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San Francisco ou la distanciation sociale avant l’heure

Chercheuse en littérature

La distanciation sociale, le meilleur moyen de lutter contre l’épidémie de Covid-19 ? Dans ce cas, il n’est pas surprenant que San Francisco, ville de l’automobile individuelle, de Tinder, de UberEat… soit particulièrement épargnée. Mais cette observation est à double tranchant, révélatrice de la fracture digitale, qui est aussi fracture sociale, dans une ville déjà désertée par tous ceux pour qui le télétravail n’est pas une option.

On a ressorti les masques. Le bleu, le rose, le bariolé, taille enfant, achetés pour nous protéger des fumées toxiques du Paradise Fire en novembre 2018. L’air était âpre, piquait les yeux, la gorge. Un brouillard roux à couper au couteau masquait la ville. Déjà, on se calfeutrait et on comptait les morts. Déjà, pendant des jours, on a eu peur de suffoquer.

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À l’heure du coronavirus, on retient de nouveau son souffle à San Francisco. Mais aujourd’hui le mal est invisible, partout et nulle part, intraçable. On porte des masques en plein soleil, alors que l’air n’a jamais été aussi pur. Les abeilles sont revenues, les oiseaux s’en donnent à cœur joie. Mais les balançoires des jardins d’enfants pendent dans le vide, inutiles. Les autoroutes qui cisaillent la ville se sont tues. Devant les supermarchés s’allongent des files en pointillé – une personne tous les deux mètres, gants en latex aux mains, et masques déjà obligatoires. La ville est inchangée, la nature resplendit, mais les humains sont sur la défensive, parés pour un cataclysme.

Pourtant, dans la Baie de San Francisco, le nombre de morts n’est pas parti en flèche, comme à New York, en France, en Espagne ou en Italie. La fameuse « courbe » des infections au Covid-19 a été tellement aplatie par des mesures précoces qu’on attend encore « la vague » et le « pic », alors que la côte Est et la Floride ont été submergées.

Mais tout aurait pu être différent. Le 10 mars on recensait quatorze cas d’infection à San Francisco, ville de 885 000 d’habitants, contre seulement sept à New York, qui en compte 8 millions. Un mois plus tard, cette dernière ville est en urgence absolue, littéralement asphyxiée. L’autre attend, immobile. Plus de 13 000 morts à New York au 18 avril contre 20 (en tout) à San Francisco. Pourquoi un tel écart ?

Il y a d’abord sans aucun doute la chronologie – tardive et à reculons côte Est comme en France, proactive en Californie – des politiques publiques. Début mars les rassemblements de plus de 1000, puis de 100 personnes sont interdits ; en France, on en est encore aux meetings électoraux des municipales et le Président Macron se targue d’aller au théâtre car, dit-il, « la vie continue ». Dès le 16 mars, alors qu’on compte neuf décès sur tout l’État de Californie, les écoles publiques ferment (les écoles en France n’ont été fermées que le 13 mars, alors qu’il y avait déjà 79 morts déclarés). Le 17 mars, la maire de San Francisco, London Breed, une vigoureuse noire américaine démocrate, signe un décret de « shelter in place », littéralement « restez à l’abri où vous êtes », une expression tirée des manuels de riposte aux risques de radiation nucléaire, et familière des États confrontés aux tueries au fusil d’assaut dans les écoles et aux hurricanes. Le gouverneur Gavin Newson étend bientôt cette ordonnance à toute la Californie. Au même moment, le gouverneur de l’État de New York, Cuomo, est catégorique : « Il n’est pas question d’imposer un « shelter in place » à New York » annonce-t-il le 18 au New York Times. Il devra faire marche arrière deux jours plus tard.

Face à une épidémie qui se propage de manière exponentielle, chaque contact évité ralentit la machine infernale. Chaque jour perdu dans l’insouciance ou le déni l’accélère. CQFD par l’exemple californien.

L’esprit d’initiative et d’innovation tant prisé repose sur une indifférence, voire un certain mépris envers un État dont on n’attend pas grand-chose.

