Anthropologie

Chronique de l’empire vague et du jeune prince renonçant rattrapé par la rage

Philosophe

A la lecture d’un petit livre récent et fort méchant à l’endroit de l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, une histoire est venue au philosophe Patrice Maniglier, une sorte de conte qui retourne la fiction pour tenter de mieux dire la vérité d’une opération théorique plus que problématique. Au lecteur d’inventer ou de se laisser inventer par ce conte.

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Tel est raconté qui croyait raconter.
Proverbe imaginaire

 

Un jeune homme s’était cru, il y a bien longtemps, l’héritier d’un grand empire secret. Il ne fut jamais démenti. Nul ne saurait dire néanmoins si de fait il hérita de la charge. Telle est l’étrange énigme que les chroniques orales ont rapportée jusqu’à nous et que je me propose de coucher par écrit pour l’enseignement et le plaisir des générations futures.

L’empire

Peut-être avez-vous entendu parler de cet empire qui s’étendait jadis sur un nombre vaguement considérable d’esprits. C’est de cet empire spirituel que le jeune homme se savait élu. Devait-il cette élection à quelque marque de naissance, ou bien à quelque mérite manifeste, à moins que ce ne fût aux ardeurs singulières de son cœur qui s’étaient signalées très tôt dans son enfance à travers son goût pour les recherches bizarres et les contemplations furieuses ? Nul ne le sait. Toujours est-il que Piotr avait senti très tôt, à l’heure où l’adolescence se décide comme un appareil photo automatique s’accommode et déclenche l’obturateur irréversiblement, qu’il avait été choisi pour recevoir l’invisible sceptre de cet empire sans administration.

Il savait aussi qu’il n’était pas le seul. Cet empire était aristocratique : un sénat sans cénacle y détenait l’absolu pouvoir. Les décisions s’y prenaient toujours selon les règles de l’unanimité vague. Cette notion avait été élaborée avec le temps et en vérité on ne pourrait dire qu’elle fût explicitement retenue comme telle, sa nature même y répugnait. En effet, elle signifiait en gros que le sénat était considéré avoir émis une de ses irrévocables décisions lorsqu’une sorte de présupposé commun dont on ne discutait plus s’était imposé et qu’on n’envisageait même plus l’hypothèse contraire, sinon parfois, individuellement, dans la solitude de son lit, et dans un silence confus, bafouillant, interdit. Cet embarras secret, cette légère honte, aussitôt réprimée, cette vague tentation peut-être pour quelque chose qui apparaissait raturé à mesure même qu’il s’écrivait au verso de son front, était bien le signe qu’un décret du Sénat avait été émis. On sentait qu’on avait déclenché dans le vaste corps des élus une rumeur de réprobation, à laquelle on s’empressait de se joindre, afin de se rassurer sur son statut de chevalier consacré de l’empire silencieux.

Bien entendu, jamais le Sénat ne se réunissait ex cathedra. Il n’avait pas de mur, pas d’adresse, pas de nom, pas d’hémicycle ni de forum, pas de jours d’ouverture ni de vacances, pas de comptes rendus ni de registres ni de cartes ni de signatures. Certains de ses membres se retrouvaient occasionnellement par petits groupes, parfois pas plus de deux. Ils n’avaient pas besoin de titres : ils se reconnaissaient et se confirmaient l’un l’autre, par la certitude réciproque qu’ils avaient de rencontrer un autre membre de l’auguste assemblée, et par la passion qu’ils mettaient à délibérer sur les affaires en cours. Nul document ne venait attester l’appartenance d’un individu à l’organe souverain : l’élection n’était confirmée que dans le cœur de chacun, et généralement vérifiée du seul fait que le principal intéressé (parfois la principale intéressée, mais il faut bien reconnaître que les membres féminins étaient assez rares dans cette assemblée) n’en doutait guère.

Il était donc rigoureusement impossible de savoir qui étaient les membres du Sénat, ni de les mettre tous face à leur vénérable collectivité. Au demeurant, cela n’était pas nécessaire : de proche en proche, on se faisait bien une impression des sentiments et des volontés du Sénat. Celui-ci fonctionnait comme un vaste réseau hydraulique dont les canaux communiquaient par un grand nombre de points décentrés et dans lequel passaient les grandes ondes des clameurs d’enthousiasme et des murmures de réprobation.

Cette organisation institutionnelle un peu particulière avait une conséquence à certains égards très heureuse, mais à d’autres égards un peu pénible. Aucun membre individuel de l’assemblée toute puissante ne savait exactement quelle était l’étendue de son pouvoir personnel sur l’organe entier. Il semblait parfois qu’un d’entre eux avait une puissance telle que chacune des initiatives qu’il lançait rencontrait presque immédiatement l’adhésion du corps vaporeux du Sénat. Il était difficile de dire si cela tenait à sa singulière capacité à emporter l’adhésion, ou au fait qu’il disposait lui-même d’un beaucoup plus grand nombre de voix. Car rien ne stipulait que chaque sénateur n’ait qu’une seule voix. Cette situation complexe était telle qu’il était assez naturel à chaque membre de cette assemblée gazeuse, en particulier dans les premières années de son mandat, de se demander s’il n’était pas l’imperator de cet imperium indéfini.

