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La vie (la terreur) qu’il faut affronter éclairent notre obscurité, une lettre depuis Anvers

Écrivaine

Dans son roman Panda Sex, paru en 2009, l’écrivaine Mián Mián imaginait sa ville de Shanghai en proie à un virus qui empêchait de faire l’amour plus de deux fois par an à l’instar de l’animal symbole de la Chine. Alors qu’elle travaille à l’écriture de son nouveau roman, entre la Belgique et la Hollande, l’écrivaine chinoise Mian Mian nous écrit depuis Anvers.

L’arrivée du Nouvel an chinois 2020 s’est produite avec une rare violence – si l’avenir peut se définir comme à venir, c’est parce qu’il est impossible de prédire ce qui nous s’attend ! Devoir faire face à la mort a gravement ébranlé les sentiments de toute-puissance de notre monde moderne. Le « confinement » a permis à de nombreux internautes d’avoir enfin le temps de circuler sur la toile pour essayer de comprendre : « Mais qu’est-ce qui se passe dans ce monde ? » Jamais je n’ai perdu autant de temps à écouter toutes sortes d’émissions en direct, mais en fait, j’ai l’impression que je ne ferai plus jamais confiance à aucun des principaux médias quels qu’ils soient. Dans ce monde marqué par le contrôle de l’intelligence artificielle et du censorship[1], je préfère encore tirer le fil de mon histoire personnelle pour trouver la réponse à des questions sérieuses.

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J’ai commencé à écrire des romans à l’âge de 15 ans. Depuis ce moment, ma vie a toujours été très agitée. Je connais beaucoup de monde mais je ne me laisse pas suffisamment approcher pour qu’ils me connaissent vraiment, sauf lorsqu’ils tentent de me comprendre au travers de mes œuvres. Ce que je veux dire, c’est que, à cause de la complexité de mes expériences (qui tournent autour de l’écriture, de la censure, de la vie), j’ai en fait beaucoup de mal à faire confiance à qui que ce soit. Et peut-être que, à cause de cela, je suis, dans le regard des autres, quelqu’un qui désoriente ses proches et qui n’encourage pas non plus à la confiance.

Quoiqu’il en soit, en cette période catastrophique qui bouleverse le monde, tout cela n’a plus énormément d’importance. Cela ne signifie pas que nous n’aurons plus jamais assez d’espace pour nous livrer à une écriture complexe, mais simplement que l’écriture va exiger de nous, plus que jamais, sagesse et émotion. Nous passons de nombreuses nuits blanches à discuter de la façon dont l’art nous permet d’exprimer nos folies, et, depuis le départ, nous nous efforçons d’éviter dans nos œuvres la politique et les soucis de la vie matérielle, mais, soudainement, nous avons tous été engloutis par la politique et la vie matérielle ! Il est clair que la cause de nos malheurs vient de notre rapacité extrême, ce qui comprend l’avidité individuelle, et la cupidité du politiquement correct. Le problème vient aussi de la question : « Qu’est-ce qui est important, qu’est-ce qui ne l’est pas pour le moment ? ». Que l’on parle des catastrophes à l’échelle nationale, à l’échelle industrielle ou à l’échelle individuelle, tous les problèmes trouvent leur source dans ces choix cruciaux.

Voilà pourquoi je considère maintenant que ce qui m’importe le plus, c’est de réviser et de corriger mon propre sens moral. De plus, il faudra que nous évitions les conflits entre les individus, entre groupes d’intérêts, même si je ne sais vraiment pas quand se produiront nos lendemains de retrouvailles.

Au début du mois de janvier, j’ai quitté la petite ville médiévale de Castel di Tora, non loin de Rome, pour me rendre tout d’abord dans une grande maison à la frontière qui sépare la Hollande de la Belgique. Je racontais souvent à mes amis de Shanghai que je logeais à la campagne, avec de vrais chevaux autour de moi, mais à quinze minutes à peine de la prochaine boutique Hermès[2] ! Et que, de plus, dans l’espace de ces quinze minutes, il me fallait traverser une frontière. Le navigateur de mon véhicule me disait : « Vous êtes arrivée en Hollande ». « Vous êtes arrivée en Belgique ». À l’époque, j’avais en tête de poursuivre des recherches pour un roman que j’avais toujours eu envie d’écrire, et je m’apprêtais à m’envoler pour le Népal juste après.

Il faut absolument que notre création, nos émotions, notre questionnement soient directs et brûlants.

