À fleur de peau ? Soudain l’inquiétante étrangeté du toucher
Nous autres, historiens des sens, avons pour habitude d’enseigner l’hégémonie grandissante, ces derniers siècles, de la vue et de l’ouïe, ces sens de la distance, dans la hiérarchie et le régime sensoriels de l’Occident[1]. Or les événements récents liés à la circulation du Covid-19 nous ont rappelé, avec soudaineté, avec cruauté aussi, la primauté trop oubliée du toucher.

Ils ont redonné, ce faisant, soudaine actualité au Traité des Sensations (1754) de Condillac, cet auteur trop négligé, chantre du sensualisme. Ce penseur des Lumières y imaginait un être bizarre, dénommé la « statue », muni d’un seul sens, privé de tous les autres. S’efforçant d’explorer les sensations et représentations qu’un tel être se formerait, n’étant, chaque fois, que pure vue, pure ouïe, pur odorat, pur goût, pur toucher, le philosophe empiriste y soulignait d’abord combien, dans notre expérience première de l’espace et du monde, la « conjugaison des sens[2] » est constante, mêlant sans cesse l’ensemble de la sensorialité. Il mettait aussi en exergue le rôle primordial du toucher parmi les portes de la perception – un rôle hélas trop méconnu au regard du long mépris affiché par la religion pour l’étreinte des chairs, et par les philosophes pour son lien si direct et privilégié à la seule matérialité du monde[3].
Il y a quelque temps, et non sans surprise, nous avons appris que les gens atteints du Covid-19 étaient largement privés d’odorat (comme d’ailleurs du goût, son binôme) – ouvrant au passage sur une expérience profondément bouleversée, sinon traumatisante, de leur environnement. Mais, pour ceux qui n’ont pas encore contracté le virus, beaucoup sans doute se sont pris à rêver de pouvoir, le temps nécessaire, s’abstenir de toucher, voire d’être privés d’un sens soudain devenu embarrassant.
Ainsi, en dehors de ceux qui, fatalistes, s’en remettent à la bonne fortune, qui ne s’est pas inquiété ces dernières semaines d’un contact de rue jugé trop étroit, sinon d’un frôlement inopiné ave