Ce soupçon avait certes quelque chose d’exaltant, mais il était aussi passablement angoissant, car la responsabilité individuelle devenait écrasante. Pensez donc : sa simple opinion, sur tel ou tel sujet de considération quelconque passant devant la bande magnétique de sa conscience, aussi distraitement formée qu’elle puisse être, cette simple opinion risquait de devenir l’évidence de tout esprit conscient ou inconscient. Il n’était donc pas étonnant que les jeunes sénateurs aient la peau laiteuse (car ils voyaient peu le soleil) et qu’ils s’attachassent à leurs pensées avec un soin et des scrupules extraordinairement rigoureux, car rien n’eût été plus grave que d’opiner à la légère.

Il faut dire en effet que toute décision du Sénat avait une conséquence immédiate et de grande ampleur : tous les esprits se mettaient à leur tour à opiner dans le même sens – encore qu’il faille toujours entendre ces termes vaguement et à peu près, mais en gros c’était bien comme cela que ça se passait. J’ai dit « tous les esprits », mais il faut ajouter : à l’exception, bien sûr, des infracteurs volontaires. Ceux-ci étaient cependant assez peu nombreux, et ils ne posaient guère de graves difficultés à la police du Sénat – pas autant en tout cas que ces esprits de bonne volonté qui, par erreur, ignorance, inadvertance, engourdissement, incapacité congénitale, malgré leur application sans faille à obéir, presque pénible à constater, se trompaient systématiquement dans l’interprétation exacte des décrets du Sénat.

On avait pour ces infracteurs involontaires une condescendance un peu forcée, qui masquait mal un profond dégoût, sublimé en général dans une sévérité sans faille. Les techniques punitives du Sénat étaient étranges, mais terriblement efficaces. On punissait avec des phrases. On fouettait les infracteurs avec des formules bien senties et leurs esprits se courbaient comme le dos des esclaves soumis se plient sous la férule. Les sénateurs se chargeaient eux-mêmes d’exécuter ces sentences. Ils étaient législateurs, juges et bourreaux à la fois. On dit qu’une commission existait au sein du Sénat constituée exclusivement à cette fin, mais ce point n’était pas certain.

Piotr avait été de ces jeunes gens qui avaient senti très tôt, du fait d’une certaine tension dans les muscles de leurs bras, le poids reconnaissable entre tous du sceptre invisible de l’empire. Il savait, à l’âge où d’autres se préoccupent surtout de découvrir la panoplie de leurs organes, qu’on attendait de lui qu’il devint le nouveau César de ce cercle suprêmement avisé. Il avait pris très au sérieux cet honneur et avait mis toute son énergie, qui était grande, intraitable, au point qu’elle confinait, on peut le dire sans médisance, à une certaine obstination, à cultiver son jugement afin de devenir le prince le plus éclairé de ce royaume invisible des lumières. Il avait beaucoup appris, beaucoup parlé, beaucoup jugé, beaucoup révisé ses jugements, il avait même utilisé à cette fin les appareils, alors relativement récents, de simulation des opinions, machines subtiles qui consistaient à permettre aux jeunes gens en formation de prendre des décisions sur des questions en délibération, mais à la manière dont un pilote apprend à conduire un avion de ligne sur un simulateur de vol : ces machines permettaient en effet de se décider sans que l’opinion devienne vraiment la sienne, fabriquant cet étrange artefact qu’est une décision hypothétique.

Ainsi s’entraînait-on à opiner sans risquer de produire trop de conséquences sur les esprits de ses semblables. Piotr avait été un abonné particulièrement assidu sur ces précieuses machines. Il avait beaucoup voyagé aussi, par tous les moyens possibles : physiques, bien sûr, il n’avait négligé aucun moyen de transport, pas même le télésiège, le skateboard ou le grand huit ; mais psychiques aussi, et il avait sur ce point trouvé dans les miracles de la chimie de quoi assouvir sa soif de connaître. Mais il avait surtout cultivé l’art de faire des phrases, aspect évidemment crucial de sa future charge.

On reconnaissait les décrets du Sénat non par une signature qui eût été apposée à côté d’eux, mais par des tournures particulièrement cinglantes qui les rendaient immédiatement reconnaissables de l’intérieur. Leur importance dans la hiérarchie des normes de l’empire était d’autant plus haute que les phrases qui les exprimaient étaient mieux formées, compactes, acérées, tranchantes, laissant tomber sans ambiguïté d’un côté le licite, de l’autre côté l’illicite. C’était avec des phrases de ce genre qu’on exécutait les sentences. Il fallait qu’elles se lèvent en l’air dans un tourbillon de phonèmes et qu’elles tournent au-dessus de leurs significations multiples, tel un fouet au-dessus du dos sans défense d’un condamné, pour s’abattre sur l’esprit coupable en le lacérant d’une signification univoque au trait net, dont la cicatrice restait éternellement.