Mais il n’y a pas eu de voyage au Népal, et je décidai de rester en Belgique pour terminer d’écrire mon histoire. Entre-temps, j’ai encore fait un saut à Paris pour la promotion de mon nouveau livre[3]. À l’approche du Nouvel an chinois, je me mis à suivre à chaque instant ce qui se passait avec cette épidémie qui se répandait à Wuhan. Parfois, en contemplant les grands espaces verts qui s’étendaient devant ma fenêtre, je me sentais bien loin de l’épidémie, jusqu’au jour où l’on me fit savoir que je devrais changer de domicile… Et je fus obligée de déménager en toute hâte vers une autre ville, au moment « le plus dangereux ».

Je me trouve maintenant à Anvers, dans une ville où je n’aurais jamais pensé que j’habiterais un jour. Je suis arrivée ici dans l’après-midi, la veille du début du lockdown[4]. Depuis ce jour, en dehors de quelques courses indispensables, je ne suis allée nulle part. Je peux tout de même sentir qu’Anvers est une ville tout à fait mignonne, le genre d’endroit tout petit mais qui donne l’impression d’être dans une grande ville internationale. J’habite au 15e étage d’un immeuble dans lequel j’ai loué un appartement par Airbnb. La vue me fait parfois penser à ma jeunesse à Shanghai.

J’ai vécu longtemps du côté nord du Bund de Shanghai et mon bureau faisait face au fleuve, jusqu’au jour où j’ai tout à coup pris conscience du fait que ce paysage aquatique, cette « plastic fantastic », m’avait induite en erreur. J’avais fini par croire que j’étais une actrice qui évoluait au centre d’une scène de théâtre. Je compris confusément que ce monde dans lequel « tout était possible, et tout venait juste de commencer » et que j’avais mis de nombreuses années à construire dans mes œuvres, était en fait déjà entré dans sa phase finale. Mais, en réalité, rien n’a jamais été soumis à la loi d’un début et d’une fin.

Quelques années ont coulé par là-dessus, et les hommes que nous avions passionnément aimés sont peut-être déjà morts, ou bien nous ne les verrons plus, mais seule la mort reste incontestable. Pourtant la mort ne signifie pas la fin de la route. Il faut seulement que nous apprenions à y faire face, et le jour de notre mort, il nous faut avoir compris clairement quel a été notre chemin.

Il y a une marque de CD de musiques à danser qui s’appelle « After life ». J’adore la musique et les techniciens de cette maison. Mais sur chacune de leurs pochettes, ils reproduisent l’image de quelqu’un qui garde la tête baissée. Je leur ai envoyé un courrier qui disait ceci : « Cher monsieur After Life, j’aime beaucoup votre musique, mais au moment de la mort, et après la mort, on doit toujours garder à l’esprit de regarder vers le haut. Au moment de partir, regarder en haut, pas regarder vers le bas » ! Ha ha ! Ils ne m’ont évidemment pas répondu… Ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas porter de jugement esthétique sur la mort (ou le suicide), ni considérer que c’est une simple question spirituelle. Il faut absolument que notre création, nos émotions, notre questionnement soient directs et brûlants.

Les livres sont une façon de continuer à ressentir notre amour à l’égard des splendeurs de l’humanité.

Il y a dix ans, j’ai écrit Panda Sex. À l’époque, la « mondialisation » était en train de transformer violemment nos vies. J’y ai décrit toutes sortes de réunions telles qu’elles s’organisaient à Shanghai, et j’ai même décrit des soirées des années trente que j’avais vues en rêve. À l’occasion de toutes ces rencontres, un virus a commencé à circuler. Celui qui en était atteint ne pouvait plus faire l’amour que deux fois par an (comme les pandas). Le virus du panda a transformé les habitants du cœur de Shanghai comme s’ils étaient devenus deux personnes différentes : l’une craignait de ne plus avoir de relations sexuelles, l’autre n’avait pas peur de ne plus en avoir du tout. J’ai même introduit des robots bioniques sortis tout droit des laboratoires, et une forme d’appareil vidéo qui pouvait transmettre à la télévision les scènes qu’il tournait lui-même.

