Du retour de l’État social au retour du « travailler plus », en passant par la guerre au virus
Le chef de l’État n’en a pas fait mystère, son allocution du dimanche 14 juin devait s’entendre comme le moment politique venant clore une séquence ouverte le 12 mars dernier, lors d’une première adresse aux Français qui précéda de quelques jours le début du confinement national. Or on ne peut manquer d’être frappé par la distance qui sépare le contenu de ces deux allocutions : depuis le surprenant encensement de l’État social jusqu’au retour à la vieille antienne du « travailler plus », on aurait semble-t-il raison d’en déduire la fondamentale superficialité de cette première référence solidariste.
Mais pour comprendre comment on a pu passer si facilement d’un discours à son contraire, c’est sur un autre décalage qu’il faut s’attarder, celui qui déjà avait remplacé, à travers une deuxième allocution annonçant quatre jours après la première le début du confinement, le thème de la solidarité par celui de la martialité. C’est seulement depuis cette première évolution que s’éclaire la dernière allocution présidentielle et le sens politique de la période que nous venons de traverser, depuis une position, qui, on le verra, doit être informée par les sciences sociales, qui seules permettent de comprendre le fond de la référence à l’État social, autant que son rapide abandon.
Cerner l’insistance de la référence faite à l’État social implique d’en revenir à son histoire, celle d’une institution fondée sur un parti-pris anthropologique majeur. Si l’on fait traditionnellement remonter sa naissance à la loi du 9 avril 1898 portant sur les accidents du travail, c’est que se joue, dans l’assurance sociale face au risque de l’accident, la découverte d’un aspect fondamental de la nature de l’individu : en considérant que l’accident n’est plus le lieu d’une faute, ni de l’ouvrier ni de celui qui l’emploie, mais bien d’un risque qui doit être assumé collectivement, on entérine en fait l’idée d’un individu constitué de deux parties hétérogènes.
En tant qu’il est un individu particulier, un corps distinct d’un autre, il est bien impliqué personnellement dans un accident du travail, mais en tant qu’il est un ouvrier, soumis à certaines conditions de travail en cause dans ce même accident, il est un être social. La reconnaissance de cette dualité humaine dérive de l’émergence, à travers l’œuvre d’Adolphe Quételet, de l’approche probabiliste en statistiques[1]. C’est par elle que l’on en vient à considérer que, si, à un niveau très général, le taux d’accident reste stable, peu importe l’ouvrier en poste, celui-ci ne peut être considéré autrement que comme un facteur de risque. Il masque alors une force qui lui est supérieure bien qu’elle n’apparaisse que par son corps propre, celui-là même qui est impliqué dans l’accident.
Si c’est par l’accident du travail et la reconnaissance de la dualité humaine vers laquelle il oriente que se constitue l’État social comme rationalité du risque, c’est à travers un autre événement que celui-ci se développe réellement, allant jusqu’à appréhender comme autant de risques sociaux la vieillesse, la maladie ou encore la pauvreté. C’est en effet sous l’influence du solidarisme de Léon Bourgeois que le domaine de l’assurance s’élargit réellement, passant de la sphère du travail à de nombreux autres aspects de la vie sociale. Or ce courant politique, qui occupe une place majeure dans l’histoire de la IIIe République, est en grande partie fondé sur une conception du « mal social » qu’il hérite des avancées pasteuriennes sur la maladie contagieuse[2] .
La maladie contagieuse, et notamment la tuberculose, démontre plus clairement encore que l’accident du travail que le problème auquel on fait face ne concerne pas l’homme dans sa dimension individuelle, mais l’homme en tant qu’il vit une vie en commun faite d’interactions objectives, que rend particulièrement visibles la contagion. Face à l’événement épidémique, l’existence de l’être social apparaît soudainement comme une évidence, au point de rendre nécessaire le développement de structures collectives prenant en charge des problématiques dont on comprend désormais, qu’étant sociales, leur résolution ne peut reposer sur l’individu.
Cette reconnaissance de la dualité humaine, qui apparaît politiquement dans le développement de droits sociaux, renvoie donc à l’émergence d’une vision de l’homme différente, qui trouve sa véritable source dans les sciences sociales naissantes. Si le point de départ de l’État social est à chercher dans la statistique quétélésienne, dont les travaux constituent une généalogie possible de la sociologie française, parallèle à la voie comtienne, c’est surtout avec la reprise des théories durkheimiennes par Léon Bourgeois que le développement de supports collectifs visant à la protection sociale se trouve réellement fondé.