Car chacun sait que seules les phrases univoques pénètrent véritablement la chair de l’esprit. Les autres, les équivoques, se contentent de l’irriter, d’y faire des ridelles malsaines comme des piqûres de méduse, car, comme de minuscules bombes à fragmentation, elles dispersent sur toute une surface des centaines de significations univoques aussitôt reculées qui lézardent l’esprit mais n’y pénètrent pas. Tout empereur putatif se devait de pouvoir trancher un esprit en deux d’une seule phrase. À cela on reconnaissait qu’il avait hérité du pouvoir suprême. Piotr avait donc appris à faire des phrases comme d’autres apprennent à forger des sabres. Il savait aussi se taire, art plus exigeant encore, mais indispensable, car le pouvoir de parler n’est jamais aussi grand que quand il s’abat du haut d’un nuage très obscur où se retiennent les paroles terribles, au point qu’il n’est plus dès lors nécessaire de les prononcer pour qu’elles produisent les pensées dans les esprits intimidés.

C’est donc avec un grand enthousiasme que le jeune prince avait commencé sa carrière glorieuse au sein du Sénat. Il ne ménageait ni sa peine, ni sa joie. Il se préparait à l’imperium suprême avec candeur et ruse. Il savait qu’un jour une seule de ses pensées suffirait à plier les innombrables esprits de ce monde, rustres ou subtils, savants ou ignorants, chargés d’ans ou d’espérances, modestes ou vaniteux. Car l’empire des esprits est d’un genre si singulier que même celles et ceux qui ne s’en savent pas les sujets y obéissent malgré eux. Prince de ce monde des esprits, apprenti de cette gloire sans héraut, Piotr était arrivé rapidement au point de sentir en lui une force de conviction qui le destinait, d’une manière de moins en moins douteuse, à l’empire suprême.

Le sacrifice

C’est alors que vint le goût du sacrifice. Excès d’ambition peut-être, ou excès de scrupule, nul ne le sait. Mais Piotr sentit monter en lui un terrible soupçon, le soupçon qu’il devait renoncer à ce glorieux héritage. Tel un Bouddha qui aurait rejeté non pas le pouvoir terrestre, mais bien l’empire céleste, monta en lui la conviction qu’il se devait de partir, à la manière de ces renonçants de l’antique Inde, sur les routes du monde d’ici-bas, et écarter cette terrible puissance que le hasard et l’effort lui avaient acquise.

Il ne commanderait pas les esprits par ses pensées. Il n’aurait pas l’insigne privilège de jouir des grandes visions abstraites, ni le pouvoir d’en faire à volonté des évidences organisant la vie sensible et quotidienne des peuples. Il renoncerait non seulement au sceptre de l’empire suprême, mais encore aux écussons du Sénat. Il romprait avec ses pairs, se mêlerait désormais à la foule sans office des simples esprits. Il apprendrait à vivre avec les pensées comme on vit avec les contraintes de son corps, les tolérances de son foie, l’amplitude de ses poumons et la frontière invisible de la mort. Il ne se perdrait plus en efforts incessants pour décider quoi penser. Il aurait les pensées que d’autres peut-être, ceux du Sénat, auraient décidées à sa place.

Peu lui importait, car il avait compris que seule importe la vie qu’on sait s’aménager étant donné les pensées qu’on se trouve avoir, quelles qu’elles soient, et qu’il est plus noble au fond de fabriquer une vie avec ce qu’on trouve que d’en dessiner le contour à priori et de la voir se réaliser comme un programme. Après tout, lui-même, quand il était encore sénateur et même jeune prince impérial, n’était-il pas contraint de composer malgré tout pour se faire une vie comme il pouvait, ne serait-ce que ce minimum de vie qu’il lui était nécessaire de faire tenir pour continuer à avoir des pensées ? Existe-t-il jamais vraiment d’autorité absolue ? Celle-ci n’est-elle pas une manière de fuir ce fond de contingence irrémissible qu’aucune pensée ne saurait traverser ? Il eut le sentiment de prendre une décision pour la première fois de sa vie en prenant la résolution de ne plus réfléchir ses décisions avec tant de soin. Désormais, il ne serait ni du côté des législateurs, ni du côté des infracteurs, de bonne ou de mauvaise volonté ; il serait du côté des renonçants.

C’est ainsi que Piotr céda son empire à ses frères en Sénat. Il savait bien qu’ils étaient assez nombreux pour que sa place fût rapidement occupée. Il s’en moquait. Nulle jalousie ne l’habitait. Il se désintéressait tout à fait du destin du Sénat. Il avait même pour ses occupations de jadis un mépris sans ferveur, très serein, comme on a pour ce qui conjugue la double tare d’être à nos yeux absolument néfaste dans ses intentions et absolument incapable de nuire dans les faits. Il songeait parfois à l’agitation qui régnait au Sénat comme à une mécanique aveugle dont chaque rouage s’attribuerait pathétiquement la conscience et l’autonomie. Il était loin, il était calme. Il allait.

Il commença sa nouvelle vie très modestement. On ne peut pas dire que rien du jeune prince ardent qu’il avait été n’était passé dans sa nouvelle existence. Il y mit en effet cette même obstination qui l’avait caractérisé du temps de sa gloire naissante. Simplement, elle n’avait pas la même texture, ni le même goût, ni le même timbre. Car elle était appliquée non pas à acquérir des choses extraordinaires ou des pouvoirs impressionnants, mais les gestes les plus simples de l’existence. Il réapprit à marcher, mais cette fois sans y penser, car il s’était trop longtemps habitué à accompagner sa marche de profondes méditations.

