vue la finalité originelle des essais. Pour le Pr. Raoult par exemple, il ne fait nul doute que les essais tels qu’ils sont conduits aujourd’hui sont le reflet d’un ensemble de procédures superflues qui ne confèrent en rien un caractère plus scientifique à la médecine. Sa prise de position pour l’utilisation de l’hydroxychloroquine est donc aussi une position contre la bureaucratisation de la recherche clinique qui semble aller de pair avec une instrumentalisation de la méthodologie par et pour les méthodologistes.
Dans une tribune parue au journal Le Monde le 26 mars, le Pr. Raoult reproche à ces derniers de concentrer leurs efforts dans le développement de modèles statistiques permettant de démontrer l’existence d’une faible différence d’efficacité entre deux traitements jugés équivalents. Le Pr. Raoult critique également le recours aux études dites de « non-infériorité » qu’il juge inutiles pour les patients qui y participent car elles sont utilisées dans le seul but de prouver qu’un traitement n’est pas plus efficace ou plus toxique qu’un autre. Tout en faisant droit à certaines remarques du Pr. Raoult, il serait toutefois imprudent de jeter le bébé des essais cliniques avec l’eau du bain bureaucratique et, ainsi, balayer d’un revers de main des siècles de réflexivité sur les expérimentations médicales.
Les essais cliniques doivent rester un point de passage obligés de l’accès au marché et de la prescription médicamenteuse. Certes, l’urgence sanitaire suppose une certaine malléabilité des procédures méthodologiques, mais l’incertitude thérapeutique qui l’accompagne nécessite également de faire preuve d’humilité au moment d’alléguer l’efficacité des traitements proposés. Les débats actuels sur les effets de l’hydroxychloroquine pourraient être l’occasion, pour les acteurs de la recherche, qu’ils soient médecins, chercheurs ou patients, de redéfinir les objectifs thérapeutiques des essais en stabilisant une nouvelle façon de conjuguer science et éthique.