Rediffusion

Le corps du citoyen : violence et démocratie

Historienne

Le renoncement à la violence est la condition de la démocratie. Elle trace une ligne rouge qui distinguait citoyens et esclaves au temps de la démocratie grecque, citoyens et nègres au temps de la colonisation, citoyens et manifestants, gilets jaunes, grévistes aujourd’hui. Ceux qui croyaient être du bon côté, qui se croyaient blancs, ont fait l’expérience de leur négrification et découvert que leurs corps mutilés, agressés, tués, ne sont pas les lieux sacrés de la démocratie. Rediffusion du 11 février 2020

L’inviolabilité du corps du citoyen est un principe fondamental de la démocratie athénienne. L’atteinte au corps du citoyen, et plus largement l’agression ou l’usage de la violence, définit un crime de lèse-démocratie. Héritières revendiquées du régime athénien, les démocraties européennes se sont également construites sur le principe que la violence devait être transcendée par la médiatisation politique et l’application de la loi, cette dernière confiée aux forces de l’ordre, elles-mêmes responsables devant la nation et encadrées par la justice.

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Dans cet héritage, nous reconnaissons que le renoncement à la violence est la condition de la démocratie, et c’est bien ce recours à la violence qui est unanimement condamné par les représentants du régime actuel : le gouvernement bien sûr, qui depuis 2018 accuse les manifestants contre la loi Travail, les gilets jaunes, aujourd’hui les grévistes contre la réforme des retraites, d’une violence qui romprait avec le jeu démocratique. Ces manifestants sont qualifiés de « radicalisés », ce qui permet sans doute, grâce à la loi d’état d’urgence qui est désormais celle de notre droit commun, de les associer à la fois au terrorisme et aux émeutes des quartiers populaires.

Au-delà du gouvernement, l’ensemble de la classe politique, qui prétend elle à la représentation à travers un mandat local ou national, s’aligne derrière cette condamnation morale, y compris lorsqu’elle soutient la position des grévistes. La figure du franchissement de la ligne rouge est également unanime chez les intellectuels de plateau.

Un héros de notre actuelle démocratie s’il en fût, Robert Badinter, a alerté avec émotion sur la menace d’une violence qui rappelait les heures sombres de l’Europe. Les chaînes d’information ont relaté comment les grévistes dits radicalisés avaient effectué une « intrusion », une « agression » au siège de la CFDT, et ainsi franchi la ligne de la respectabilité et du dialogue démocratique. Le lendemain, la présence de manifestants devant le théâtre des Bouffes du Nord où le président Macron assistait à une représentation a été qualifiée d’acte de violence en groupe (selon le motif d’interpellation d’un journaliste, Taha Bouhafs, qui avait relayé l’information).

Quelques jours plus tard, une célèbre éditorialiste s’attristait en direct que les pompiers, que pourtant « les Français aiment sincèrement », aient sali leur image en s’adonnant à des actes de violence contre les CRS qui réprimaient leur manifestation. Or, si cette ligne rouge désigne effectivement la condition de la démocratie, où passe-t-elle ?

De part et d’autre de la ligne d’immunité

Un certain nombre d’entre nous n’est pas protégé par cette ligne rouge. Plus encore, l’intégrité du corps des uns implique l’agression instituée de celui des autres. Pour reprendre l’exemple grec, le corps du citoyen, qui est le siège du pouvoir, sacré et démocratique, et doit par tous les moyens être protégé de la violence, se conçoit en opposition à un autre corps, celui de l’esclave, qui constituait sans doute la moitié de la population dans la cité. Dans cette société esclavagiste, le citoyen se définit avant tout comme un anti-esclave, esclave dont le corps lui, est objet de propriété, peut subir toutes les violences y compris dans le cadre de l’exercice de la justice.

Comme les Grecs, nous avons également construit nos démocraties sur un monde entièrement traversé par l’esclavage, qui à partir du XVIe siècle s’est développé en même temps que les empires européens. En un siècle, l’économie atlantique a formé cette figure particulière du nègre, l’esclave africain, vendu principalement aux Amériques, où le « noir » devient par définition un esclave. Peu à peu, le nègre désigne dans les sociétés modernes celui qui par nature est voué à l’esclavage, et ainsi indéfiniment relégué en dehors de l’humanité.

Lors de la naissance des États-Unis ou aux Antilles françaises pendant la Révolution, précisément au moment où sont proclamées la liberté universelle et l’égalité naturelle entre les hommes, la figure du nègre devient alors une nécessité pour résoudre le paradoxe de l’esclavage dans une société démocratique. Si le nègre n’est pas, en droit, un esclave, c’est un corps que l’on peut contraindre, une chair que l’on peut maltraiter.

Comme chez les Grecs, le citoyen issu des révolutions modernes est un anti-esclave, un propriétaire de soi. Son corps est le lieu d’exercice du libre arbitre. Mais dans ces nouvelles nations, tous les corps ne sont pas le siège de cette liberté naturelle. Il faudra même bien du temps, jusqu’au milieu du XXe siècle, avant que les « libres de couleur » et les affranchis puissent jouir pleinement de la citoyenneté.