Il réapprit à observer sans commenter, sans interpréter, sans se prononcer. Il apprit surtout à penser sans craindre que ses opinions ne deviennent les décrets de l’univers spirituel tout entier, à penser pour lui, à penser au plus près, à penser précisément comme il marchait. Il s’entraînait à faire tomber ses pensées à ses pieds, à faire en sorte que chaque pensée qui s’envolait plus loin comme pour conquérir l’éther sans frottement des consciences soit reconduite ici, tout autour de ses semelles, pour contribuer à consolider le sol sur lequel il était posé.

Ce fut une lourde et difficile ascèse. Car on ne se sépare de rien aussi difficilement que d’une puissance. Ses phrases, surtout, avaient cette fâcheuse tournure impériale qui risquait de lui remettre le sceptre au poing sans qu’il s’en rendît compte. Il fallait les casser, leur briser la colonne, les rendre plus sèches, leur enlever toute velléité d’impact, les obliger, elles aussi, à s’arrêter au point exact où la ponctuation s’insérait. Cela fut sans doute l’épreuve la plus pénible. Elle se compare à peine aux rééducations du corps qu’on doit s’imposer pour corriger une mauvaise posture. Il dut accepter d’être maladroit comme un bébé, ou plutôt comme un débile. Il dut se résoudre à avoir des choses bien concrètes dans ses mains, des pierres, des cheveux, des fruits, des mottes de terre humide, et de ne pas savoir qu’en faire, être incertain même du nom à leur donner. Il se trouva ridicule au milieu de ses semblables, lui, le jeune prince de l’empire invisible, incapable de faire cuire une soupe ou de déclarer sa tendresse.

On ne peut pas dire qu’il n’était pas animé par la rage que lui inspirait son ancienne existence. Mais cette rage était si profondément investie dans le désir d’entrer dans la nouvelle qu’elle ne se ressentait pas comme telle. De sorte qu’il pouvait avoir le sentiment qu’il n’y avait rien en lui de négatif et qu’il était tout entier à sa tâche, la plus modeste des tâches, celle de ne faire que vivre. Il était décidé, décidé comme il ne l’avait jamais été. Et il prenait le verdict des choses avec beaucoup plus de respectueuse timidité qu’il n’avait jamais reçu le moindre jugement du Sénat, y compris ceux qu’il avait lui-même inspirés. La muette réalité des choses décidait, il s’arrangeait : tel était désormais son credo. Noblesse plus grande que la noblesse, l’âpre désir d’être roturier suffisait à sa fierté. Son sacrifice l’avait grandi. Il était grand désormais d’une grandeur qui ne se cherchait pas, qui s’évitait au contraire.

Il avait ainsi rejoint une communauté nouvelle, la communauté de celles et ceux qui vivent comme ils peuvent avec les pensées qu’ils ont, pensées qu’ils prennent comme ils prennent le temps qu’il fait chaque jour et les reliefs aux creux desquels ils cherchent à assurer leur abri vital avec plus ou moins de succès. Il y avait des gens dont il admirait précisément la capacité à embrasser passionnément ce monde tel qu’il était. Il les voyait comme des sortes d’autorités paradoxales. Paradoxales, parce qu’elles ne tenaient leur autorité que de leur indifférence à l’exercer : ces gens ne voulaient que faire avec ce qu’il y a, s’y arranger pour eux-mêmes, sans rien imposer à autrui, avec le seul souci de se rendre la vie vivable ou de la rendre vivable à celles et ceux avec qui ils la partageaient.

Ils se gardaient de grands discours. Ils inspiraient sinon la joie du moins une sorte de confiance, le désir d’en être, de ce monde, de se mêler à ses formes et à ses couleurs. Ils témoignaient d’une capacité hors du commun d’insertion dans les différentes niches dont la Terre est faite : ils savaient se faire accueillir, que ce soit par les humains ou par les non-humains, par les vivants et par les non-vivants ; ils embrassaient leurs usages avec une passion et un sens de l’observation tels qu’ils semblaient passer parmi eux comme une eau de roche se glisse dans les replis d’un relief. Et les êtres qui les accueillaient paraissaient quant à eux se désaltérer dans leur présence. Ces grands vivants, maîtres sans surplomb de la lisse surface des choses, inspiraient à l’austère renonçant la plus douce des espérances : celle d’avoir, un jour, lui aussi, cette souplesse extraordinaire qui permet d’être à toutes choses comme une fine pellicule presque invisible, qui les épouse et les recouvre, sans surplomb ni contrainte.

La vengeance

C’est alors que vint la grande catastrophe. Il avait acquis, déjà lors de ses années de jeune prince avide, une admiration toute particulière pour un de ces vivants remarquablement doués pour s’en tenir à la vie. C’était un homme qui avait parfois des allures de faune, parfois des rires de motard. On l’appelait Eddie, et même plus précisément Eddie aux mains d’eau fraîche, mais peut-être n’était-ce pas son vrai nom, tant ce surnom paraît artificiel. Il vivait tantôt dans la forêt, auprès d’amis qu’il s’était faits dans les lisières lointaines de territoires inquiétants, tantôt à la ville, au milieu des plaques de béton les plus implacables, bordés d’immeubles aux innombrables étages jonchés de plastiques non recyclables – et il semblait se trouver aussi bien dans un environnement que dans l’autre. Il avait toujours témoigné d’une souplesse proprement extraordinaire, on le voyait aller d’un monde à l’autre sans aucun effort, y être d’emblée partout chez lui, et c’est bien cette formidable mobilité qui avait inspiré à Piotr sa longue admiration.

