Service public et communs : entre nationalisation et privatisation
L’épidémie actuelle montre à quel point nos services publics sont indispensables mais aussi qu’ils ont été menacés par des années de réformes. Qui plus est, cette épidémie met en péril les services publics privatisés tels que les chemins de fer, les aéroports et les liaisons aériennes. Ces sociétés étant essentielles à notre bien-être, à l’économie, à l’interconnexion entre nos pays et indispensables à nos interactions sociales, vont recevoir des fonds publics afin de surmonter la crise.
Cependant, ces sociétés étant des entités privées et, qui plus est, présentes sur les marchés financiers, on peut s’interroger sur la destination réelle de ces fonds. Comment peut-on être sûr que cet argent servira leur mission d’intérêt public et non à leurs actionnaires ? Comment peut-on savoir que ces fonds ne seront pas détournés vers des fins privées ? La crise du Covid-19 pose ainsi à nouveau la question de la privatisation des services publics. Face aux problèmes que posent les privatisations, bien connus et documentés, la solution de la nationalisation pure et simple de ces sociétés est avancée. Cependant, le choix d’une solution purement publique n’est pas sans inconvénient non plus.
Certes, l’attribution de la propriété à l’État devrait au moins assurer que ces sociétés rendent des comptes au public de façon démocratique, ce qui est déjà extrêmement important, mais qui n’est pas suffisant. La solution publique n’est pas sans défauts pour les services publics : l’état de l’hôpital le montre, on l’a dit, mais il existe aussi quantité d’hypothèses où le choix démocratique peut aller à l’encontre d’autres impératifs éminents, comme le changement climatique. Par exemple, l’ajustement des prix de l’eau et de l’électricité à la demande des citoyens peut être en contradiction avec un développement durable de ces ressources. La demande citoyenne pourrait aller dans le sens d’un prix bas, lequel constitue une incitation à épuiser la ressource.
La propriété publique n’implique ainsi pas nécessairement que les politiques publiques seront conformes à l’intérêt général. Les politiques étatiques peuvent être capturées par des groupes d’influence, d’autant que la participation du public dans le processus de décision n’a pas de caractère impératif dans la plupart des systèmes juridiques. En France, les sociétés publiques ou les administrations nationales de droit commun n’ont pas d’obligation d’inclure des personnalités extérieures dans leur prise de décisions. En d’autres termes, les intérêts du public ou de l’environnement peuvent être écartés.
L’enjeu majeur est donc de trouver une structure de gouvernance entre le public et le privé qui ne se comporte pas comme un « propriétaire » de l’intérêt général. Il s’agirait de savoir comment mettre en place une structure décisionnelle qui assure la meilleure utilité sociale de la ressource ou de l’activité en question sans être capturée par les intérêts de la structure, de l’Administration ou du public. La notion de la propriété et de personne morale, qu’elle soit publique ou privée, est cardinale dans la résolution de cet enjeu. L’intérêt actuel pour les communs, les coopératives, les community land trusts (organismes fonciers solidaires) ou community benefits agreements (accords sur les avantages pour la collectivité) permettent de renouveler la réflexion.
Du public au privé et du privé au public
Après la fin de la deuxième guerre mondiale, le débat sur les services publics a été structuré autour de l’idée de la propriété (publique ou privée) et non pas sur la gouvernance ou sur la manière d’accommoder la structure du pouvoir dans les services publics afin qu’ils puissent remplir leur utilité sociale le plus largement possible. Aux États-Unis, la peur du socialisme n’a jamais permis d’envisager à une large échelle le caractère public et commun de ces services (à l’exception de l’eau et de l’énergie dans les États fédérés et de la poste au niveau fédéral). Dans tous les cas, le basculement a toujours été entre le monopole et la concurrence pure et simple. En Europe, concurrence et privatisation vont de pair depuis les années 1980.
L’idée sous-jacente aux programmes de nationalisation en France et au Royaume-Uni était d’équilibrer la « force brute du monopole » – pour employer ici la formule du fondateur de la BBC – avec le contrôle démocratique. Avec l’effondrement de ce système dans les années 1970-1980, le pouvoir exercé par ces monopoles a été transféré entre des mains privées. Il a été considéré que la concurrence entre les acteurs privés émergerait et que cela rendrait inutile tout contrôle par l’État. Autrement dit, le système qui trouve son origine dans les années 1980 a transféré les responsabilités de l’État au marché, celui-ci étant supposé faire mieux dans le domaine de la régulation des services publics. Pour autant, la concurrence n’a pas vu le jour, en tout cas dans tous les secteurs. Comment le pourrait-elle, dès lors que les services publics sont basés sur la propriété d’une certaine infrastructure ?
