Les déboulonneurs de statues sont-ils des « communautaristes » et des « séparatistes » ?
Le 22 mai 2020, la Martinique célèbre l’abolition de l’esclavage. Ce même jour, une poignée de militants « anti-héritage colonial » brise deux statues de Victor Schoelcher, à l’origine du décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage. Trois jours plus tard, la mort de George Floyd dans les conditions que l’on sait, déclenche des manifestations contre le racisme et les brutalités policières dans plus de deux cents villes américaines. L’effet de contagion touche plusieurs pays dans le monde entier. Des jeunes de toutes les couleurs et de conditions sociales diverses se mobilisent pendant plusieurs semaines.
En France, le comité « La vérité pour Adama » devient la caisse de résonance de l’organisation américaine « Black lives matter ». Dans le même temps, le déboulonnage d’autres statues « coloniales » touche d’autres villes d’Europe. Le 7 juin à Bristol, c’est celle d’Edward Colston, un marchand d’esclaves, qui finit dans les eaux du port. Le 9 juin, des activistes belges vandalisent l’un des bustes du roi Léopold II et la ville d’Anvers enlève par précaution sa sculpture sur pied. Le 11 juin, un maire d’arrondissement fait retirer à Londres le bronze de Robert Milligan, un trafiquant d’esclaves du XVIIIe siècle.
En France, le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) appelle à « décoloniser l’espace public pour décoloniser les esprits » et revendique le changement du nom des rues ou le déplacement de statues de personnages historiques controversées. Selon une formule de son président, Louis-Georges Tin, « vos héros sont parfois nos bourreaux », à l’instar de Colbert qui est le fondateur de la Compagnie des Indes occidentales et surtout l’instigateur du Code noir. Jean-Marc Ayrault, ancien député-maire de Nantes et ex-Premier ministre, président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, se demande comment comprendre que dans les locaux de l’Assemblée nationale, une salle porte encore le nom de Colbert ?
Comment interpréter aujourd’hui la relance du débat autour du passé esclavagiste et colonial de la France ? Quelle lecture peut-on faire de cette mobilisation qui n’est certes pas nouvelle[1] mais qui connaît une ampleur inédite en France ? Les « déboulonneurs » de statues sont-ils des « communautaristes » et des « séparatistes », ou des militants contre le racisme et la mise sous silence d’une histoire encombrante ? À ces questions, le président Macron répond, dans son allocution du 14 juin dernier, en deux temps. Tout d’abord, il affirme son intransigeance « face au racisme, à l’antisémitisme et aux discriminations » avant d’adresser une mise en garde à ceux qui seraient tentés de « dévoyer ce combat noble » pour le « transformer en communautarisme, en réécriture haineuse ou fausse du passé ». La cause antiraciste est « inacceptable lorsqu’elle est récupérée par les séparatistes ». En conséquence, « la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son Histoire. La République ne déboulonnera pas de statue ».
À l’évidence, le chef de l’État condamne sans nuance les gestes à forte portée symbolique que certains appellent de leurs vœux pour actualiser le paysage mémoriel des villes françaises. Ce faisant, il semble écarter la dimension sociale de ces conflits de mémoire. Car en réalité, les conflits de mémoires sont des conflits sociaux. Les revendications mémorielles sont moins le signe d’un séparatisme latent que le support d’une démarche d’intégration au sein de la République. Le procès du passé esclavagiste et colonial de la France est un écran de projection des frustrations du présent. On y trouve pêle-mêle une volonté d’affirmation identitaire de Français trop souvent perçus différemment des autres, le refus de la banalisation des pratiques discriminatoires et le désir de reconnaissance qui lui est corollaire, la dénonciation des scandales sanitaires aux Antilles (notamment, les effets dévastateurs de l’usage intensif du chlordécone), le rejet sans appel du harcèlement et des violences policières, la quête résolue d’une égalité des chances qui permettent de croire à l’égalité des droits, en bref, la volonté de se sentir citoyens à part entière et d’être respectés en tant que tels.
L’actualisation du récit national est au ciment de la communauté nationale ce que la réduction des inégalités sociales est à la cohésion sociale d’une collectivité.
La réactivation des mémoires du passé esclavagiste et colonial porte sur des enjeux du présent. Les mobilisations sociales qu’elle suscite, sont avant tout des demandes d’égalité et de reconnaissance formulées au nom d’un passé qui est cantonné aux marges de l’histoire de France. Qu’elles empruntent parfois le langage spectaculaire de destructions symboliques ou encore celui d’une rhétorique radicale qui imite les logiques sécessionnistes ne doit pas induire en erreur. Ce dont il est question ici, ce qui presse, ce qui passe au premier plan des consciences, est bien de faire changer le regard que la société porte sur ceux qui se définissent comme des descendants d’esclaves. Contrairement aux insinuations du président Macron, ce n’est pas l’idéal de la République qui est mis en cause par de prétendus communautaristes plus ou moins sécessionnistes, mais la permanence de discriminations injustifiées en dépit de l’assimilation de principe.
Et l’on peut comprendre la tentation de faire un lien entre un passé colonial mal assumé et la perception que ceux qui en sont issus ont de leur place dans la société française actuelle. C’est précisément ce que souligne Louis-Georges Tin, dans un raccourci éloquent : « N’y a-t-il pas un lien entre le piédestal où l’on met les esclavagistes et le mépris social que subissent les descendants d’esclaves ? ». Au-delà des revendications explicites et apparentes, la question mémorielle constituée autour de la transmission du souvenir de l’esclavage et du colonialisme se double d’une question sociale. Des enjeux de justice et de dignité sous-tendent ces revendications mémorielles « victimaires ». Les vider de tout leur contenu social, c’est prendre le risque de renforcer l’inconfort de ceux qui se sentent, parfois à tort mais souvent à raison, rejetés par la République.
En définitive, la reconnaissance de la diversité des mémoires gagne à être articulée avec le combat contre les inégalités économiques et sociales. La quête d’une société plus harmonieuse et conviviale suppose que chacune de ses composantes puisse se retrouver dans un récit national. Hérité de l’histoire, ce récit national n’est pas un donné naturel, immuable mais au contraire, un fait social susceptible de changement. C’est un pacte symbolique entre les membres d’une communauté nationale. Chacun doit pouvoir s’y retrouver. Le partage de références communes doit toutefois l’emporter sur la tentation d’une fragmentation à l’infini du corps imaginaire de la nation. Ici l’histoire a un rôle de premier plan à jouer. Sa connaissance intransigeante apparaît de plus en plus une exigence démocratique en même temps qu’un vecteur d’inclusion démocratique. En cela, l’actualisation du récit national est au ciment de la communauté nationale ce que la réduction des inégalités sociales est à la cohésion sociale d’une collectivité.
Pour Aimé Césaire, l’esclavage et le colonialisme sont irréparables. C’est un fait de l’histoire. À mal incommensurable, réparation (matérielle) impossible. À ses yeux, seule une réparation symbolique – même s’il n’appréciait guère ce mot – était envisageable, privilégiant largement la transmission de cette page sombre de l’histoire nationale, d’une génération à l’autre, avec une pédagogie appropriée. Depuis le vote de la loi portée par Christiane Taubira, le travail du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, l’installation récente de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, les lignes commencent timidement à bouger. Trop timidement sans doute. Le bruit des statues « esclavagistes et coloniales », précipitées de leurs piédestaux, nous hurle que les choses doivent aller plus vite. Il nous rappelle aussi que la République a les mêmes obligations à l’égard de toutes les composantes de la communauté nationale.