Former la police pour endiguer son racisme ? Chiche !
« Nous n’en ferons jamais assez contre la haine. […] Aucun accroc à la déontologie ne peut être toléré. Aucun raciste ne peut porter dignement l’uniforme de policier ou de gendarme », déclarait le ministre de l’Intérieur, dans sa conférence de presse du 8 juin 2020, tout en souhaitant que l’« engagement [des femmes et les hommes de la police et de la gendarmerie] ne soit plus jamais minimisé, masqué, oublié à cause des agissements de quelques brebis galeuses ». Et le ministre de décliner les réponses qu’il propose, parmi lesquelles l’amélioration de la formation des policiers. En quelle mesure la formation peut-être être une réponse pertinente au combat contre le racisme ? Et d’abord, contre quel racisme ?
Le racisme policier, l’affaire de « quelques brebis galeuses » ?
« Brebis galeuses » : l’expression, quoique convenue, dans ce contexte, est on ne peut plus mal choisie, pour qualifier le racisme policier. L’animalisation – par ailleurs ressort courant du racisme – peut à juste titre être entendue par les concernés comme du mépris, venant de la part de celui parfois qualifié de « Premier flic de France ». Mais dans le registre de la métaphore animalière, les brebis – la symbolique de leur innocence – ou les moutons – et leur suivisme supposé – représentent particulièrement mal la situation policière. Bien que les agents soient censés suivre les ordres, le travail policier se caractérise par une grande marge d’interprétation et d’organisation des situations, que l’exigence de codification réglementaire ne suffit pas à réguler. C’est d’ailleurs pour cette raison que le Code de déontologie (art. R.434-10) fait appel au « discernement » professionnel.
Enfin, la métaphore médicale – elle aussi classique dans la minorisation des groupes sociaux qu’elle vise – semble paradoxalement signifier l’inverse de ce que le ministre essaie de faire accroire. En effet, il y a mieux que la « gale », maladie excessivement contagieuse, pour crédibiliser l’idée que le racisme serait une affaire individuelle et limitée. Somme toute, la métaphore ressemble plus à un lapsus. En effet, nous allons voir que la problématique du racisme est systémique et ancrée dans la structure collective du travail policier. Tel un réflexe de protection institutionnel, ce discours ministériel engage la réponse au racisme sur une voie tout à la fois morale, individualisante et minimisante du problème, ce qui pose bien mal les enjeux…
Dans ce contexte, et tel un réflexe lorsqu’est soulevée la question du racisme, en France, on en appelle à l’éducation et à la formation. « Nous devons former, mieux, toujours mieux. Nous allons accentuer et améliorer notre formation initiale et continue. […] Nous misons sur la formation continue. Nous croyons en elle », déclarait ainsi le ministre dans la même conférence de presse. Si l’on veut bien suivre l’idée que la formation professionnelle peut être un des leviers pour agir sur le problème du racisme policier, encore faut-il se demander quelle sorte de formation est susceptible de produire quelque effet, et quels effets l’on attend d’une formation contre le racisme…
La formation, un remède effectif ?
La formation initiale des policiers permet-elle de répondre au problème ? Soulignons d’abord qu’en l’état, celle-ci est excessivement courte : douze mois pour « former » un ou une gardien·ne de la paix, malgré les difficultés du métier. Ensuite, elle est très largement centrée sur l’acquisition de normes, de règles et de techniques (rédaction de procédures, techniques d’intervention, tir et maniement des armes, préparation physique…). Or, la règle et la technique ne protègent pas du racisme, elles peuvent même être utilisées pour le banaliser. Comme le montre le « Guide de l’élève gardien de la paix en formation initiale » (p.7), le programme ne laisse qu’un ensemble de 63 heures d’« apprentissages complémentaires » et « d’autres interventions en amphithéâtre » (soit 4,6 % des 1368 heures en école, hors stages), qui sont en réalité d’abord tournées vers la connaissance de l’institution (« présentation des directions d’emplois », « des organisations syndicales », « du service de soutien psychologique », etc.). C’est dans ces catégories fourre-tout que les thèmes du racisme ou des discriminations peuvent éventuellement être abordés.
Dans ce contexte peu favorable, lorsqu’elle a lieu, la « formation » sur ces thèmes minorisés privilégie un exposé formel sur des institutions et des dispositifs : « On présente le travail de l’association, on aborde aussi l’accueil des victimes d’actes ou d’injures racistes en commissariat et gendarmerie et on a un temps d’échange », expliquait récemment le responsable des formations de la LICRA – principale association conventionnant avec le ministère de l’Intérieur pour ces interventions. L’enjeu du racisme dans l’institution policière est-il soluble dans la connaissance d’une association antiraciste et dans l’information sur « l’accueil des victimes » ? Une évaluation de ces actions reste à faire, mais il est douteux qu’un tel programme permette de travailler réellement sur les causes et les ressorts du racisme policier.
