Santé

Porteurs sains, le nouvel imaginaire politique de la Covid-19

Philosophe

L’importance de la pandémie de Covid-19 ne se mesure pas seulement au nombre des cas mais aussi par l’inflexion qu’elle apporte au concept même de maladie contagieuse. Avec la figure nouvelle du porteur sain, il existe désormais un malade qui s’ignore. C’est cette hypothèse qui a forgé ce qu’on peut appeler l’imaginaire politique de la maladie, et favorisé l’acceptation collective du confinement général. Une maladie n’est pas qu’un tableau clinique, elle est aussi une pratique de soi.

« Des gens qui ont peur de dormir, des gens qui ont peur de leur propre famille. Ils présentent des symptômes paranoïaques à propos de l’identité des autres. Des gens qui ont peur d’eux-mêmes… La base est pleine de personnes déplacées. »
Major Collins (Forest Whitaker), dans Body Snatchers d’Abel Ferrara (1993)

 

L’épidémie de mars 2020 a déclenché une grande panique, non seulement virale, mais sémiotique. La Covid-19 s’est répandue en signes disparates, que l’on découvrait au fur et à mesure de leur recensement empirique : toux, fièvre, insuffisance respiratoire, perte du goût et de l’odorat, lésions cutanées, pseudo-engelures, embolies pulmonaires, troubles neurologiques, syndrome de Kawasaki chez les enfants, etc. Mais le plus inquiétant des signes de cette maladie émergente a paradoxalement été son absence de symptôme, chez celui qu’on appelle le « porteur sain ».

En mars 2020, la part supposée prépondérante des malades asymptomatiques dans la contagion n’avait pas été avérée, mais, qu’elle soit vraie ou non, cette idée a assurément compté dans la sémiogenèse sociale de la maladie. C’est cette hypothèse qui a forgé ce qu’on peut appeler l’imaginaire politique de la maladie, et favorisé l’acceptation collective du confinement général. Vous êtes peut-être malade sans le savoir, protégez les autres, restez chez vous.

Dans cet imaginaire, le porteur sain fait figure d’ennemi intime : votre enfant, votre petit-fils sont vos potentiels porteurs de mort. Ils abritent une colonie virale dans leurs fosses nasales. Si, par l’aspect global de la « guerre » pandémique déclarée, on s’est soudain cru dans World War Z, on s’est psychologiquement plutôt cru dans Body Snatchers ou dans The Thing de John Carpenter. Solidaires paranoïdes, on ne sait pas dans quel corps le virus a élu domicile pour se répliquer.

Qu’est-ce qu’une maladie ?

Dans la langue anglaise, il existe trois mots différents pour nommer la maladie : Disease, Illness, Sickness[1]. Pour analyser le cas Covid, il


[1] Voir Bjørn Hofmann, “Disease, Illness, and Sickness”, in. Miriam Solomon, Jeremy R. Simon, Harold Kincaid (dir.), The Routledge Companion to Philosophy of Medecine (2016).

[2] La tension de la Covid entre sa dimension individuelle et sa dimension sociale est condensée dans la différence entre les deux types de tests qui ont été développés pour l’identifier, tests virologiques (par prélèvement de sécrétions) d’un côté, et tests sérologiques (par prélèvement sanguin), de l’autre. Le test virologique détecte la présence du virus dans le corps du sujet, il détermine donc le statut pathologique du sujet (infecté/non infecté) ; le test sérologique détecte les anticorps spécifiques au virus, il détermine donc le statut immunitaire du sujet (immunisé/démuni). Le test sérologique n’a donc aucune utilité pour diagnostiquer quelqu’un qui manifeste des symptômes typiques de la maladie, et dont le test virologique confirmera le diagnostic. En revanche, le test sérologique permet d’attester qu’une personne qui l’ignorait a été en contact avec le virus, autrement dit qu’elle a été malade sans avoir les symptômes qui lui auraient permis de le savoir.

[3] Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale » et « L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne », in. Dits et Ecrits II, 1976-1988, Gallimard, 2001, p.207-228 et p.508-521.

[4] Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population. Cours au collège de France, 1977-1978, Seuil/Gallimard, 2004, p. 61-63.

[5] Cette thèse est longuement défendue dans mon essai paru en mai 2020, Virus couronné. Prolégomènes à toute viropolitique future qui voudra se présenter comme science, éditions Questions Théoriques.
Voir en ligne.

Frédéric Bisson

Philosophe

Rayonnages

SociétéSanté

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Voir Bjørn Hofmann, “Disease, Illness, and Sickness”, in. Miriam Solomon, Jeremy R. Simon, Harold Kincaid (dir.), The Routledge Companion to Philosophy of Medecine (2016).

[2] La tension de la Covid entre sa dimension individuelle et sa dimension sociale est condensée dans la différence entre les deux types de tests qui ont été développés pour l’identifier, tests virologiques (par prélèvement de sécrétions) d’un côté, et tests sérologiques (par prélèvement sanguin), de l’autre. Le test virologique détecte la présence du virus dans le corps du sujet, il détermine donc le statut pathologique du sujet (infecté/non infecté) ; le test sérologique détecte les anticorps spécifiques au virus, il détermine donc le statut immunitaire du sujet (immunisé/démuni). Le test sérologique n’a donc aucune utilité pour diagnostiquer quelqu’un qui manifeste des symptômes typiques de la maladie, et dont le test virologique confirmera le diagnostic. En revanche, le test sérologique permet d’attester qu’une personne qui l’ignorait a été en contact avec le virus, autrement dit qu’elle a été malade sans avoir les symptômes qui lui auraient permis de le savoir.

[3] Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale » et « L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne », in. Dits et Ecrits II, 1976-1988, Gallimard, 2001, p.207-228 et p.508-521.

[4] Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population. Cours au collège de France, 1977-1978, Seuil/Gallimard, 2004, p. 61-63.

[5] Cette thèse est longuement défendue dans mon essai paru en mai 2020, Virus couronné. Prolégomènes à toute viropolitique future qui voudra se présenter comme science, éditions Questions Théoriques.
Voir en ligne.