Ecologie

Urgence écologique : reconnaître nos erreurs

Historien

Le 10 septembre, le WWF s’alarmait dans son rapport Planète vivante du « mépris flagrant de l’environnement inscrit dans notre modèle économique actuel ». En pratique, l’ONG mène sa lutte dans les réserves protégées. Partout en Afrique et en Asie, ses experts travaillent à la conservation de la nature, avec leurs collègues de l’Unesco et de l’Union internationale de la conservation de la nature (UICN). « Ensemble, nous sommes la solution », clame le WWF. C’est pourtant tout le contraire. Ces institutions font partie du problème. Il est grand temps de s’en rendre compte.

Amazonie, Australie, États-Unis : à trop être consommée, la planète brûle. Alors, face à l’urgence, les appels au changement se multiplient. Le plus récent date du 10 septembre. Le Fonds mondial pour la nature (WWF) publie son rapport « Planète vivante » et évoque, à cette occasion, le projet « 30 » des Nations unies : des réserves naturelles sur 30 % de la surface terrestre, d’ici à 2030.

« La façon dont nous produisons et consommons la nourriture et l’énergie, ainsi que le mépris flagrant de l’environnement inscrit dans notre modèle économique actuel, ont poussé les écosystèmes au-delà de leurs limites. » Voilà, en substance, ce que combat le WWF. Et en pratique, l’ONG mène sa lutte dans les réserves protégées. Partout en Afrique et en Asie, ses experts travaillent à la conservation de la nature, avec leurs collègues de l’Unesco et de l’Union internationale de la conservation de la nature (UICN).
« Ensemble, nous sommes la solution », clame le WWF. C’est pourtant tout le contraire. Ces institutions font partie du problème.

Le colonialisme vert

En Europe, l’Unesco, l’UICN et le WWF soutiennent les agriculteurs et les bergers qui continuent de façonner les montagnes : ils sont l’incarnation d’un développement soutenable. Mais en Afrique, depuis soixante ans, ces mêmes institutions cherchent à naturaliser l’espace par la force : c’est-à-dire à le déshumaniser. Aujourd’hui encore, dans les parcs africains où œuvrent les experts internationaux de la conservation, des dizaines de milliers d’agriculteurs et de bergers sont expulsés. Et des millions sont punis d’amendes ou de peines de prison pour avoir cultivé la terre, ou fait paître leurs troupeaux. Le constat est choquant mais bien réel : après les décolonisations, le fardeau civilisationnel de l’homme blanc a été remplacé par le fardeau écologique de l’expert occidental. L’intention a changé ; en revanche l’esprit reste le même : le monde moderne devrait sauver l’Afrique des Africains. Tout cela pour préserver une nature soi-disant édénique.

Voici la première erreur à reconnaître : les institutions internationales ne protègent pas l’Afrique, elles protègent une idée coloniale de l’Afrique. Or, l’idée d’une Afrique naturelle est aussi absurde que celle selon laquelle l’homme africain ne serait pas assez rentré dans l’histoire. Ce préjugé relève d’un mythe élaboré pendant la colonisation et qui perdure depuis, sous au moins deux formes.

Il y a d’abord toute une série de produits culturels : des romans comme Les racines du Ciel de Romain Gary (prix Goncourt 1956), des récits coloniaux mis à l’écran comme Out of Africa (multi-oscarisé en 1986), des films d’animation comme Le Roi Lion (1994), des magazines comme le National Geographic ou encore des guides comme le Lonely Planet. Tous décrivent une Afrique chimérique : une planète verte, vierge et sauvage. Cette Afrique n’existe pas. Comme l’Europe, l’Afrique est habitée et cultivée. Mais nous sommes persuadés du contraire, convaincus que « la part sauvage du monde » se trouve d’abord et avant tout en Afrique.