Pendant ce temps, les corps des anciens esclaves et de leurs descendants, les nègres, ont vu au contraire la violence contre eux se perpétuer, puis s’étendre à d’autres corps subjugués dans tous les continents au cours du XIXe siècle : indigènes, sauvages, musulmans et autres colonisés. Ainsi, au moment où les entreprises qui reposaient sur la traite atlantique et la plantation esclavagiste cèdent la place à de nouveaux projets, en Afrique et en Asie, apparaît dans les milieux politiques et savants un paradigme, dans lequel les non-blancs devront se soumettre à leur « civilisation » par les Européens et à la violence inhérente à l’extraction de nouvelles ressources coloniales. Alors que l’abolition progressait dans les nouveaux régimes, le règne de la race a pris le relais de l’esclavage pour distinguer les corps qui pouvaient être violentés de ceux dont l’intégrité étaient sacrée, les corps nègres des corps blancs.

Depuis des décennies, dans les quartiers populaires de nos démocraties, des corps d’enfants, de jeunes adultes, de personnes âgées, ne sont pas protégés par la police mais agressés, intrusés, intimidés, brutalisés au quotidien. Comme au noir, à l’arabe, l’indigène dans les colonies africaines, asiatiques ou antillaises, la violence du policier rappelle à ces corps qu’ils sont nègres, et non pas citoyens. À Théo, Adama et tant d’autres, aucune justice ne vient affirmer la sacralité de leur intégrité physique et l’interdit de la violence qui définit notre régime. 

Corps nègres, corps blancs

Il faut donc noter qu’il n’est pas si grave, dans notre démocratie, de brutaliser ou de pénétrer un corps nègre, ce pourrait même être une manière de rappeler, par opposition, ce qu’est la citoyenneté et à qui elle revient. Par des gestes quotidiens, bien d’autres corps sont rappelés à l’ordre. La sacralité du corps de l’enfance, proclamée elle aussi car le corps de l’enfant est l’avenir de notre démocratie, ne fut pas attribuée aux corps de Zyed et Bouna, ni à ceux des jeunes mis à genoux à Mantes-la-Jolie.

Tous les garçons qui habitent mon quartier savent que leur corps est exposé à être touché par un policier. Et ce n’est pas tout. Ce sacro-saint corps de la femme dont on suppose d’office qu’il est exempt de la violence, est pourtant exposé. Toutes les jeunes filles, de mon quartier et d’ailleurs, apprennent que leur corps est voué à être touché, approprié, par leur entourage, par le voisin, leur collègue, par un passant dans le métro. Corps nègres, corps féminins, corps enfants, corps tonkinoises, corps gueux, corps obèses, corps prisonniers, corps trans, corps prostitués, corps handicapés, tous se situent au-delà de la ligne rouge qui protège le corps des citoyens.

Les mouvements récents qui concernent à la fois les violences faites aux femmes dans tous les milieux sociaux et les violences systémiques sur les corps racisés, sur les enfants et adolescents, les corps non normés, la colère des gilets jaunes contre les violences policières, convergent en une demande commune, celle d’être protégé par la ligne rouge qui nous fait citoyen. Plus spectaculairement pour l’opinion publique, les violences policières perpétrées depuis 2015 révèlent que la ligne ne passe pas où l’on pensait.

Beaucoup, qui croyaient être du bon côté, qui se croyaient blanc, se rendent compte brutalement de leur corps nègre, de leur corps femme, de leur corps gueux : manifestants, gilets jaunes, grévistes, pères de famille faisant leur travail, ont fait l’expérience de leur négrification. Leurs corps mutilés, agressés, tués, ne sont pas les lieux sacrés de la démocratie.

Des élus que la République devrait protéger, des militantes que l’âge devrait faire respecter, des femmes qui pensaient bénéficier de leur image de précieuse reproductrice, des intellectuels qui croyaient faire peser leur prestige en signant des tribunes, des enseignants censés inspirer le respect, rentrent chez eux le crâne en sang, du métal dans la jambe. Des soignants doivent aller aux urgences, des avocats sont en garde à vue, des enfants sont soumis aux lacrymogènes dans leur école, les pompiers eux-mêmes, qui se croyaient du même côté, se font tirer dessus à bout portant.

Au fond, comme dans la démocratie athénienne, cette ligne rouge rassemble bien peu de monde. On les reconnaît à leur manière de s’offusquer, de s’étouffer quand un abribus décède ou un commerce est incendié. Ils craignent peut-être sincèrement pour leur sécurité, même si du Fouquets aux Bouffes du Nord, ils sont encore loin du danger. Peut-être s’effraient-ils surtout de dévoiler que leur immunité a pour condition une multitude de corps en colère, violés, farouches, non pas embaumés dans un sarcophage de dignité républicaine, mais des corps tronqués, puissants, désirants, reliés les uns aux autres, transformés, traversés et traversants, déchiquetés, mutilés, nos corps vivants.

Cet article a été publié pour la première fois le 11 février 2020 dans le quotidien AOC.


Aurélia Michel

Historienne, Maîtresse de conférence à l'université Paris-Diderot