Société

« Bordel, cette américanisation ! »

Historien

Le thème de l’américanisation est un refrain récurrent des querelles franco-françaises : il existerait un modèle américain qui «viendrait» en France, et ne laisserait le choix qu’entre l’imitation servile et la résistance. Les exemples récents sont légions, de l’ire contre le Black Friday aux affrontements autour de la cancel culture et du «privilège blanc». Mais l’emploi à mauvais escient du terme «américanisation» évacue la complexité de débats pourtant bien réelle, invente des combats imaginaires et oblige à raisonner de manière bien trop manichéenne.

Le thème de l’américanisation est depuis longtemps un refrain récurrent des querelles franco-françaises. Comme l’hirondelle au printemps, il revient en boucle à intervalle régulier, mais loin d’éclairer le débat, il contribue souvent à éviter de parler des vrais problèmes. Petit inventaire non exhaustif :

À propos du Black Friday, on évoque « la frénésie d’achat […] venu[e] des États-Unis ».

Au sujet du succès de la fête d’Halloween dans l’Hexagone ces dernières années, tel internaute regrette que la fête « s’installe en France » et ajoute sèchement :  « bordel, cette américanisation […] Dans 10 ans ça sera dans nos coutumes », avant de fustiger « ce pays déraciné et américanisé ». Pour un de ses compatriotes réunionnais, à cause d’Halloween, « le Réunionnais s’est mis à vouloir consommer comme un américain pour célébrer une fête étrangère ».

Mais l’emploi du terme n’est pas limité aux promotions commerciales : quelques jours après la mort de George Floyd, on lit dans FigaroVox qu’« en France, le mouvement indigéniste est un rouage majeur de cette américanisation qui cherche à convaincre les populations immigrées que leur situation est assimilable à celle des Noirs américains ». Si lesdites populations immigrées font cet amalgame aussi facilement, ce serait, selon l’auteur, parce que les esprits ont été préparés en amont : en effet, « l’américanisation des mentalités est telle qu’on plaque systématiquement une grille d’analyse élaborée pour penser les pires travers des États-Unis à [sic] des pays qui n’ont rien à voir avec eux ». La responsabilité de cette américanisation des mentalités incombe à l’université, qui « est à l’avant-garde de ce mouvement qu’elle théorise pour mieux le radicaliser en dissimulant derrière un jargon qui se veut savant une haine morbide de la civilisation occidentale ».

De son côté, Franz-Olivier Giesbert note dans Le Point le 11 juin 2020 que « l’américanisation de la pensée française est en marche, rien ne l’arrêtera. Les racialistes, les décoloniaux et les indigénistes […] importent leur pensée des campus américains et ne cessent de marquer des points, comme le montre leur campagne contre les ‘violences policières’ en France après la mort du Noir George Floyd aux États-Unis ». On se tromperait en pensant que l’idée d’une préparation des esprits par l’importation des idées venue des campus américains est le monopole de journalistes situés à la droite, voire à l’extrême droite, de l’échiquier politique : on la retrouve aussi à gauche, quoique sur un mode plus soft.

Dernier exemple : cette tribune collective datée d’août 2020, intitulée « La cancel culture a assez duré ». Les signataires soulignent que « nous voyons poindre une américanisation délétère de la France » et considèrent que le développement de la cancel culture aboutit à « remplacer le républicanisme français par le communautarisme américain ».

Une recherche plus approfondie permettrait de multiplier les exemples. L’énumération qui précède suffit cependant pour être frappé par une chose : quel que soit le sujet, quel que soit le bord politique des auteurs, et quelle que soit la nature (positive ou négative) du jugement porté sur le supposé phénomène d’américanisation, l’argument de base est le même : il existerait un modèle américain qui « viendrait » (?) en France, et ne laisserait le choix qu’entre l’imitation servile et la résistance.

L’argument ne date pas d’aujourd’hui : on le trouve déjà dans l’entre-deux-guerres, quand George Duhamel écrivait, dans les Scènes de la vie future (1930), que l’Amérique était « en train de conquérir le vieux monde » et que « pour une poignée d’hommes qui considèrent le phénomène avec défiance et tristesse, ils sont mille qui l’appellent à grands cris. » Le thème refait florès au cours de la guerre froide, lorsque L’Humanité lance en 1949 le terme de « coca-colonisation » après que l’entreprise états-unienne a annoncé son intention de construire une usine d’embouteillage à Marseille pour servir le marché français. Dans les années 1990, on retrouve la même idée lorsque le débat fait rage à propos de l’installation d’Euro Disney à Marne-la-vallée, dénoncée comme un « Tchernobyl culturel ».