Mais au-delà des mesures officielles, ce sont des facteurs socio-culturels et géographiques qui ont aussi fait la différence dans le quotidien : des habitus, des croyances, des bulles cognitives, des modes d’interaction sociale et une géographie suburbaine qui forment un mode de vie – et d’agir – propre à la Californie et surtout à la Baie de San Francisco. Un écosystème où la vie digitale infusait dans la ville bien avant que tout ne bascule dans la réalité virtuelle, et où l’État n’a jamais été un sauveur. Sauf pour les laissez-pour-compte de la révolution de la tech.

La pandémie est d’abord un révélateur du politique au sens littéral de gestion de la cité. Les lieux d’exercice du pouvoir où la riposte s’est décidée précocement ont été d’abord hors de la politique et du système représentatif. Si les maires et le gouverneur ont été rapides à réagir, ils n’ont fait que suivre d’autres acteurs souvent plus puissants : l’influence de la tech et des universités comme leaders d’opinion et de comportements dans la Silicon Valley a été précoce, et décisive.

Ainsi, le télétravail a été organisé en amont dès fin février, puis imposé aux salariés des starts-ups et des mastodontes début mars avant même que le confinement ne soit déclaré (là aussi très tôt) par les counties. Ces multinationales ont des milliers d’employés partout dans le monde et évaluent très tôt les risques économiques et sanitaires de la déflagration qui se propage de la Chine vers l’Europe et le reste du monde. Culture du big data, de la modélisation des comportements, de l’analyse de risque, de l’agrégation et de la gestion de l’information, du leadership, et de l’ouverture commerciale et culturelle sur le Pacifique, le cœur de métier des Apple, Amazon, Facebook, Google, et autres grandes et petites tech companies les préparaient culturellement et industriellement à prendre le pouls de l’Asie et à anticiper au quart de tour.

On aime critiquer les GAFA et la tech (et il y a plein de raisons valides pour le faire), et pointer du doigt la mondialisation comme l’une des causes ou des accélérateurs de la pandémie. La réalité est plus complexe : dans l’écosystème de la Silicon Valley, ils ont aussi eu un rôle de leaders et ont accéléré la prise de conscience, pour ensuite participer massivement à l’adaptation de la région aux conséquences du confinement. Google a ainsi déployé 100 000 hot spots WIFI gratuits dans les zones blanches de Californie et donné 4 000 ordinateurs Chrome book aux écoles publiques. Il n’en demeure pas moins troublant de constater le pouvoir décisionnaire massif de ces magmas industriels.

C’est plus généralement que la culture de la Baie est marquée une attitude de responsabilité individuelle à double tranchant. L’esprit d’initiative et d’innovation tant prisé repose sur une indifférence, voire un certain mépris envers un État dont on n’attend pas grand-chose, si ce n’est, au minimum, de ne pas être un obstacle (ce qui, sous la présidence Trump, n’est pas gagné d’avance). L’idée d’un destin collectif existe, mais il repose sur l’appartenance à une « community » qui n’est pas, contrairement à une idée reçue française, fondée exclusivement sur l’identité ethnique ou sexuelle, mais plutôt sur des micro-lieux de vie et de partage de destins : quartier, entreprises, villes. Et donc les quartiers s’organisent pour soutenir les cafés et restos indépendants menacés de mettre la clé sous la porte, les villes décident seules quand et dans quels termes imposer le confinement, les sans-abris sont mis à l’abri massivement par les municipalités, les entreprises développent seules de véritables politiques de santé publique.

À Stanford University (où j’enseigne), le campus a ainsi basculé en mode purement digital dès le 9 mars, pour être entièrement fermé et évacué le 25. L’activité de recherche, sans attendre d’hypothétiques fonds publics, s’est immédiatement réorientée vers la réponse à la pandémie, dans la faculté de médecine, en sciences sociales ou en design, tandis que le semestre de printemps se déroulait entièrement par Zoom avec des étudiants aux quatre coins du monde.