Hélas, l’apprenti renonçant découvrit un jour que cet individu merveilleusement ondoyant poussait la souplesse jusqu’à fréquenter sans le moindre embarras les rigides sénateurs qui régnaient sur les esprits. Certains chuchotaient qu’il faisait lui-même partie du Sénat. Mais nul ne sut jamais ce qu’il en était vraiment. Car, quand on lui posait la question, Eddie partait d’un grand éclat de rire. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’avait pas usé sa jeunesse dans les exercices caractéristiques des apprentis sénateurs. Il l’avait passé au contraire à se familiariser dans la bonne humeur avec un grand nombre d’arts de vivre et à satisfaire une passion légère pour les formes des roches, les lents cheminements des végétaux et les ruses inépuisables de ses semblables pour se faire une vie vivable.

On lui savait aussi un goût pour le rock et les musiques alternatives. Il avait choisi ses amis, n’en avait jamais fait mystère, n’avait montré à leur égard ni faiblesse ni hésitation, et il les avait défendus avec une espièglerie ferrailleuse qui lui avait valu une certaine réputation de bretteur et d’adversaire redoutable. On se méfiait de lui, on le craignait aussi un peu, mais on l’aimait surtout beaucoup. Si certains le jalousait, ils étaient rares, et juste assez nombreux pour que le bonheur de vivre en fût accru. Piotr l’avait longtemps admiré comme il avait appris à admirer : sans se mettre à sa place, en y trouvant seulement de plus grands motifs pour faire son trou, lui aussi.

Mais dans les temps récents, Eddie s’était mis à dire des phrases qui de toute évidence ressemblaient à celles que seuls les sénateurs savaient faire. Mieux, il lui arrivait, dans les combats dans lesquels il s’engageait notamment en faveur de ses amis, d’user de phrases impressionnantes et sublimes, de sorte qu’on voyait de nombreux esprits gagnés à sa cause, au demeurant bien souvent avec le même genre de maladresse qui caractérisait les efforts que faisaient les esprits en général pour suivre les décrets du Sénat. Le plus troublant, le plus énervant, était qu’Eddie ne semblait pas avoir besoin de renoncer à son plein attachement aux choses les plus élémentaires de la vie pour gagner cette étrange puissance. Il disparaissait toujours dans la forêt régulièrement, se faisait inviter dans les chaumières de tous les chemins, passait comme un oiseau de branche en branche avec la même absence de souci qu’avant.

Il se peut même que sa négligence pleine de gaité ait été plus grande encore qu’avant sa fréquentation plus assidue de certains sénateurs. Eddie dressait devant la conscience de Piotr un horrible soupçon, que le jeune renonçant ne pouvait envisager qu’avec dégoût, comme une horrible tentation, une sorte de mensonge répugnant voué à égarer les âmes ardentes comme la sienne. Eddie semblait en effet montrer qu’il n’était pas nécessaire de brûler le sceptre de l’imperium pour rejoindre la tranquille présence aux simples réalités qui nous entourent. Eddie passait sans difficulté des petits groupes de sénateurs qu’il fréquentait à la masse heureuse de celles et ceux qui devaient accepter leurs décrets. Il était comme le glaive et la blessure, la loi et le silence, la puissance et la douceur.

Alors Piotr fut pris d’une grande rage. Toute cette rage qui s’était miraculeusement investie dans la fabrication du tissu réticulaire de sa quotidienneté improbable se trouva soudain comme bloquée en chacun des capillaires de son être et elle reflua comme une grande vague dans le fond de sa gorge, de cette gorge désormais sèche où jadis se formaient les magnifiques phrases impérieuses qu’il avait renoncé à prononcer. Il ne pouvait laisser passer cette figure indécise. Il fallait dénoncer le traître, démasquer l’imposteur, avant que celui-ci ne ruine jusqu’à cette force de décider qui lui avait permis de renoncer à l’empire. Il retrouva alors, intact en lui, l’art terrible de faire des phrases, de ces phrases capables de tuer ou de rendre une personne éternelle dans l’esprit de ses semblables, de ces phrases qui font les gloires et les proscriptions, qui élèvent et anéantissent. Une première réquisition se forma dans sa gorge muette. Elle était parfaite, intraitable, irréfutable. Mais il la retint. Et il fit bien. Car il avait pressenti qu’il risquait de se trahir lui-même, de céder à la tentation même qu’il voulait chasser pour toujours, celle d’exercer l’empire. Il fallait si peu pour que les insignes de sénateur se remettent à briller sous la surface de sa voix, comme un tatouage péniblement effacé remonte du fond de la chair à l’occasion d’une réaction allergique.