Cette conviction nous renvoie à l’autre versant du mythe : les croyances scientifiques. Par exemple, les forêts primaires : elles n’existent presque nulle part en Afrique ou en Asie puisque, comme en Europe, la plupart des forêts ont été façonnées par les hommes. Seulement, des personnalités comme Al Gore diffusent des chiffres totalement faux. Ainsi, à propos de l’Éthiopie, dans ses films qui lui ont valu le prix Nobel de la paix (Sauver la planète Terre et Une vérité qui dérange), l’ancien vice-président états-unien décrit un effondrement drastique : 40 % du pays couvert de forêts en 1900, 4 % depuis 1961.

Ces chiffres ne reposent sur aucune étude. Ils proviennent de l’estimation d’un « expert » international de la FAO, l’agence des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, qui a séjourné en Éthiopie en 1961 durant… une semaine. Il n’empêche, la communauté internationale reprend ces chiffres fantasques, et les considère tout à fait scientifiques et officiels. Le même scénario se répète de Dakar à Johannesburg. Partout en Afrique, les experts internationaux imposent des chiffres venus tout droit de l’époque coloniale. Ils méconnaissent les réalités locales et pourtant, systématiquement, ils recommandent l’expulsion ou au moins la condamnation d’agriculteurs et de bergers qui ne participent pas, eux, à la crise écologique.

Le piège « développement durable »

Mettre en avant ces clichés écologiques et leurs conséquences sociales, ce n’est pas dénigrer la cause environnementale. Au contraire, c’est reconnaître que le développement durable est d’abord et surtout un « piège rhétorique », comme l’écrit Gilbert Rist : un piège dont la première fonction est de rassurer pour faire perdurer le même système. Al Gore est l’illustration criante de cette entreprise. Indéniablement, l’ancien Vice-président lutte contre le changement climatique. Il en décrit d’ailleurs les effets dévastateurs avec une rare précision. En revanche, lorsqu’il est question des causes, l’homme se fait bien plus vague. Rien, par exemple, sur Apple ou Google. Ces entreprises sont parmi les plus polluantes au monde, mais Al Gore finance la première et participe à la direction de la seconde.

Voici la deuxième erreur à reconnaître : ceux qui protègent sont aussi ceux qui détruisent. C’est là toute l’incohérence du développement durable. Les habitants des pays du Nord n’arrivent pas à sauver la nature qu’ils détruisent chez eux, alors ils veulent la sauver là-bas, au Sud.

La destruction de la nature est un phénomène que partagent l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie. Mais lorsqu’il s’agit des « Suds », l’ancien « Tiers-Monde », la dégradation des milieux fait rarement l’objet d’une explication rationnelle, scientifique. L’agriculteur, le berger, l’habitant sont pointés du doigt. Or, comme partout ailleurs, c’est bien l’exploitation capitaliste et à grande échelle de la nature qui détruit. En Afrique et en Asie, durant l’époque coloniale, près de 100 millions d’hectares de forêts ont été défrichés, soit quatre fois plus qu’au siècle précédent. Sur le seul continent africain, à la fin du XIXe siècle, près de 65 000 éléphants pouvaient être abattus chaque année. Et depuis, c’est l’exploitation des ressources pour le marché mondial qui détruit : cacao, huile de palme, minerais, etc.

Seulement, en Afrique, la croyance l’emporte sur les faits. Les experts mettent en avant un schéma continental de type déforestation-désertification-érosion : partout sur le continent, des habitants trop nombreux et malhabiles perpétueraient malgré eux ce cercle vicieux. Ces déclarations ne reposent sur aucune étude scientifique. Pire, en alliant la dendrochronologie et la palynologie, les écologues qui ont mené de vraies enquêtes situées ont démontré que dans les écologies semi-arides d’Afrique subsaharienne, ce sont généralement les hommes qui ont créé la forêt : d’abord, une terre plutôt dénudée ; ensuite, de l’agriculture pour fertiliser les sols et créer des arbustes ; enfin, des incendies de savane pour se doter d’une couverture forestière jamais abondante, mais rarement épuisée.

