Société

« Société de provocation » et services publics

Sociologue

Est-il difficile de comprendre que les agents des services publics ne soient pas heureux et enthousiasmés par les appels aux dons lancés par nos gouvernants en pleine crise sanitaire ? Comment ne pas voir dans cette substitution des dons à un financement pérenne et régulier, par le biais de l’impôt notamment, une forme de provocation ? Surtout quand ces appels émanent de ceux qui pourraient pratiquement – ils en ont le pouvoir théorique – transformer les règles du jeu qui mettent les services publics dans des situations intenables.

Dans un contexte de « gilet-jaunisation » de la société déjà bien décrite par plusieurs chercheurs, les colères se font entendre de plus en plus fort et ont davantage de mal à être contenues[1]. L’une des dernières formes d’expression de cette colère a visé les appels aux dons, qui se sont multipliés pour les soignants et l’hôpital soumis à une forte pression, et dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’ont pas suscité la reconnaissance éperdue des intéressés.

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Est-il pourtant difficile de comprendre que les agents des services publics ne soient pas heureux et enthousiasmés des dons sollicités par nos gouvernants ? Comment ne pas voir dans cette substitution des dons à un financement pérenne et régulier, par le biais de l’impôt notamment, une forme de provocation ? Surtout quand ces appels émanent de ceux qui pourraient pratiquement – ils en ont le pouvoir théorique – transformer les règles du jeu qui mettent les services publics dans des situations intenables : dette de l’hôpital[2], université autonome mais passée sous tutelle ministérielle[3], manque chronique de moyens pour la petite gare qui tombe en ruine, injonctions contradictoires pour le bureau de poste appartenant maintenant à la mairie[4]

Comment ne pas distinguer par ailleurs qu’un appel aux dons ou une revalorisation salariale n’a pas la même signification pour des soignants, des enseignants, des professionnels « en première ligne »[5] sur leur valeur professionnelle, sur l’importance qu’une société leur accorde et sur la hiérarchie des métiers (cf. les comparaisons entre les rémunérations des chercheurs en biologie et celles des joueurs de foot, qui ont constitué des punchlines exprimant cette idée de priorisation problématique entre des métiers ne présentant pas le même degré d’intérêt général) ? Ces appels aux dons constituent donc, pour ces professionnels, un déni de leurs compétences, savoir-faire et utilité sociale, lequel est source de colère.

Au vu de ce contexte, deux traits saillants et inter-reliés ressortent et sont mis en lumière par la période de crise sanitaire. La premier concerne la dissonance insoutenable entre les richesses d’un pays et le manque de moyens pour assurer les besoins élémentaires de sa population, société que Romain Gary appelait « de provocation ». Le second renvoie à la manière dont la société y répond avec des agents des services publics qui n’ont pas la possibilité de faire défection au nom d’un principe de continuité. L’épidémie mondiale de coronavirus exacerbe ce décalage en mettant en tension accrue les services publics dont le nivellement par le bas relève en partie de la provocation dans la provocation.

Une provocation non pas individuelle mais collective

J’emprunte l’expression « société de provocation » à Romain Gary qui, dans Chien blanc, explique : « J’appelle “société de provocation” toute société d’abondance et en expansion économique qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe, les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de la population qu’elle provoque à l’assouvissement de ses besoins réels ou artificiellement créés, en même temps qu’elle lui refuse les moyens de satisfaire cet appétit » (Romain Gary, 1972, Chien blanc, Folio, p. 97).

Il y a en effet une part de provocation que l’on peut imputer à des individus. Les erreurs de communication existent, et certains membres du gouvernement ont démontré une véritable excellence dans le domaine, tant la « gestion de la crise » et le maniement des fameux « éléments de langage » ont donné lieu, depuis plusieurs semaines, à des revirements spectaculaires, prenant parfois une forme qu’il est difficile de ne pas désigner comme pathétique. Néanmoins, il y a également une dimension collective de la provocation, qui doit être interrogée : ne sommes-nous pas en effet dans une « société de provocation » qui rend de moins en moins supportables les situations (malade, confiné, réquisitionné, sans emploi, chômeur, exploité, enfermé, exclu, isolé…) dans lesquelles chacun se trouve ou est renvoyé ?

Quand Romain Gary écrit Chien blanc en 1969, le contexte de l’écriture du roman est celui de l’assassinat de Martin Luther King et des mouvements de contestation des Noirs américains pour l’égalité civique, politique et sociale. Plus profondément, ce que Gary nomme « société de provocation » renvoie à un décalage entre la surabondance de richesses disponibles et l’incapacité à satisfaire des besoins essentiels, qui a choqué l’auteur et que l’on retrouve aujourd’hui de manière exacerbée.

Ce constat est peut-être plus cru avec la mise en visibilité qu’offre l’épidémie du coronavirus des possibilités stratifiées de résistances des différentes classes de la population : entre ceux qui partent se confiner confortablement à la campagne, ceux qui restent où ils sont – avec des différences extrêmes dans la gamme des situations – et ceux qui n’ont pas la possibilité de rester à la maison et se rendent au travail pour sauver des vies, mais aussi faire le ménage, scanner des articles en caisse de supermarché, ou déposer des chaussures commandées en ligne au domicile des acheteurs.

