Le Tour de France et son cancer – en écho au Bruit des glaçons
« Vous picolez toujours autant ? demande le médecin.
— J’ai gardé une belle cadence », répond Charles.
Charles Faulke, écrivain et alcoolique, ne sachant plus dans quel ordre, ne se sépare jamais de son seau dans lequel rafraîchit une bouteille de vin blanc. Il vit donc accompagné en permanence d’un bruit de glaçons, un peu comme les coureurs tombés dans la seringue sont suivis par une odeur tenace de pharmacie. Abandonné de tous, Charles est un jour dérangé dans sa consciencieuse beuverie par un coup de sonnette :
« Bonjour. Je suis votre cancer.
— Revenez un autre jour, aujourd’hui c’est pas le bon. »
Ce n’est jamais le bon jour pour parler des sujets qui fâchent : de la maladie, des secrets de famille, des agissements coupables, des addictions. Mais personne n’échappe à son destin. Alors le cancer de Charles s’incruste : « Je suis sans gêne, je suis familier. C’est marrant, personne ne me met jamais dehors. Je dois avoir quelque chose de sympathique. » Ce film de Bertrand Blier datant de 2010, c’est l’histoire du Tour de France, en quête éternelle de rémission depuis l’esclandre Festina de 1998 mais qui, trouvant paradoxalement plus de confort à se voiler la face, ne parvient jamais à se débarrasser du mal sournois qui le ronge. Parce qu’il avait été décrété que le Tour suivant serait celui du « renouveau », et qu’il ne put donc en être autrement, l’Américain Lance Armstrong fut laissé libre de triompher alors qu’il aurait été pour le coup facile au gendarme d’attraper le voleur, passé sous les radars par la grâce d’un certificat médical antidaté.
La mystification dura sept ans, avec pour conséquence de rendre la farce officielle, au point de faire croire à un ancien coéquipier d’Armstrong, son compatriote Floyd Landis, que le Tour s’était transformé en Foire du Trône et qu’il suffisait désormais de dégommer le peloton au chamboule-tout pour repartir avec un petit lion en peluche sous le bras. Puis le Danois Michael Rasmussen nous démontra qu’à défaut de costard les cadavres portaient très bien le cuissard. Un remake en carton-pâte du fameux duel Anquetil-Poulidor dans le Puy-de-Dôme nous fut même vendu avec dans les rôles-titres l’Espagnol Alberto Contador et le Luxembourgeois Andy Schleck, le second réussissant le prodige d’inscrire son nom au palmarès de l’épreuve sans l’avoir jamais remportée.
Depuis 2012, c’est la loi britannique qui s’applique sur la Grande Boucle. L’insolente réussite de l’armada de Sa Majesté trouve ses origines aux Jeux Olympiques de Pékin, en 2008, dans une orgie de quatorze médailles dont huit d’or, performance quasi rééditée quatre ans plus tard à domicile, à Londres. Parmi les honorables récipiendaires : Bradley Wiggins, Christopher Froome et Geraint Thomas, qui ont depuis glané six victoires dans le Tour à eux trois sous le label Sky/Ineos. Aux manettes de la sélection unioniste puis du team professionnel, le même homme : Dave Brailsford, Commandeur de l’Empire britannique et en même temps mis en cause par un rapport du Parlement l’accusant d’avoir couvert des pratiques illicites.
En deux décennies, le cyclisme a évolué : il est passé de l’ère des « mutants » à celle des « miraculeux » pour finir par se satisfaire d’un cycle des « suspects ».
Récemment, une enquête du Daily Mail évoquait même un scandale d’État façon Poutine. Les intéressés nient en bloc, cela va sans dire. À l’instar d’Armstrong, Wiggins, Froome et Thomas n’ont d’ailleurs jamais navigué en urines troubles, pas plus que le Colombien Egan Bernal, qui a prolongé la série en cours, ce qui fait de tout ce joli monde des coureurs réglementairement propres. En deux décennies, le cyclisme a certes évolué : il est passé de l’ère des « mutants » à celle des « miraculeux » pour finir par se satisfaire d’un cycle des « suspects », qui laisse potentiellement une place pour la performance « humaine ».
La preuve ! Même les plus sceptiques ont cru l’an passé que Thibaut Pinot pouvait arriver ceint de jaune sur les Champs-Élysées. Las ! Ses muscles nourris depuis l’enfance au bon lait de la ferme finirent par le lâcher, lui et l’éthique un rien désuète dont le Franc-Comtois a choisi de faire sa marque de fabrique. En ce jour de larmes, le déchirant adagio assai du Concerto en sol de Maurice Ravel résonna dans la tête des nostalgiques de la légende, comme dans celle de Charles aux heures de blues.