C’est alors que lui vint l’idée la plus étrange et la plus importante qu’il eut jamais, si tant est qu’on puisse appeler cela une idée. Il songea qu’il devait raconter une histoire. À l’époque, la forme du récit n’existait pas encore. Les êtres humains parlaient ou bien par abstraction, ou bien par description. De ce qui se passait, ils tiraient des leçons, mais ils ne les mêlaient jamais aux faits qu’ils avaient constatés. Les faits et le sens qu’on leur donnait éventuellement étaient bien séparés et il fallait à chaque fois expliquer longuement pourquoi tel ou tel fait avéré, de fil en aiguille, pouvait finir par appuyer telle ou telle règle générale. Quand on parlait sur un mode général, on ne mobilisait que les préceptes et les vérités, jamais des faits directement. Et quand on se rapportait des faits, ce qui bien sûr arrivait, quoique moins fréquemment qu’aujourd’hui, ça n’était jamais pour édifier les esprits : ce qui avait eu lieu ne concernait que le passé, jamais l’avenir.

Certaines phrases avaient donc un caractère informatif : c’était d’ailleurs les phrases de ce genre que les gens du peuple avaient le droit d’inventer. Les phrases à caractère éducatif, dites dogmatiques, étaient, elles, réservées aux sénateurs. Bien sûr les gens du peuple pouvaient les reprendre, mais elles passaient à travers leurs bouches comme des citations plus ou moins exactes, plus ou moins embarrassées. En revanche jamais une phrase à caractère informatif ne fonctionnait en même temps comme une phrase à caractère éducatif.

Tourmenté comme il l’était par le dilemme dans lequel le mettait d’un côté sa rage contre le trop séduisant Eddie, et de l’autre sa crainte de perdre les bénéfices de son sublime sacrifice, incapable d’avoir recours aux phrases dogmatiques mais incapable tout autant de laisser les esprits garder d’Eddie une opinion si favorable, Piotr inventa sans le vouloir des phrases d’un genre jusqu’alors inouï : les phrases narratives. Celles-ci en effet semblaient bien à caractère informatif, mais elles fonctionnaient comme des phrases dogmatiques. Piotr semblait rapporter des faits qui avaient eu lieu, mais il les inventait en réalité, et il les inventait tels qu’ils lui permettent de donner son opinion sur une situation bien réelle qu’en revanche il ne mentionnait pas. C’est ainsi que fut inventé le récit. En lui devenaient indiscernables la séquence des choses ordinaires de la vie et les leçons générales que les sénateurs savaient formuler pour diriger les esprits (et aussi les corps) du peuple.

Le discours que Piotr prononça pour mettre un terme aux opérations équivoques d’Eddie fut le premier de tous les récits. En lui apparaissaient pour la toute première fois ces phrases très étranges dans lesquelles il était impossible de distinguer ce qui relevait du singulier et ce qui relevait du général, ce qui était imposé à l’esprit de l’auditeur par la volonté souveraine du parleur et ce qui au contraire se formait librement en lui comme par le simple constat des choses.

Ces phrases avaient au demeurant une autre conséquence : malgré la courte mais redoutable campagne verbale dans laquelle Piotr s’était de nouveau jeté, il était impossible de savoir s’il avait renoué avec le goût de la souveraineté ou s’il était resté fidèle à son vœu d’humilité. Il était d’ailleurs impossible d’assurer que son discours parlât bien d’Eddie, de ses amis, de ses propos, de ses tics, de ses ennemis : car le discours racontait l’histoire d’un personnage qui avait bien certains traits du charmant Eddie, mais d’autres aussi qui en éloignaient et rien qui permette d’assurer indubitablement que ce fût bien de lui qu’il était question.

Le nouvel art ne s’en montra pas moins immédiatement d’une efficacité redoutable. Les foules qui avaient aimé Eddie n’eurent même pas à changer d’opinion : elles le virent désormais tout à fait différemment. Elles ne le virent plus comme une brise qui traverse les murs les plus lourds, mais comme un être biface qui se jouait d’eux comme probablement de tout le monde. La confiance qu’il inspirait universellement se retourna, comme une porte sur les mêmes gonds, en une épaisse méfiance. Les ennemis d’Eddie s’engouffrèrent dans cette brèche ouverte au mur de sa réputation. Or ils étaient nombreux. Non qu’il fût par lui-même d’une nature à susciter la haine ; bien au contraire, il suffisait de le fréquenter pour l’aimer et se réjouir de sa compagnie. Mais les amis qu’Eddie s’était choisis habitaient des terres riches de minéraux que les puissants convoitaient depuis longtemps et qu’ils ne pouvaient acquérir car ils rencontraient l’opposition conjointe du peuple et du Sénat également enjoués par les danses verbales et les chants gracieux de l’irrésistible Eddie.