Le problème est donc de nier l’évidence. Sous les tropiques, l’Unesco, le WWF ou l’UICN orchestrent l’expulsion des populations des parcs naturels. Mesure drastique mais vitale pour la planète, pourrait-on croire. Pourtant les faits sont là : celles et ceux qui vivent d’une agriculture de subsistance ne dégradent pas la nature. Accuser ces hommes et ces femmes de détruire ce qu’il reste de naturel au monde est absurde. Ils se déplacent à pied. Ils consomment peu de viande ou de poisson. Ils achètent très rarement de nouveaux vêtements et contrairement à deux milliards d’individus, ils n’ont ni ordinateur ni smartphone. Bref, si l’on voulait sauver la planète, il faudrait vivre comme eux.

Pourquoi, alors, les expulser ou au moins, les empêcher de cultiver la terre ? Pour s’exonérer des dégâts que l’on cause partout ailleurs. Plus nous mettons la nature à l’intérieur des parcs, plus nous pouvons continuer de la détruire à l’extérieur. Ainsi dure le développement.

Des courbes ou des Hommes

Restons un dernier moment en Afrique. Les archives ne mentent pas : l’Unesco, le WWF ou l’UICN ont été créés à l’époque coloniale et depuis, leurs politiques de la nature n’ont pas changé, ou presque. À la fin du XIXe siècle, alors que la révolution industrielle détruit la nature en Europe, les colons sont persuadés de la retrouver en Afrique. Aussi, pour la sauver, ils créent d’abord des réserves de chasse, ensuite des parcs nationaux, au sein desquels ils privent les Africains du droit à la terre. Puis, au début des années 1960, les administrateurs coloniaux se reconvertissent en experts internationaux. L’UICN et l’Unesco les recrutent et ensemble, en 1961, ils mettent sur pied une Banque mondiale pour l’environnement : le WWF, dont le rôle est explicitement de faire face à « l’africanisation des parcs » ; c’est-à-dire aux indépendances.

Ainsi se perpétuent l’expulsion et la coercition en milieu naturel. Les choses ont changé depuis. Les experts sont devenus « consultants » et recommandent désormais le « départ volontaire » des habitants et une « gestion communautaire » de la nature. Le discours est policé mais ici, seuls les mots du pouvoir ont changé : si en Europe les experts de la conservation valorisent l’harmonie entre l’homme et la nature, en Afrique, ils estiment toujours que les parcs doivent être vidés de leurs habitants. L’origine coloniale du mythe importe peu à cet égard. En revanche, il est problématique qu’il perdure, au prix d’injustices sociales quotidiennes.

Ces ravages nous invitent alors à une réflexion qui dépasse largement le continent africain. La semaine dernière, dans son rapport « Planète vivante », le WWF étayait ses propos de chiffres solides : « un déclin moyen de 68 % des populations de mammifères, d’oiseaux, d’amphibiens, de reptiles et de poissons suivies entre 1970 et 2016 ». Constat, ici, implacable. L’action qui devrait enrayer la catastrophe laisse en revanche dubitatif. Le même jour, le 10 septembre, le célèbre magazine Nature relayait le rapport du WWF et la solution proposée par Bending the Curve (Redressons la courbe). Appuyé par les Nations unies, ce consortium regroupe plus de 40 universités, des organisations de la conservation et des ONG, dont le WWF. Ensemble, ils proposent une « modélisation » des voies susceptibles de sauvegarder la biodiversité. Sept scénarios sont proposés, parmi lesquels, « une consommation plus soutenable », « une production durable », une « intensification des efforts de la conservation », etc. Et chacun d’entre eux s’appuie sur des courbes retraçant l’évolution planétaire des populations animales, des environnements aquatiques ou encore de la végétation.