Des expérimentations de formation plus anciennes permettent en effet de prendre la mesure, à la fois de l’ordre et de l’ampleur du problème, et des enjeux pédagogiques (durée nécessaire, difficultés, méthodes, etc.), dès lors que l’on vise à transformer des pratiques. Au début des années 2000, par exemple, un stage expérimental avec des formateurs d’Écoles nationales de police (ENP), conduit par Charles Rojzman selon les principes de la « thérapie sociale », visait à développer des compétences de régulation du racisme. Cette expérience permet de conclure à la nécessité d’articuler les apprentissages au dévoilement, par les professionnels eux-mêmes, du caractère systémique du phénomène raciste dans la police. La prise de conscience de la place et du rôle que joue le racisme dans le travail, dans le groupe professionnel et dans l’institution, génère en effet, comme le dit Jérémie Gauthier, un « dilemme racial », au sens où « l’interprétation racialisante de la réalité sociale [lorsqu’elle] est mise en question par les acteurs, […] est souvent considérée comme insatisfaisante mais irrésistible ». La pression du groupe et la sorte de fonctionnalité du racisme dans une grande part du travail rendent ainsi difficile la rupture avec ces logiques.
Le rôle de la formation et de la socialisation professionnelles
Contrairement aux propos du ministre, le racisme policier n’est pas exogène à l’institution ni mis en œuvre seulement par quelques individus en défaut de déontologie ; il s’apprend au cours de la trajectoire professionnelle, en se structurant depuis la formation initiale et en se renforçant au cours de la carrière de socialisation au métier.
Sur la socialisation policière, des enquêtes en France ont de longue date montré trois mécanismes à l’œuvre : premièrement, une « adhésion progressive, et massive, à quelques stéréotypes » ; deuxièmement, le durcissement d’un effet de corps et de solidarité à travers les premières années d’expérience professionnelle ; troisièmement, la stabilisation d’une polarisation au sein du groupe professionnel, entre des conceptions divergentes du métier, concernant tant le rapport à la loi que le rapport à l’autre. Le racisme est au carrefour de ces trois mécanismes : il structure des stéréotypes professionnels partagés, relatifs aux populations et aux situations, toutefois il clive le groupe professionnel quant à la légitimité et aux formes de son expression.
Dans le même temps, l’effet de corps empêche sa dénonciation. La division raciale du monde fait ainsi partie intégrante d’une représentation collective qui, tout à la fois soude et clive le groupe professionnel. Car, si « l’ensemble des policiers ne peut être taxé de raciste […] le corps des policiers protège ceux qui le sont, même si en eux-mêmes ils condamnent ces attitudes. L’esprit de corps pèse lourd et la pression du groupe s’exerce à plein en ce domaine ». Le racisme policier relève ainsi d’une dynamique d’action collective, où les références professionnelles partagées en font une « donnée » du travail banalisée, parfois sanctionnée par le « professionnalisme ».
Si l’entrée dans le travail est déterminante, la formation initiale n’est pas en reste dans la production de ce « complexe raciste ». Une expérimentation ayant pour entrée la « sensibilisation sur la discrimination des élèves gardiens de la paix à l’école nationale de police de Marseille », conduite durant quatre années (2003-2006) auprès de sept promotions, a mis cela en évidence. Une partie des futurs agents tient l’idée même de former des policiers sur les discriminations comme une « provocation ». Ils lui opposent « les jeunes qui déconnent », « les étrangers » ou « les musulmans », telle une justification de la discrimination, et se victimisent en arguant du « racisme anti-blanc » ou du « racisme contre les policiers ». La venue d’association antiracistes dans la formation est lue sous le même registre racisant : « Ils nous cassent nos voitures, nous caillassent ce sont eux les racistes, après ils viennent avec leurs associations se montrer dans l’école. Cette opposition entre un « Nous » policier et des « Eux », activée par le thème des discriminations, témoigne à la fois d’une lecture racisée de l’ordre social et d’une disposition à l’affrontement.
Cette logique de l’affrontement est illustrée par un autre exemple. Dans le souci de prévenir les désillusions liées à l’affectation, les formateurs insistent auprès des élèves sur le fait que « 80 % d’entre *eux* » risquent d’être affectés en banlieue parisienne, et ils les incitent expressément à « s’y préparer ». L’implicite de ce discours est la racisation de la « banlieue » et des « clientèles » qui y vivent. À la veille de la remise des résultats de classement déterminant le lieu d’affectation des futurs gardiens de la paix, j’ai pu observer au tableau d’une salle de classe de l’ENP des dessins (réalisés par des élèves ?), reprenant et explicitant le référent raciste partagé. Ainsi, sur deux cartes schématisant la France, l’une indiquait un point, en bas à droite, nommé « Planète mars » (i.e. Marseille), un second point, symbolisant Paris, était intitulé « Beyrouth ». Une autre carte, juste à côté, présentait les deux mêmes localités, mais indiquait « Marseille » et « Bagdad », et figurait entre les deux une grosse flèche rouge légendée : « 80% ». Cela illustre comment la formation initiale des futurs policiers contribue à construire un imaginaire professionnel de la « guerre ethnique », dont la référence puise dans la figure politico-médiatique et mythique du Moyen-Orient. Ainsi se fabriquent dès la formation initiale des projections et dispositions racistes pour appréhender une partie des territoires et des populations vis-à-vis desquels la police est amenée à intervenir.
Cette situation ne peut bien sûr être imputée à la volonté ni de l’école ni des formateurs concernés. La question du racisme policier ne se laisse en effet pas réduire à une intentionnalité ou la « dérive de quelques-uns », comme veut le laisser croire le discours ministériel. Produit complexe et systémique, qui s’inscrit jusque dans la formation du groupe professionnel, dans une institution en souffrance, le racisme policier appelle à repenser en profondeur la formation professionnelle, comme plus largement la régulation du travail policier.