Mais je n’avais jamais imaginé qu’un virus pourrait à ce point frapper et déstabiliser l’humanité tout entière. Au bout du compte, nous ne pouvons que nous questionner sur le but de l’écriture. Alors que mon dernier livre Le Spectacle de la disparition sortait (en français, en anglais et en chinois), je commençais à répondre à moi-même et à mes collègues en campant une nouvelle espèce d’humanité, qui se divisait également en sauveur de l’humanité et en monster. Peu importe le degré du prétendu « succès » de mes ouvrages précédents, celui qui me remplit le plus de satisfaction, c’est celui qui vient de paraître, Le Spectacle de la disparition. Et je me réjouis également d’avoir pu rencontrer mon éditeur français, Sébastien Moreu, ainsi que mon éditeur chinois. Les livres sont une façon de continuer à ressentir notre amour à l’égard des splendeurs de l’humanité, comme Dieu et Bouddha qui sont aux cieux.

À propos du roman que je comptais écrire lorsque je me trouvais à quinze minutes à peine de la prochaine boutique Hermès. À l’origine, la conception de cette histoire tournait autour de plusieurs personnages, hommes et femmes, qui avaient échappé à une catastrophe personnelle. Il y avait parmi eux des Européens, des Chinois de Shanghai, et des Chinois habitant en Europe. Ils se rencontrent dans la petite ville belge de Knokke-le-Zoute, riche d’une histoire surréaliste, et y apportent chacun leurs symptômes de séquelles post-traumatiques. Tous les gens de cette petite ville adorent prononcer des discours (j’invente !). Qu’ils soient à table, à un cocktail lors de l’inauguration d’une exposition, à un mariage, lors d’une activité de déstockage chez H & M, dans leur jardin privé, ils font des discours en toutes occasions.

À l’époque, j’aimais beaucoup cette route qui servait de frontière entre la Belgique et la Hollande. J’aimais les vertes contrées qui défilaient de part et d’autre des fenêtres de mon véhicule, et combien de fois avons nous bavardé ensemble, mon ami et moi, en conduisant et en évoquant toutes sortes de rumeurs ! Maintenant, la frontière entre la Belgique et la Hollande est fermée et mon intérêt ne se concentre plus sur l’histoire d’un petit bourg bien concret, même si son histoire joue un rôle important, mais il a évolué vers la création d’un village de fiction. On y trouve toutes sortes d’oiseaux volants, et les gens qui y habitent sont à la fois ouverts et conservateurs. En revanche ils sont tous très réservés, mais quand ils sont nerveux, ils n’arrêtent plus de parler. Le titre de cette histoire sera : Thus, I have heard. Le sujet sera toujours l’Europe mais, en même temps, j’espère trouver un angle pour revisiter l’époque où je vivais à Shanghai. Il me faut toujours quelques années pour écrire un livre, mais l’avantage c’est que les méandres de l’histoire évoluent avec les sursauts de l’actualité. Là non plus, aucune certitude ne peut être affirmée, mais autrefois au moins, la ville était réelle.

Je voudrais ajouter en conclusion que, comme dans cette petite ville de ce roman de fiction, là où tout le monde aime prendre la parole, chaque voix qui s’élève reflète un point de vue original. Je ne sais pas du tout vers quoi s’oriente notre monde, mais je vois très clairement vers quoi je m’engage. Je pense que, lorsque j’aurai su transformer tous les points de vue en une sorte de cri de générosité (celui de l’amour inconditionnel), je finirai par connaître la liberté de vivre, la liberté d’écrire.

 

Traduit du chinois par Marie Holzman.

La publication de ce texte de Mian Mian prend place dans le cadre du partenariat d’AOC avec les Assises internationales du roman organisées par la Villa Gillet (Lyon), du 11 au 17 mai 2020. Contribuant à la réinvention numérique du festival, AOC a commandé à des auteurs internationaux un texte sur la thématique 2020 : « Le temps de l’incertitude. » Chaque jour sera publié un texte différent.


[1] Censure — en anglais dans le texte. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

[2] La marque Hermès a été traduite phonétiquement en chinois par « 爱马仕 »,qui peut se traduire par « l’Homme qui aimait les chevaux ». Vivre à côté de chevaux est une chose extraordinaire pour une femme de Shangai, et encore plus à côté d’une boutique Hermès.  

[3] Le Spectacle de la disparition, Éditions Sébastien Moreu, 2019.

[4] Confinement.

Mian Mian

Écrivaine

Notes

[1] Censure — en anglais dans le texte. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

[2] La marque Hermès a été traduite phonétiquement en chinois par « 爱马仕 »,qui peut se traduire par « l’Homme qui aimait les chevaux ». Vivre à côté de chevaux est une chose extraordinaire pour une femme de Shangai, et encore plus à côté d’une boutique Hermès.  

[3] Le Spectacle de la disparition, Éditions Sébastien Moreu, 2019.

[4] Confinement.