Rediffusion

À fleur de peau ? Soudain l’inquiétante étrangeté du toucher

Historien

Entre autres choses, sans doute l’actuelle crise sanitaire nous aura permis de saisir combien nous sommes en train de bâtir une bien étrange civilisation tactile. Une civilisation certes du plus incroyable confort matériel jamais connu, mais une civilisation du tout digital. Or, des risques majeurs que cette dernière charrie, nous ne prenons vraiment conscience qu’en ces heures graves et meurtrières où le toucher vient porter le danger comme jamais ou presque auparavant. Rediffusion du 1er juin 2020.

Nous autres, historiens des sens, avons pour habitude d’enseigner l’hégémonie grandissante, ces derniers siècles, de la vue et de l’ouïe, ces sens de la distance, dans la hiérarchie et le régime sensoriels de l’Occident[1]. Or les événements récents liés à la circulation du Covid-19 nous ont rappelé, avec soudaineté, avec cruauté aussi, la primauté trop oubliée du toucher.

Ils ont redonné, ce faisant, soudaine actualité au Traité des Sensations (1754) de Condillac, cet auteur trop négligé, chantre du sensualisme. Ce penseur des Lumières y imaginait un être bizarre, dénommé la « statue », muni d’un seul sens, privé de tous les autres. S’efforçant d’explorer les sensations et représentations qu’un tel être se formerait, n’étant, chaque fois, que pure vue, pure ouïe, pur odorat, pur goût, pur toucher, le philosophe empiriste y soulignait d’abord combien, dans notre expérience première de l’espace et du monde, la « conjugaison des sens[2] » est constante, mêlant sans cesse l’ensemble de la sensorialité. Il mettait aussi en exergue le rôle primordial du toucher parmi les portes de la perception – un rôle hélas trop méconnu au regard du long mépris affiché par la religion pour l’étreinte des chairs, et par les philosophes pour son lien si direct et privilégié à la seule matérialité du monde[3].

Il y a quelque temps, et non sans surprise, nous avons appris que les gens atteints du Covid-19 étaient largement privés d’odorat (comme d’ailleurs du goût, son binôme) – ouvrant au passage sur une expérience profondément bouleversée, sinon traumatisante, de leur environnement. Mais, pour ceux qui n’ont pas encore contracté le virus, beaucoup sans doute se sont pris à rêver de pouvoir, le temps nécessaire, s’abstenir de toucher, voire d’être privés d’un sens soudain devenu embarrassant.

Ainsi, en dehors de ceux qui, fatalistes, s’en remettent à la bonne fortune, qui ne s’est pas inquiété ces dernières semaines d’un contact de rue jugé trop étroit, sinon d’un frôlement inopiné ave


[1] Ils n’ont pas toujours été les axes privilégiés de notre relation au monde. Lucien Febvre déjà et Robert Mandrou avec lui ont montré, par exemple, que les hommes du XVIe siècle avaient avec le monde un rapport d’étreinte, mêlant pleinement la totalité des sens, sans que la vue ne soit hégémonique à l’instar d’aujourd’hui. « Nous sommes des êtres de serre, ils étaient des êtres de plein-vent. Des hommes proches de la terre et de la vie rurale. Des hommes qui, dans leurs cités mêmes, retrouvaient la campagne, ses bêtes et ses plantes, ses odeurs et ses bruits. Des hommes de plein air, voyant, mais surtout sentant, humant, écoutant, palpant, aspirant la nature par tous les sens ». Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au xvie siècle, Paris, Albin Michel, 2014 [1942], p. 394.

[2] Nous devons beaucoup ici au livre de David Le Breton, La Saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris Métaillé, 2006.

[3] Constance Classen (dir.), The Book of Touch, Montréal, Berg Publishers Ltd, 2005. Sur les interdits religieux pesant sur la caresse, voir aussi : Alain Corbin, L’Harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2008.

[4] Norbert Elias, « Les pêcheurs dans le maelström », dans Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993.

 

 

Hervé Mazurel

Historien, Maître de conférences HDR à l'université de Bourgogne

Notes

[1] Ils n’ont pas toujours été les axes privilégiés de notre relation au monde. Lucien Febvre déjà et Robert Mandrou avec lui ont montré, par exemple, que les hommes du XVIe siècle avaient avec le monde un rapport d’étreinte, mêlant pleinement la totalité des sens, sans que la vue ne soit hégémonique à l’instar d’aujourd’hui. « Nous sommes des êtres de serre, ils étaient des êtres de plein-vent. Des hommes proches de la terre et de la vie rurale. Des hommes qui, dans leurs cités mêmes, retrouvaient la campagne, ses bêtes et ses plantes, ses odeurs et ses bruits. Des hommes de plein air, voyant, mais surtout sentant, humant, écoutant, palpant, aspirant la nature par tous les sens ». Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au xvie siècle, Paris, Albin Michel, 2014 [1942], p. 394.

[2] Nous devons beaucoup ici au livre de David Le Breton, La Saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris Métaillé, 2006.

[3] Constance Classen (dir.), The Book of Touch, Montréal, Berg Publishers Ltd, 2005. Sur les interdits religieux pesant sur la caresse, voir aussi : Alain Corbin, L’Harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2008.

[4] Norbert Elias, « Les pêcheurs dans le maelström », dans Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993.