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Brésil, une immense tache de braise : l’image d’un pays dont le nom brûle

Écrivain

Écrivain brésilien contemporain majeur, Julián Fuks évoque son pays en proie aux flammes, en quête de l’image-témoin, de l’image-synthèse, afin de donner à voir la dévastation et la désolation, afin de représenter l’irreprésentable. Oscillant entre affliction et indignation, il voit dans les incendies une puissante métaphore : celle d’un État qui se consume, à cause de dirigeants indifférents à l’urgence environnementale et aux décisions enflammées par la haine, par un élan destructeur. Aussi faut-il agir, et agir maintenant.

Nous n’avions pas encore, pourrait-on dire, une image suffisamment forte et dramatique pour représenter la ruine du pays dans lequel nous vivons, pour dénoncer le chemin équivoque que nous avons pris, si destructeur et abject. L’image-témoin, l’image-document, l’image-trauma, l’image-symbole, celle qui synthétise l’effondrement et atteste l’exercice le plus cruel de la politique.

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Chaque régime néfaste de notre histoire paraît laisser derrière lui une traînée d’images sombres à sa ressemblance. Mais dans le régime actuel, jusqu’à maintenant, tout paraissait resté caché sous la profusion de mots crus, de gestes maladroits, de lois et de projets fondés sur l’arbitraire et le manque de pitié, mais incapables de produire l’impact voulu.

Jusqu’à maintenant. L’ensemble des images qui émergent des incendies simultanés et hors de contrôle dans le Pantanal et en Amazonie a le pouvoir de nous rendre notre capacité à être choqué – ou devrait l’avoir. Une image-synthèse circule sur les réseaux sociaux : le Brésil pris par un satellite de la Nasa, un satellite qui détecte chaque incendie et le marque d’un point rouge sur la carte, le Brésil si consumé par les incendies qu’une immense tâche rouge se forme. Le Brésil en flammes, dans sa chair vive, qui brûle partout. Le Brésil, « cet immense nulle part dont le nom brûle » – l’expression de Caetano Veloso dans Vérité Tropicale est maintenant évoquée par certains avec un sens bien plus immédiat.

Ce que nous voyons, c’est un document scientifique et précis de la dévastation à laquelle nous sommes soumis, et en même temps une puissante métaphore. Le Brésil brûle, littéralement : impossible d’entendre les nouvelles des incendies sans s’alarmer des statistiques féroces, le pays en train de brûler à des niveaux bien supérieurs aux records historiques, la faune et la flore se consumant avec une intensité dévastatrice. Le Brésil brûle symboliquement : impossible d’entendre les nouvelles concernant la politique sans s’alarmer des dirigeants féroces, la pays en train de brûler de leurs décisions enflammées par la haine et par l’élan destructeur, l’État et les droits se consumant avec une intensité dévastatrice.

La terre comme une braise profonde que nulle image ne parvient à exprimer.

À partir de cette image-synthèse se déploient aussi les photographies plus sensibles, le portrait au ras du sol de cette calamité à plusieurs niveaux. De grandes plaines vertes transformées en débris, la désolation violée là où se trouvait la forêt vierge. Les rivières deviennent des couloirs de feu, soulevant sous le ciel un épais rideau de suie, entraînant dans les villes voisines des pluies de cendres. Et la série morbide des animaux brûlés ou agonisants, les alligators, les aras, les singes , les jabutis, les jaguars aux pattes rougies incapables de faire un pas sur le sol torride, la terre comme une braise profonde que nulle image ne parvient à exprimer.

En voyant les photos, je me suis laissé envahir par une affliction sans retenue, comme si l’indécence était dans les images, et non pas dans l’événement lui-même. En les décrivant, comme je viens de le faire, j’ai le sentiment d’exercer moi-même une certaine violence, comme si j’infligeais de nouveau aux animaux leur douleur, même s’il s’agit d’une douleur désormais abstraite et imperceptible, faite seulement de mots. Et si ce moment est si sensible, s’il nous oblige à traiter avec précaution jusqu’à l’image que nous contemplons et aux mots que nous lui attribuons, quelle insensibilité trouvons-nous chez le président avec son négationnisme, et quelle indifférence chez l’homme calamiteux qui fait semblant d’être ministre de l’environnement. Quelle atrocité, qu’ils restent tous les deux maintenant les bras croisés, ou pire encore, qu’ils lèvent les bras pour célébrer les réussites agricoles qui résulteront de tout ce désastre.

À la fin du roman Les Nuages, l’argentin Juan José Saer décrit avec une richesse impressionnante la plaine de son pays ravagée par la chaleur, signe avant-coureur du feu qui viendra bientôt, avec le pouvoir de consumer tout et tous. Les animaux sont là comme les nôtres, immobilisés, léthargiques, épuisés. Mais il est surprenant que soient également ainsi les êtres humains, tous errants, comme endormis, « des hommes et des femmes, civils et militaires, croyants et agnostiques, illustres et illettrés, sensés ou insensés, égaux dans cette lumière écrasante et cet air ardent et abrutissant ». Abrutis, c’est ainsi que nous pouvons être vus, errants dans ce vaste pays ardent, incapables de surmonter la léthargie provoquée par tant de douleur, par tant de nouvelles terribles et épuisantes.

J’ai commencé ce texte en affirmant que jusqu’à maintenant nous n’avions pas d’images significatives du désastre en cours au Brésil, mais combien en avions-nous pourtant ? Incendies, glissements de terrain, marées noires, la plus grande ville plongée dans le crépuscule en plein après-midi, la mort en masse qu’aucun objectif ne réussirait à capter. Combien d’images fortes et, une fois passé le temps nécessaire, tout est oublié, nous semblons disposés à tout ignorer, prisonnier d’un présent fait de tristesse et de sursauts d’effroi. Je pense souvent à l’avenir, j’écris sur l’avenir plus qu’il n’est de raison. Mais si nous voulons avoir une perspective future, il sera nécessaire d’agir dans le présent immédiat, il sera nécessaire de ne pas détourner notre attention d’un passé si récent.

Traduit du portugais par François Calori (réseau RED.Br).


Julián Fuks

Écrivain