C’est ici que réside la contradiction des programmes de privatisation : on transfère une certaine infrastructure vers des mains privées en espérant que la concurrence apparaîtra comme par magie. Or la propriété étant ce qu’elle est depuis l’époque moderne et de sa première conceptualisation par Grotius et plus tard par les théoriciens de l’individualisme possessif, le propriétaire d’une infrastructure est complètement libre d’autoriser ou non l’accès à son bien en fonction des prérogatives qui s’attachent au droit de propriété.
En plus d’empêcher toute concurrence, la propriété d’une infrastructure essentielle a pour effet de transférer des rentes à un acteur privé, ce qui favorise la montée des inégalités. L’exemple le plus frappant et le mieux documenté est celui des autoroutes. La privatisation des autoroutes a donné aux sociétés privées concessionnaires la possibilité de réaliser des bénéfices très importants qui ne permettent plus, en revanche, de financer d’autres modes de transport plus éco-responsables ou d’autres services publics. Qui plus est, la procédure d’externalisation et de privatisation crée des risques non négligeables de corruption et de perturbation de la démocratie, car ces sociétés auront tendance à faire pression sur le législateur pour conserver leurs privilèges.
De surcroît, ces services publics privatisés ont laissé de côté l’idée de citoyenneté administrative et l’ensemble des valeurs attachées à l’ancien modèle. Des indicateurs nous montrent que de nombreux citoyens sont en train d’être laissés pour compte. En France, alors que les Parisiens devraient profiter bientôt de la 5G, plusieurs parties du territoire national n’ont encore aucun réseau de téléphonie mobile solide. Dans les universités, avec le confinement, nous avons ainsi dû faire face à une fracture numérique qui montre bien les limites du modèle actuel. L’universalité et l’égalité primaient dans le système antérieur. Elles permettaient d’assurer un lien étroit avec l’usager-citoyen des services publics. Ce système n’était pas sans défaut, mais il diffusait dans la société certaines valeurs publiques.
La privatisation des services publics a ainsi renforcé partout la structure oligarchique de nos sociétés. Il contribue à expliquer la hausse des inégalités dans le monde occidental. Eu égard aux défaillances de l’initiative privée dans la gestion des services publics, nous sommes actuellement face à une nouvelle tendance – particulièrement au niveau local – à la municipalisation. C’est visible dans le domaine de la fourniture de l’eau potable ou des énergies par exemple en Allemagne, en France, en Italie et au Royaume-Uni. La municipalisation des services publics est une tendance forte dans ces territoires. Pourrait-il y avoir une voie entre les deux ?
Une troisième voie est-elle possible ?
Même si la notion de la troisième voie est associée avec l’évolution du parti travailliste dans les années 1990 avec son acceptation de l’idéologie du marché, nous soutenons ici qu’une véritable troisième voie serait de trouver un compromis entre la pleine nationalisation et la pleine privatisation via une structure de régulation inédite. L’idée des communs en serait l’un des fondements. Par le passé, que ce soit en France ou au Royaume-Uni, il y eut d’autres modalités de gestion des services essentiels non tributaire de la conception classique de la propriété. Ces modalités ont été progressivement abandonnées pour privilégier l’idée d’une propriété publique dans la forme d’une propriété de l’État.
Au Royaume-Uni, ces idées sont associées avec le socialisme des guildes (Guild Socialism) et avec l’idée de la participation des ouvriers à la direction des entreprises. L’autogestion fut ainsi une idée importante au début du XXe siècle. La difficulté de ce modèle est qu’il n’est pas possible, dans un modèle basé sur l’autogestion, de rendre des comptes aux citoyens. En France, l’idée de la propriété étatique fut entérinée par la Constitution après la deuxième guerre mondiale. L’alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946 indique à cet égard que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».