« Personne ne voit le cancer. Le cancer est invisible. Les seules personnes qui voient le cancer sont ceux qui vous aiment, pas ceux qui font semblant, ceux qui vous aiment vraiment », souffle le malin à l’oreille de Charles. C’est le cas de Louisa, l’admirable femme au service de « Monsieur ». Resurgissent du passé des scènes surréalistes de salle de presse où déboulait un Jean-Marie Leblanc en furie, venu remonter les bretelles à quelque journaliste sorti des clous de la connivence. « Vous n’aimez pas le vélo », leur assénait l’ancien directeur du Tour, incarnation de toutes les contradictions de l’épreuve, lui qui la disputa puis la chroniqua, relatant notamment par le menu l’affaire Pedro Delgado en 1988 – un produit masquant avait été décelé dans les éprouvettes de l’Espagnol sans que celui-ci fût pour autant mis hors course, déjà.
Et si les oiseaux de mauvais augure qui n’ont de cesse de diagnostiquer l’infection étaient au contraire ceux qui aiment le vélo ? Pas ceux qui font semblant au gré de leurs pérégrinations au cul du peloton, de ville en ville, d’hôtel confortable en hôtel confortable, de bonne table en bonne table. Ceux qui l’aiment vraiment et qui souhaitent donc ardemment sa guérison, ne se résignant pas à voir indéfiniment barbouillé le livre d’or d’un sport hautement respectable qui, rappelons-le, fut paraphé par Ottavio Bottechia, Gino Bartali, Fausto Coppi, Louison Bobet, Jacques Anquetil, Eddy Merckx et Bernard Hinault.
Mais de quoi parlez-vous ? rétorquent les caciques. La maladie a toujours existé ! Comme le cancer. Celui de Charles en jubile : « La cellule cancéreuse est immortelle. La cellule cancéreuse est programmée pour tuer. Vous ne pouvez rien contre moi. » Il n’y aurait donc d’autre option que de maintenir l’illusion, au risque de voir la situation se dégrader au fil des années. Car la pharmacologie au temps du numérique n’a – of course – plus rien à voir avec les prescriptions d’antan. Nous savons désormais qu’il est possible de transformer un baudet en cheval de course, non sans de terribles effets secondaires puisqu’il faut bien que les équipiers suivent le rythme des leaders. « Y’a des cancers pour patrons et des cancers pour employés », précise Blier. Louisa a elle-même droit au sien. « C’est le triomphe du mal », serait tenté d’en conclure Charles.
Le nouveau coronavirus ne saurait métastaser et dégénérer en un deuxième cancer en venant créer un effet d’aubaine pour finir de verrouiller la communication de l’épreuve.
Personne n’est dupe des enjeux financiers afférents : le soldat Tour a été sauvé de la Covid-19 parce que le fragile équilibre économique du cyclisme repose en grande partie sur ces trois semaines estivales mais également parce qu’une annulation aurait porté un coup sévère sinon fatal au groupe organisateur, déjà en proie à de sérieuses difficultés dans son industrie de presse. Réjouissons-nous de ce maintien si la pandémie veut bien laisser la course aller à son terme. Mais le nouveau coronavirus ne saurait pour autant métastaser et dégénérer en un deuxième cancer en venant créer un effet d’aubaine pour finir de verrouiller la communication de l’épreuve. Or il est fort à craindre que certains des nouveaux protocoles imposés par les contraintes sanitaires deviennent avec le temps de très mauvaises habitudes.
Dernière grande discipline rendant possible l’approche du champion par le spectateur et le reporter, le cyclisme se voit, en effet, offrir ici une opportunité inespérée de prise de contrôle, quand bien même sortirait-il de son contexte. Il pourrait, par exemple, être tenté de se convertir aux bien mal nommées « zones mixtes », qui ne créent objectivement aucune mixité puisque les journalistes y sont réduits à attendre derrière des barrières métalliques que des sportifs daignent s’arrêter devant leurs micros désespérément tendus. Les visioconférences commencent à faire leur chemin, qui permettent de filtrer les questions embarrassantes.
Dès juillet, l’organisateur avait ainsi prévenu qu’il se chargerait en personne des interviews des vainqueurs d’étapes et du Maillot Jaune, enregistrés en vidéo par ses petites mains. Les incurables de la zone grise peuvent ricaner, comme le cancer de Charles : « Quand y’aura plus rien on sera encore là moi et mes associés ». Sauf que Le Bruit des glaçons – seul film de Bertrand Blier nous parlant de tendresse –, porte un message d’espoir. Entre un gorgeon et une bouffée de rage parvient toujours à se glisser une pointe d’optimisme. Et les victimes ne rendent pas les armes aussi facilement.
« Papa j’ai peur. J’ai l’impression que le monde va mal, que les hommes sont devenus fous, tremble Stanislas, le fils de Charles.
— Mais les hommes ont toujours été fous, mon chéri. La partie n’est pas jouée. J’ai peut-être une idée. Pour niquer l’adversaire… »
Le plan de Charles et Louisa est baroque : simuler leur mort par balles afin de désarçonner leurs cancers, qui ne supportent pas la vue du sang. Pourtant, il fonctionne : désorientés, les pauvres diables prennent illico la fuite. Pinot a, certainement, lui aussi mijoté son idée pour se jouer des Ineos de Bernal et des Jumbo-Visma de Roglic. Il réussira. Ou pas. Quoiqu’il advienne, Thibaut le romantique pourra toujours se retirer ensuite dans sa montagne comme Charles et Louisa se font la malle sur les océans.