L’effort serait salutaire si les courbes nous permettaient d’agir en société. Or la chose est impossible, puisque dans les courbes, il n’y a jamais d’humains. Toutes les sociétés se retrouvent égales : ni paysans pauvres ni citadins aisés, uniquement des « êtres humains ». Il n’est pas question de consommation excessive de viande dans tel ou tel pays, tel ou tel foyer, mais de « notre » mode de vie. Les voyages en avion des uns sont mis sur le même pied que le mode de vie agropastoral des autres : « nous » devons sauver « notre » planète. Sans visage et sans territoire, les individus se retrouvent noyés dans un collectif fictif, qui n’a de commun que la planète que certains détruisent.

Il n’en a pas toujours été ainsi. En 1987, préparé pour les Nations unies et la signature de la Convention sur la diversité biologique, le rapport Brundtland ne craignait pas d’énoncer le problème à venir : « Il est à la fois futile et insultant pour les pauvres de leur dire de rester dans la pauvreté pour “protéger l’environnement” [1]. » Car oui, il y a bien des pauvres et des riches. N’en déplaisent aux intellectuels et aux experts férus de courbes et de schémas globalisants : le monde est pluriel, il est traversé par des rapports de force et miné par des inégalités. L’agriculteur cévenol n’a pas le même impact écologique que le jeune cadre parisien. Et de la même manière, le berger éthiopien n’impose pas la même empreinte à la planète que le touriste états-unien venu visiter ce qui resterait de l’Éden africain.

Revenons alors, pour conclure, à notre point de départ. D’ici 2030, les Nations unies ambitionnent de mettre 30 % de la planète en parc. Mais de quelle planète est-il question ? De Londres, Washington, Moscou ? Des campagnes françaises, allemandes et italiennes ? Est-ce là-bas que les institutions internationales vont sauver la planète ? Et d’ailleurs, à propos de parc, est-on bien sûr que ce dispositif œuvre pour la nature ? Lorsqu’un randonneur occidental se rend dans un parc d’Afrique ou d’Asie, il aura généralement pris soin d’emporter avec lui des bâtons de randonnée en aluminium, une polaire, des chaussures goretex et son téléphone intelligent ; autant d’équipements qui ont nécessité une extraction de bauxite, de téflon, de pétrole, de néodyme et de tantale. Ajoutons à cela la demi-tonne de CO2 émise par son voyage en avion, et l’on peut affirmer que visiter un parc naturel africain ou asiatique, c’est l’équivalent de détruire ailleurs les ressources qui sont mises en parc ici. Bref, il n’est pas question de protéger la nature mais de la consommer.

Voici la troisième erreur à reconnaître : les politiques internationales de la nature fonctionnent comme un trompe l’œil qui occulte le vrai problème, à savoir la dégradation massive de la planète pour soutenir un mode de vie capitaliste et consumériste. Mettre la nature en parc n’y changera rien car croire que l’environnement est préservé là où il n’y a pas d’hommes, c’est s’autoriser à causer des dommages là où vivent les hommes. Répondre à l’urgence écologique nécessite d’accepter ce constat et ensuite, d’en formuler un second, encore plus difficile à accepter : seul un changement radical pourrait sauver la planète. Renoncer aux smartphone, aux voyages en avion, à la restauration rapide, à l’achat de nouveaux vêtements, à la consommation régulière de viande, aux ordinateurs, à l’importation de bananes en hiver, bref, renoncer à « notre » vie plutôt que de priver de la « leur » ceux qui ne participent pas à la crise écologique.

 

NDLR : Guillaume Blanc publie L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, Flammarion, 9 septembre 2020.


[1] Gro Harlem Brundtland, « How to Secure Our Common Future », Scientific American, septembre 1989, p. 190.

Guillaume Blanc

Historien , maître de conférences à l’université Rennes 2

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Notes

[1] Gro Harlem Brundtland, « How to Secure Our Common Future », Scientific American, septembre 1989, p. 190.