Le discours du leadership n’a d’ailleurs pas été celui d’une « guerre » à mener ou gagner, mais un engagement de responsabilité civique fondé sur l’analyse des données scientifiques et la prise en charge des besoins de la « communauté ». D’immenses efforts ont été déployés pour subvenir aux besoins de (presque) tous, des étudiants boursiers aux post-docs, aux jeunes professeurs non titularisés, aux restaurateurs, agents d’entretien, contractuels, le staff, financièrement, psychologiquement, technologiquement et intellectuellement. Et face au désastre économique qui se précise, le président de Stanford et la vice-présidente vont amputer leurs salaires de 20%.

D’autres facteurs socio-culturels et géographiques ont aidé à contenir, jusqu’ici, la propagation exponentielle du virus. Il y a d’abord la proximité avec l’Asie, qui est bien plus qu’une donnée géographique ou économique. Au dernier recensement (2010), plus de 33% des San Franciscains se déclaraient « Asian-American », un chiffre qui bondit à 58% de la population à Daly City, banlieue industrielle et résidentielle au sud de la ville. L’Asie n’est pas un horizon lointain sur cette frontière pacifique : elle est au cœur du tissu culturel, ethnique et intellectuel de la région. Elle façonne les manières de socialiser, de se saluer, d’interagir, de se protéger, et de penser le monde. Bien avant l’épidémie il n’était pas rare de voir des jeunes et moins jeunes Chinois ou Asian-American parcourir la ville portant un masque chirurgical, pour se protéger ou protéger les autres.

Autre micro-différence culturelle, qui en période de coronavirus a pu avoir une influence : les gens se touchent moins à San Francisco qu’en France, en Italie, en Espagne ou à New York. Entre la culture hygiéniste, qui fait que les solutions hydro-alcooliques étaient déjà dans les sacs à mains et les officines de dentistes, et le « cool » un peu distant des échanges quotidiens, on se sourit de loin. La socialisation à San Francisco est chaleureuse dans les mots et les visages, mais plus distante physiquement, moins « au contact » (pas de bises à la française, on ne se serre même pas toujours la main pour se présenter, encore moins pour se dire bonjour — un salut de la tête, de loin, suffit ; les « hugs » sont réservés aux retrouvailles).

Cette « distanciation sociale » avant l’heure n’est que le masque affable d’une fracture sociale et raciale vertigineuse.

Cette distance sociale physique dans les interactions du quotidien est mise en abyme par la géographie urbaine, ou plutôt suburbaine de San Francisco et des alentours. Excepté un centre-ville touristique et des affaires assez dense et quelques îlots de tours, la ville s’étale sur sept collines principalement résidentielles, séparées par d’immenses parcs de plusieurs centaines voire milliers d’hectares, comme le Presidio. Les immeubles sont plutôt rares et limités par décret à quatre ou six étages. Le rêve californien est la maison victorienne individuelle (comme la fameuse « maison bleue » de Maxime Le Forestier, récemment mise sur le marché pour la modique somme de 3,5 millions de dollars).

Pour un Parisien ou un New Yorkais, certains quartiers sont en temps normal d’un calme au choix flippant ou apaisant. Dans mon quartier de Potrero Hill, colline coincée entre deux autoroutes où sont perchées des maisons à deux étages, on vit ce paradoxe qu’il y a aujourd’hui, en plein « confinement » : plus de gens dans les rues (car ils ne sont plus ni dans leur voiture ni au bureau) que d’habitude, où l’on peut marcher cinq pâtés de maisons sans rencontrer âme qui vive. D’ailleurs les « clusters » de contagion sont presque exclusivement dans des centres pour sans-abris ou des maisons de retraite, ou dans le quartier de Mission où l’habitat collectif est plus dense.

Chacun dans sa maison individuelle, et surtout dans sa voiture. Avec 1,7 voiture par famille, les San Franciscains font presque tout en automobile (malgré l’émergence du vélo électrique pour vaincre lesdites collines, pentues) : les courses, toutes les courses de la baguette à la pharmacie, la dépose-rapide des enfants devant l’école, les sortes de « drive-in » pour les chercher à 16h00 où l’on embarque non un plat mais un môme (le nôtre généralement, c’est bien organisé), le dentiste, le coiffeur, la balade du week-end à la plage, et surtout, le travail. Entre toutes ces activités, il peut arriver de passer quatre bonnes heures par jour en voiture, juste pour accomplir le minimum vital professionnel et familial. Les 160 000 passagers qui prennent quotidiennement le métro de San Francisco (400 000 sur toute la Baie) font pâle figure en comparaison des 4,3 millions qui s’agglutinent dans le métro new yorkais.