Il faut voir dans la référence guerrière une tentative de manier maladroitement le seul discours disponible pour dire le collectif.
Rien d’étonnant à cela, puisque l’un des principaux objectifs de la sociologie durkheimienne qui se constitue à cette époque est précisément d’établir que l’on retrouve dans chaque personne, dans chaque « être complet », selon l’expression de l’auteur, un être organique et un être social[3] . La difficulté dont procède le nécessaire projet sociologique est que, dans la période contemporaine, la complexification de l’organisation sociale a conduit à ce que l’être social prenne une forme particulière, celle de l’individu. Tendant à adopter la forme de l’échelle individuelle corporelle, l’être social s’en trouve masqué par la forme organique, qui, en tout temps, demeure celle du corps.
Là où, dans les sociétés que l’on appelle alors « primitives », la dualité pouvait s’énoncer sous la forme de deux termes distincts, comme lorsque certains amérindiens disent être aussi des oiseaux, car leur existence sociale s’organise autour d’un animal totémique[4] , l’être social devient, pour les modernes, invisible. Dans les deux cas cependant, la conscience d’exister dans deux plans d’être distincts apparaît à la faveur d’événements particulièrement intenses, qui, bouleversant les cadres habituels de l’expérience, créent un besoin de sens qui ne peut se résoudre qu’en activant le plan social de l’être, où se loge l’origine de la signification et de la morale dans toute société humaine. Bref, pour les sciences sociales françaises se constituant au début du XXe siècle, la survenue de l’événement permet de rendre visible ce qui est, pour nous, caché : que toute personne vit dans deux plans hétérogènes, proprement incommensurables, et régis par des lois différentes.
On comprend alors que ce soit par la référence à la maladie contagieuse que Bourgeois ait pu, reprenant les théories durkheimiennes, donner sa véritable impulsion à l’État social. Car la maladie contagieuse, en plus d’être un événement comme l’était l’accident du travail, en plus de renvoyer très directement à la vie collective faite d’interactions, a la particularité de reposer sur un virus invisible, qui n’apparaît qu’une fois incorporé dans l’individu. L’invisibilité qui caractérise le virus redouble alors trait pour trait la spécificité du rapport entre être organique et être social en modernité, où ce dernier s’invisibilise. Dans les deux cas, c’est par l’effet que produit sur le corps l’incorporation du social que cette dimension de l’existence apparaît, que ce soit le symptôme de la maladie ou la contrainte du fait social qui s’exprime par la régularité statistique.
S’éclaire alors le besoin politique d’user de la référence à l’État social. Parce que l’événement épidémique, plus que tout autre événement, crée un besoin de sens conduisant à activer le pôle social de l’existence humaine, apparaît soudainement la pertinence d’institutions précisément mises en place pour prendre en charge cette partie de l’être. C’est, du même coup, la deuxième allocution présidentielle, dans sa martialité[5] , qui devient compréhensible.
S’il est vrai que l’événement pandémique force à activer le plan social de la vie humaine, il faut alors voir dans la référence guerrière une tentative de manier maladroitement le seul discours disponible pour dire le collectif, celui de la nation à laquelle la guerre renvoie pour nous nécessairement. Nation qui s’actualise pourtant ici sous une forme particulière, pathologique, qui est celle du nationalisme moderne, duquel est inséparable le conflit guerrier. De l’État social à la guerre au virus, s’énonce donc une tragédie, d’autant plus claire que la seconde ne surgit que parce que la première ne renvoie plus à aucune réalité suffisamment tangible pour rester crédible.
Et les sciences sociales, qui permettent de comprendre que l’abandon des protections sociales et de l’hôpital public force à passer d’une référence solidariste à une référence guerrière, se voient alors contraintes de reconnaître que c’est leur propre défaite qu’elles analysent ainsi. Nécessairement réflexives, elles comprennent que l’abandon qu’elles contemplent n’est rendu possible que parce que la dualité humaine, qu’elles ont pour mission de rendre visible, a cessé de l’être. Apparaît alors, derrière l’événement épidémique et le soudain retour de la dualité oubliée qu’il entraîne, une crise sanitaire qui offre, elle, une tout autre leçon : celle des périls que court une société lorsque les sciences sociales cessent d’y être audibles.