Pendant les débats d’élaboration de cet article, une autre proposition de formulation fut énoncée : « doit cesser d’être au service des intérêts privés ». Cette formulation permet plus d’intervention dans la structure de la propriété. Les partisans de cette formulation défendirent l’opinion selon laquelle elle serait de nature à prendre en compte la gestion coopérative des moyens de production[1]. Au moment des débats parlementaires, un député a pu affirmer que cet alinéa, en mettant en avant la propriété publique, écartait l’option coopérative. Il indiqua que la propriété coopérative n’était pas une propriété publique. Les programmes de nationalisation exclurent ainsi certaines alternatives.
Depuis cette époque, beaucoup de progrès ont été faits en science politique et en science économique. En particulier, Oström[2] a donné une nouvelle légitimité à l’autogestion des ressources. La principale différence entre les communs d’Oström et les services publics réside dans la notion d’éviction. L’accès et l’éviction sont au cœur de sa définition des ressources communes (common pool ressources) qui sont, pour les tiers, assimilables à des biens privés. Dans les communautés qu’Oström a pu étudier et qui gèrent leurs ressources de façon durable, l’exclusion était présente. Elle fait ainsi partie de sa définition du commun. Or les services publics ne peuvent pas pratiquer l’exclusion. Les études d’Oström ne sont donc pas transposables.
Sous quelles conditions l’autogestion des services publics pourrait-elle être mise en œuvre de façon effective dans l’intérêt général ? Ce domaine de recherche gagnerait à être développé. Par exemple, aux États-Unis, les infrastructures d’électricité sont gérées avec un modèle de gouvernance collaborative. Dans les années 1990, la Commission fédérale américaine de régulation de l’énergie (FERC) émit l’Order 888 qui ordonna la séparation du secteur en trois segments (génération, transmission et distribution de l’énergie). Pour l’organisation de la transmission (soit le transport de l’électricité à travers des câbles de haute tension), ce régulateur promut la réorganisation de l’industrie autour d’organisations sans but lucratif appelées gestionnaires indépendants du réseau (ISO)[3].
Cette structure était gérée par toutes les parties prenantes (industriels, consommateurs, et gouvernements). On a donc une structure sans but lucratif, gérée par les parties prenantes. Cet exemple montre que les services publics pourraient être remodelés sur une base ad hoc afin d’encourager des modèles de management inclusif. L’enjeu majeur ici est la conception institutionnelle de chaque organisme. Comment peut-on inclure les salariés ? Comment peut-on inclure le public ? Mais, plus difficile encore, comment peut-on inclure les enjeux environnementaux ou les enjeux pour les générations futures qui n’ont pas de représentant ?
La nature ad hoc des communs est une bonne manière de résoudre « la polycentricité » des enjeux posés par les services publics. Comme le droit des sociétés, en France, fonctionne avec un nombre restreint de modèles (SA, SARL, etc.), une solution pourrait être d’utiliser la liberté contractuelle afin que les parties prenantes puissent élaborer la forme institutionnelle la mieux à même de refléter la diversité des intérêts que portent les services publics. L’État devrait évidemment être présent, mais il ne devrait pas dominer la structure, car il n’est pas le seul acteur représentant l’intérêt général. L’intérêt général doit être co-produit par l’ensemble des parties prenantes.
Une difficulté est particulièrement saillante : comment représenter l’environnement ? Nous pensons que les dispositifs démocratiques (fondés sur la logique majoritaire) peuvent ne pas être efficients dans la représentation de cet enjeu majeur. C’est pourquoi ces institutions devraient comporter des unités indépendantes sur le modèle du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Ce GIEC devrait être intégré au processus de décision afin d’évaluer et d’intégrer les intérêts qui ne peuvent pas avoir de voix et que seule l’expertise peut évaluer.
Certaines juridictions ont permis l’action en justice de certaines entités naturelles, comme un fleuve. Cette évolution va dans le bon sens, car elle permet d’établir des contre-pouvoirs. Elle ne permet en revanche pas de résoudre le problème de la représentation de la nature dans les instances en charge d’exploiter la nature. En d’autres termes, la recherche sur les communs et sur l’idée d’autogestion des services publics a encore besoin d’être approfondie afin de trouver le juste équilibre institutionnel entre toutes les parties prenantes (et spécialement ceux qui n’ont pas de représentant comme la nature).