Un décalage entre les besoins et les moyens exacerbé avec la pandémie

Cette « société de provocation » tient à la soutenabilité du décalage entre, d’un côté, des richesses présentes (réellement ou potentiellement) pour les uns et, de l’autre côté, un manque de moyens pour les autres. L’idée sous-jacente de cette « société de provocation » est précisée ainsi par Gary : « J’appelle donc “société de provocation” une société qui laisse une marge entre les richesses dont elle dispose et qu’elle exalte par le strip-tease publicitaire, par l’exhibitionnisme du train de vie, par la sommation à acheter et la psychose de la possession, et les moyens qu’elle donne aux masses intérieures ou extérieures de satisfaire non seulement les besoins artificiellement créés, mais encore et surtout les besoins les plus élémentaires » (Chien blanc,  p. 98).

Les « besoins les plus élémentaires » de nos sociétés modernes renvoient, nous en avons désormais la démonstration quotidienne, en grande partie aux services publics. L’écart entre ce que la « société de consommation » dont parlait Jean Baudrillard[6] offre, voire exige que l’on ait, et l’insatisfaction des besoins élémentaires est plus que jamais criant, notamment quand il est question d’objets simples mais vitaux comme les masques, blouses ou respirateurs. Il fait écho à un hiatus entre les besoins « artificiellement créés » donnant lieu à des dépenses privées débridées et ceux, plus fondamentaux, pour lesquels les moyens publics alloués ne cessent de se réduire.

Cet écart renvoie donc à la situation que rencontrent aujourd’hui les professionnels de santé, les agents des services publics et autres travailleurs « essentiels » aux besoins du pays pour reprendre l’expression utilisée par nos représentants politiques. Mais ce décalage existait avant la pandémie, et cette crise sanitaire ne doit pas faire oublier que les plaintes et revendications d’un certain nombre de ces « emplois protégés » et autres métiers « privilégiés » que plus personne ne souhaite toutefois occuper (cf. par exemple les besoins en infirmières ou en enseignants qui s’avèrent non pourvus dans certains territoires) avaient déjà été formulées.

La continuité du service public ou l’impossibilité de faire défection

Les professions du service public font partie de celles qui restent « au front », celles pour qui la question de s’arrêter ne se pose pas. Ce décalage rappelle donc aussi que les services publics n’ont pas la possibilité de faire défection, de se retirer quand la situation paraît sans issue ; ils n’ont pas la possibilité de « disparaître », de se retirer dans leur vie privée. Le for intérieur n’est pas leur affaire du jour. Ils doivent être là, rester présents, souvent en « première ligne » c’est-à-dire au contact direct, régulier, frontal – et donc parfois douloureux – des usagers.

Or quand il s’agit de continuité du service public, se pose la question du « à quel prix ? », qui fait écho non pas seulement au prix économique mais aussi au prix humain. Combien de soignants seront envoyés, sans le matériel et les protections nécessaires, au-devant de patients infectés ? Comment est-il possible de considérer dans des émissions télévisées que « Si un livreur peut venir vous déposer une pizza à votre domicile, un facteur peut bien passer déposer votre courrier » ? Là est la provocation, celle qui redouble l’étalage des richesses dans un contexte de pénurie.

Ce qui est suggéré au travers de cette comparaison entendue un matin d’avril 2020, c’est qu’une mise en danger volontaire des travailleurs (en leur faisant endosser la responsabilité de celle-ci, formulaires signés à l’appui parfois) devrait être souhaitable au nom du service public, et que l’attitude des postiers, soignants, enseignants exerçant un droit de retrait ou faisant part de leurs inquiétudes à exercer leur métier comme à l’ordinaire est scandaleuse. Ce nivellement par le bas (puisque d’autres plus précaires acceptent – ou sont contraints – de prendre des risques) est pernicieux car, en utilisant le principe de continuité du service public pour reprocher à la Poste d’avoir réduit les tournées de ses facteurs et fermé ses bureaux de poste, toute l’hypocrisie de cette société de provocation ressort.

Dans ce cas exemplaire de la Poste, c’est davantage le fait d’avoir pris unilatéralement la décision de réduire les journées de distribution du courrier qui, en réalité, pose problème. La Poste doit rester au service de l’État pour assurer la distribution des lettres comme des prestations sociales, mais se débrouiller seule pour garantir la sécurité de ses agents inquiets face au coronavirus. Or, en distendant progressivement depuis 1991 (année de sa transformation d’administration d’État en entreprise publique) le lien entre La Poste et l’État au fil des années, en l’enjoignant à une rentabilité (ou du moins un équilibre financier) sur des missions qui sont structurellement déficitaires[7], les membres du Gouvernement et autres Élus de la République ne devraient pas surpris que l’entreprise La Poste agisse comme telle. Encore que sur ce point, elle a réduit son activité, sous la pression syndicale, précisément pour moins exposer ses agents au virus et les protéger en partie.