Cet enjouement prit fin immédiatement. Les ennemis d’Eddie attisèrent même dans le cœur du peuple une grande passion de revanche, ce désir de revanche que les foules dominées avaient nourri pendant des siècles contre le Sénat sans même s’en rendre compte, contre ses voies d’autant plus impénétrables qu’elles étaient vaporeuses et d’autant plus tyranniques qu’elles ne disaient pas où elles commençaient et où elles finissaient. Cette vieille rancœur jamais assumée fut enfin libérée, mais on s’assura qu’elle retombe sur Eddie, présenté comme l’incarnation même du joug immémorial des maîtres du langage. Aussi la voix d’Eddie, jadis chatoyante et gaie, se mit-elle à sonner comme un bruit mécanique, pénible et répétitif, ses gestes et ses danses devinrent grotesques, tout le monde commença à le regarder avec pitié. Il insista désespérément, en vain ; il s’épuisa, courut de place en place, tira par les manches ses anciens admirateurs – rien n’y fit. Le plus joyeux satyre qu’ait connu le monde de l’esprit mourut peu après de chagrin, en voyant les terres de ses amis brûlées et dévastées de mines.

Les sénateurs qui avaient assisté à cette terrible opération comprirent aussitôt tout le parti qu’ils pouvaient tirer de l’arme redoutable que venait d’inventer le jeune renonçant rattrapé par sa rage. Jamais, bien sûr, ils ne le déclarèrent. Car ils sentaient intuitivement que leur puissance ne pouvait qu’être augmentée de l’incertitude où le récit mettait les esprits quant à ce qui venait de la pensée et ce qui venait de la vie. Ils devinaient que leur empire allait par-là s’insinuer plus intimement dans les nerfs des gens du peuple, qui se laisseraient former par les décrets d’autant plus profondément qu’ils auraient l’impression de suivre la simple évidence de leurs sens. On ferait ainsi sans doute l’économie d’un grand nombre des infracteurs involontaires.

Les sénateurs avaient constaté aussi la haine rentrée dont ils faisaient l’objet et savaient que tout ce qui les rendait plus invisibles encore leur serait plus profitable. Leur admiration pour Piotr fut proportionnelle au silence qu’ils s’imposèrent à son sujet ainsi qu’au sujet de son invention. Certains disent que Piotr a fini par prendre la place à laquelle il était destiné, au sommet de l’empire, et cela d’autant plus sûrement qu’il était impossible de savoir s’il l’avait acceptée ou refusée. On racontait même qu’il avait acquis par là le statut inouï d’empereur éternel : car chaque mouvement pour se défaire du sceptre souverain et retourner à l’anonymat de la mort était en même temps le ressort par lequel il se trouvait joint de nouveau de l’absolue puissance. Aussi son règne ne pouvait-il jamais prendre fin. Quoi qu’il en soit, l’empire secret sur les esprits avait enfin trouvé son mode de gouvernement approprié et les récits se multiplièrent comme jadis proliféraient les décrets et les sentences, sans cependant que les esprits puissent dire où commençait l’obéissance et où commençait l’aménagement judicieux de la vie – le tout avec les conséquences les plus honorables sur la conduite du peuple.

Épilogue(s) : les chroniques rebelles

Ainsi s’arrête l’histoire secrète officielle (car bien sûr l’Empire silencieux ne pouvait avoir d’histoire officielle que secrète). Mais certains récits, qu’on appelle, dans les cercles autorisés, les récits ridicules, circulent, et laissent penser que la fin de ce jeune empereur tourmenté fût un peu différente du destin sublime et énigmatique qu’on vient de rapporter. On dit qu’ils sont colportés par quelques sénateurs qu’on appelle parfois rebelles. Ils sont rebelles parce qu’ils ont rejeté la voie du renoncement subtil qu’a indiquée Piotr, l’éternel hypothétique empereur : ils ont repris l’ancestral art de faire des phrases abstraites, prétendant de surcroît que, loin d’exercer ainsi la puissance, ils se contentent par de telles phrases de livrer les souhaits de leur cœur au vecteur le plus faible qui soit, celui de la pensée : car dans un monde gouverné par les récits, les phrases législatives ne peuvent être qu’impuissantes. De fait, nul ne les croit : ni le peuple, qui est fier de n’être plus gouverné, ni les sénateurs qui pensent avoir trouvé le seul ressort du bon gouvernement. Je ne saurais dire si ces récits rebelles sont vrais ou faux. Mais je rapporterai ce que j’ai entendu.

On dit qu’au sein du grand récit que Piotr avait composé pour donner à sa rage un tombeau approprié, il avait inventé toutes sortes de personnages, tous portant des noms qui ne correspondaient à aucun registre d’état civil mais dont les relations, les aléas, les discours permettaient de laisser entendre qu’un d’entre eux décrivait bien Eddie, et que celui-ci était un traitre dont la véritable passion était d’enlever au peuple jusqu’à la capacité de se voir lui-même tel qu’il était. Or, parmi ces personnages secondaires mais nécessaires, un d’entre eux le troublait tout particulièrement. Il avait quelque chose d’invraisemblable, de forcé, de grotesque même parfois. L’auteur dut s’y reprendre à de nombreuses fois pour lui donner des paroles appropriées, des gestes exacts, lui faire subir des accidents vraisemblables.

Il y réussit assez bien. Trop bien peut-être. Car chacune de ces corrections donnait à ce personnage une épaisseur, une intensité, une netteté telles qu’il devint plus riche, plus central que le personnage même d’Eddie. Pire : il devenait plus réel que n’importe quel individu qu’il ait été donné de rencontrer à quelque citoyen de l’empire. Aussi Piotr ne cessait-il de corriger cette figure, sans réussir à faire autre chose qu’aggraver précisément son propre succès.