Et ce qu’on ne fait pas en voiture, on le fait en ligne : acheter des habits, commander des repas (UberEat), faire faire ses courses par quelqu’un d’autre (Instacart, DoorDash), et même rencontrer l’âme sœur ou sa « date » (Tinder) — une App née à San Francisco vous évite de sortir de chez vous. Ce faible taux de promiscuité au quotidien aura-t-il freiné lui aussi la propagation du virus ? Là encore, les « leçons » de la crise ne vont pas forcément dans le sens qu’on aimerait : le tout voiture et l’uberisation ont peut-être été des facteurs protecteurs – du moins pour ceux qui peuvent en profiter.

Avec le « shelter in place », les rues ne sont donc pas soudain vides – elles l’étaient déjà dans de nombreux quartiers la plupart du temps. Les interactions sociales se sont raréfiées, notamment dans ces rues qui offraient sur deux pâtés de maison une soudaine concentration d’échoppes, mais on télé-commutait déjà de manière régulière dans les entreprises de l’économie de l’information, de l’éducation, de la tech, ou de la finance. Et avec le tout voiture, combien de gens se croisaient vraiment dans la rue chaque jour, hors quartiers touristiques et d’affaires ? À visualiser New York ou Paris, puis le San Francisco d’avant, on imagine volontiers (même s’il faudrait des études précises) que nombre de San Franciscains faisaient déjà de la « distanciation sociale » sans le savoir.

Et c’est d’ailleurs bien là que le bât blesse. Cette cartographie des interactions humaines esquissée ici à grand traits sans doute grossiers, révèle des failles sociologiques immenses qui se lisent déjà dans la géographie du Covid-19. Cette « distanciation sociale » avant l’heure que permettait la digitalisation des modes de vie et une urbanisation construite autour de la maison individuelle et de l’auto n’est que le masque affable d’une fracture sociale et raciale vertigineuse.

Et si San Francisco échappait donc à la pandémie en partie parce qu’elle a exclu de ses limites, bien avant la crise, ceux qui la font vivre et ne peuvent plus y vivre, ceux qui vivent en habitat collectif, sont locataires, prennent les transports publics, n’ont pas deux tablettes, un ordinateur et 3 Iphones par foyer ? Car qui peut encore habiter dans une ville dont le revenu médian est de $112,000 par an, et où le loyer d’un « one bedroom » est autour de $3500 par mois ?

Passer au tout digital était « seconde nature » pour la couche aisée de la population – celle qui se confine aujourd’hui tandis que les travailleurs qui ne peuvent se payer un loyer à San Francisco continuent de l’alimenter, de la soigner ou de lui livrer ses colis Amazon. Il existe bien encore quelques quartiers qui fourmillent, qui braillent, qui grouillent, qui arpentent, qui se serrent, qui vaquent, comme Mission, le Tenderloin, et ces non-lieux que sont les enclaves grappillées sous les ponts et les autoroutes, les terrains vagues le long des entrepôts, où des tentes éparpillée formant une ville fantôme. Ces quartiers sont eux frappés de plein fouet, par la maladie, par la fracture numérique qui laissent des enfants sans apprentissage et sans repas car sans école, par les licenciements secs, du jour au lendemain.

La Silicon Valley et San Francisco ont été partiellement épargnées par la pandémie. C’est une bonne nouvelle. Sauf si elles l’ont été parce qu’elles s’étaient déjà confinées dans un monde d’après, où la distanciation sociale est d’abord la mise à distance des moins bien lotis.


Cécile Alduy

Chercheuse en littérature, Professeure à Standford, Chercheuse associée à Sciences Po

Mots-clés

Covid-19