Pourtant, le modèle étant à présent celui du livreur qui poursuit, lui, le travail, les principes de continuité et d’égalité du service public se retournent contre ceux qui, sur le terrain, les défendent. Mais ces deux principes s’accompagnent d’un autre qui n’est pas invoqué, celui de la « mutabilité » qui renvoie à l’adaptation nécessaire du service ainsi qu’à l’évolution de l’exigence de l’intérêt général. En raison de l’effritement du mythe du service public, ce principe est passé du stade de la présomption à celui de la démonstration du service public.[8] Aujourd’hui dans les hôpitaux, avec la gestion de la crise sanitaire ; dans les écoles, avec la mise en œuvre de la « continuité pédagogique » ; la démonstration du bien-fondé du service public est pourtant faite.

La mutabilité du service public : jusqu’où ira la provocation ?

Revenons à l’expression « société de provocation » qui recouvre un décalage interrogeant ce qui entre dans la définition des biens fondamentaux : quels services méritent les efforts consentis par la population (en contrepartie des impôts payés par exemple) ? En écho à ces préoccupations, la faiblesse des moyens alloués aux services publics et leur insatisfaction devenue criante, aux yeux mêmes de ceux qui les mettent en œuvre, comme des citoyens, pose cette question à notre démocratie : jusqu’où ira la provocation ? Jusqu’où les limites de la détérioration de l’État social pourront-elles être repoussées ?

Romain Gary termine son livre sur cette considération : « Il manque aux Blancs et aux Noirs américains une communauté de malheur qu’ils n’ont jamais connue au cours de leur histoire, telles que celles qu’ont connues les pays européens, un cataclysme fraternel. » (Romain Gary, Chien blanc, p. 183). Pour dresser un dernier parallèle avec l’écrivain, il est possible de se demander si la pandémie actuelle n’est pas en train de former une « communauté de malheur » ou « de souffrance ». En ce qu’elle serait alors créatrice de lien social, cette « communauté de souffrance » redonnerait du sens à la notion de solidarité nationale invoquée par le président de la République lors de ses allocutions aux Français.


[1] Jeanpierre L., 2019, In girum. Les Leçons politiques des ronds-points, La Découverte.

[2] Juven P.-A., Pierru F., Vincent F., 2019, La Casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Éditions Raisons d’Agir.

[3] Henry O., Sinigaglia J., 2014, « De l’autonomie à la mise sous tutelle : contraintes budgétaires et stratégies gestionnaires des universités », Savoir/Agir, vol. 29, n°3, p. 15-24 ; Bodin R., Orange S., 2013, L’Université n’est pas en crise. Les Transformations de l’enseignement supérieur : enjeux et idées reçues. Éd. du Croquant.

[4] Vezinat N., 2012, Les Métamorphoses de la Poste, Professionnalisation des conseillers financiers (1953-2010), PUF ; Siblot Y., 2006, Faire valoir ses droits au quotidien. Les Services publics dans les quartiers populaires, Presses de Sciences Po.

[5] Douguet F., Fillaut T., Hontebeyrie J., 2016, Intervenir en première ligne. Les Professions de santé libérales face au défi de la santé de proximité, L’Harmattan.

[6] Baudrillard J., 1986, La Société de consommation, Gallimard.

[7] Vezinat N., 2019, « Un statut fragilisé ou protecteur pour l’entreprise publique ? Missions de service public et rapport à l’État de l’entreprise La Poste », Droit et sociétés, n°103, p. 669-689.

[8] Chevallier J., 2018 (1987), Le Service public, PUF.

Nadège Vezinat

Sociologue, Maîtresse de conférence

Notes

[1] Jeanpierre L., 2019, In girum. Les Leçons politiques des ronds-points, La Découverte.

[2] Juven P.-A., Pierru F., Vincent F., 2019, La Casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Éditions Raisons d’Agir.

[3] Henry O., Sinigaglia J., 2014, « De l’autonomie à la mise sous tutelle : contraintes budgétaires et stratégies gestionnaires des universités », Savoir/Agir, vol. 29, n°3, p. 15-24 ; Bodin R., Orange S., 2013, L’Université n’est pas en crise. Les Transformations de l’enseignement supérieur : enjeux et idées reçues. Éd. du Croquant.

[4] Vezinat N., 2012, Les Métamorphoses de la Poste, Professionnalisation des conseillers financiers (1953-2010), PUF ; Siblot Y., 2006, Faire valoir ses droits au quotidien. Les Services publics dans les quartiers populaires, Presses de Sciences Po.

[5] Douguet F., Fillaut T., Hontebeyrie J., 2016, Intervenir en première ligne. Les Professions de santé libérales face au défi de la santé de proximité, L’Harmattan.

[6] Baudrillard J., 1986, La Société de consommation, Gallimard.

[7] Vezinat N., 2019, « Un statut fragilisé ou protecteur pour l’entreprise publique ? Missions de service public et rapport à l’État de l’entreprise La Poste », Droit et sociétés, n°103, p. 669-689.

[8] Chevallier J., 2018 (1987), Le Service public, PUF.