Soudain, un soir de grand tourment, alors que la nuit étalait son encre noire sur la toile des cieux, il comprit comment résoudre d’un coup toutes ses difficultés : il n’y avait rien à inventer ; il lui suffisait de décrire, et de décrire ce qu’il connaissait bien, ce qu’il connaissait mieux que tout : sa propre vie, sa propre personne. Ce personnage secondaire qui était pourtant nécessaire à la construction du personnage principal, ce personnage qui était en train de devenir plus réel que tous les êtres dont les phrases informatives avaient parlé, ce personnage sans cesse retravaillé et désormais comme trop grand pour l’histoire que Piotr voulait raconter, eh bien ce personnage, oui, bien sûr, c’était lui, c’était Piotr. Lui dans sa chair, lui dans sa réalité, lui dans cette quotidienneté si chèrement gagnée. Aussi réel et aussi peu vraisemblable que lui. Pas plus intense que les êtres rencontrés au hasard de l’existence, mais aussi réel qu’eux.

Mais, presque en même temps qu’il se réjouissait d’avoir enfin trouvé la solution, Piotr fut transi dans une immense angoisse. Soudain ce fut comme si un voile sans âge se déchirait devant chacun des organes qui l’attachaient à la vie. Il voulut reculer, mais il n’existe pas d’espace pour reculer hors de sa propre existence. Alors Piotr comprit que ce n’était pas lui qui était en train d’inventer une histoire pour reconquérir l’innocence silencieuse des vies sans phrase, mais une histoire dont il ignorait le narrateur qui lui avait fait croire qu’il existait une réalité silencieuse, un sénat bavard et secret, un sceptre à conquérir ou à rejeter. Il comprit aussi, pensée terrible, que jamais le récit n’avait été inventé, qu’il était de tout temps impossible de distinguer la ruse des existences têtues et la sévérité des pensées autoritaires. Il comprit qu’il n’avait jamais été, de tout temps, que le rouage d’une pensée, comme un opérateur syntaxique dans une phrase qu’il n’entendrait jamais en entier.

Piotr ferma les yeux avec une violence désespérée, comme les enfants écrasent leurs paupières l’une sur l’autre pour ne pas voir ce qu’ils savent ne pas vouloir savoir, et une douleur vertigineuse le transfixa verticalement. Quand il les rouvrit, il constata qu’il vivait dans une histoire qui n’était pas la sienne, dans un monde qu’il ne reconnaissait plus, sans sénat, sans empire, sans peuple, et que plus jamais il ne retrouverait le chemin de son destin, de ce destin paradoxal qui s’imposait d’autant plus qu’il le refusait. Et le jeune prince qui avait renoncé au plus grand des empires se dissipa lentement, comme disparaît la dernière page d’un conte alors que se referme sous nos yeux la couverture de cuir rouge où chacun recueille ses souvenirs des vies non vécues.

Post-scriptum

Je crains de devoir avouer que je, soussigné Patrice Maniglier, suis « l’auteur » du conte que vous venez de lire – encore que je doive autant ce statut d’auteur à ce récit que ce récit me doit son existence, je ne saurais donc prétendre en maîtriser tous les ressorts. Je peux simplement dire que cette histoire est venue au lecteur que je me suis trouvé être d’un petit livre d’un certain Pierre Déléage, intitulé L’autre-mental (La Découverte, 2020). Ce petit livre, que j’ai trouvé fort méchant, dans tous les sens du terme, est consacré à la liquidation sans sommation d’un des collègues de Monsieur Déléage, aîné dans la profession, Eduardo Viveiros de Castro, qui y est présenté comme un fabulateur sans scrupule. L’auteur se défend d’intentions aussi hargneuses et prétend n’avoir écrit cet essai que pour défendre une idée sur la nature du savoir qu’il pratique, à savoir l’anthropologie. Il soutient que les anthropologues ont trop longtemps été animés par le désir de rencontrer des formes de pensée radicalement différentes des leurs, et que, ne les trouvant pas, ils les ont imaginées. Il se défend de vouloir leur faire la morale et assure n’avoir voulu que mettre en avant une proposition positive : il faudrait non pas chasser la fiction, mais cesser de fictionner les contenus de l’anthropologie, pour fictionner la théorie elle-même, comme si une bonne théorie anthropologique devait se présenter comme une fiction qui met en scène un anthropologue imaginaire, mais qui en revanche ne parle que d’altérités effectivement avérées, documentées. Prenant donc sa recommandation au pied de la lettre, comprenant que le terrain de la discussion théorique est celui de la fiction, je me suis permis d’inventer une histoire qui dise la vérité de l’opération théorique à laquelle, selon moi, Pierre Déléage s’est livré. Le lecteur intéressé comprendra. Mais c’est sans doute le destin de toute parabole d’excéder le contenu traductible qui l’a motivée. Je ne saurais donc réduire ce texte à son occasion première. Le lecteur est libre d’inventer ou de se laisser inventer par le conte autant qu’il est au pouvoir de l’un et de l’autre. 

 


Patrice Maniglier

Philosophe, Membre du comité de rédaction des Temps Modernes