En 2020, le débat porte sur le Black Friday, Halloween, l’ubérisation, le privilège blanc ou la cancel culture, mais le raisonnement n’a pas bougé depuis un siècle : nous serions irrémédiablement transformés en Américains et notre identité serait en voie de disparition. Mais les tenants du point de vue inverse, selon lequel la France serait immunisée contre une telle aliénation ne font pas preuve de plus de finesse. C’est presque une caractéristique génétique du débat français sur l’influence états-unienne : les arguments utilisés y sont souvent d’un simplisme qui embrouille le débat en présentant des positions tranchées qui forcent à prendre parti pour l’un ou l’autre « camp ». Pour le dire clairement, l’emploi du terme « américanisation » dans tous ces débats est une mauvaise idée, et ce, pour deux raisons au moins.

Caricature

D’abord parce que ce qu’il désigne ici n’est pas un phénomène d’américanisation. L’apparition sur le sol français d’informations, d’expressions ou de pratiques états-uniennes est trop souvent considérée ipso facto comme le signe d’une importation du modèle états-unien. Il s’agit pourtant d’autre chose : les promotions du Black Friday, la fête d’Halloween ou les pratiques de la cancel culture sont incontestablement le résultat de passages transatlantiques, mais de là à déduire de ces phénomènes, conjoncturels aux yeux de l’historien, une transformation du socle culturel et social français, il y a un pas à ne pas franchir.

L’américanisation est un phénomène plus profond et de long terme au cours duquel des objets et des pratiques venues de l’autre côté de l’Atlantique sont intégrées dans le paysage hexagonal. C’est le cas, par exemple, du fordisme, révolution organisationnelle qui a profondément modifié les techniques de production industrielle à partir des années 1910. C’est le cas aussi des musiques afro-états-uniennes qui, dans le sillage du jazz, ont durablement marqué le paysage musical, en France comme ailleurs. Rien de tel avec la cancel culture, qui a certes donné lieu à de bruyantes passes d’armes, mais restées le plus souvent parisiano-parisiennes, et qui n’ont pas modifié fondamentalement, du moins pour l’instant, les termes du débat politique. Si l’irruption de la référence états-unienne peut contribuer à faire bouger les lignes de celui-ci, elle n’est qu’un facteur parmi d’autres, mais certainement pas le principal.

D’autre part, une autre caractéristique importante des phénomènes d’américanisation, à rebours de ce que voudraient nous laisser croire ceux qui utilisent ce terme de façon un peu rapide, est qu’ils ne constituent pas des importations unilatérales aboutissant à l’imposition de modèles états-uniens plaqués sur les réalités locales (ici françaises), mais bien plutôt des processus complexes au cours desquels les objets et les pratiques importés sont réappropriés et transformés par les caractéristiques des sociétés où elles se manifestent, que ce soit en France ou ailleurs. L’idée qui consiste à croire que l’on reproduit purement et simplement les débats états-uniens témoigne d’une conception simpliste et fausse du fonctionnement d’une société et d’une culture. La pratique du Black Friday, ne « vient » pas des États-Unis, pas plus que celle qui consiste à intervenir pour faire annuler une pièce qui déplait à certains milieux militants, ou à dénoncer publiquement telle personnalité accusée de harcèlement sexuel. Ces pratiques s’ancrent dans le contexte français et les réduire à une simple importation ne tient pas debout. Mimétisme, inspiration, incontestablement. Transformation de la société française sur le modèle états-unien, certainement pas.

Un emploi contre-productif

La deuxième raison pour laquelle l’utilisation du terme « américanisation » dans ces débats est une erreur est qu’elle est contre-productive, au sens où elle fait disparaître les enjeux locaux derrière l’idée d’une prétendue importation étrangère, ce qui permet de mettre les véritables problèmes sous le tapis. Et ce d’autant plus que mobiliser systématiquement les États-Unis pour analyser des problèmes franco-français débouche sur une polarisation artificielle des positions qui, de ce fait, s’affrontent sur le terrain de la prétendue influence des États-Unis : au lieu de débattre du vrai problème, les uns dénoncent la colonisation culturelle, tandis que les autres affirment que la France est immunisée contre les dérives états-uniennes.

Les « décoloniaux » insistent sur la nécessité de reconnaître la discrimination dont sont victimes les populations issues de l’immigration, discrimination assimilable selon eux à celle qui frappe les Afro-États-Uniens, tandis que les républicains universalistes soutiennent que le racisme systémique n’existe pas en France, et/ou que celle-ci ne doit pas verser dans le communautarisme. Version alternative lorsqu’il s’agit d’évoquer les violences sexistes : ne pas verser dans le puritanisme d’une société où un homme et une femme ne pourraient pas prendre l’ascenseur ensemble. On oscille donc invariablement entre deux positions également simplistes, et dans les deux cas, on ferme le débat sans avoir abordé la vraie question.

Les médias, sans en être les seuls responsables, jouent leur rôle dans cette simplification, et le diable se niche, comme toujours, dans les détails. Un exemple très concret : l’article de Nedjib Sidi Moussa publié au mois de juin 2020 sur le site de Marianne : l’auteur n’y emploie jamais le terme d’américanisation, mais celui-ci est inséré à deux reprises par la rédaction. D’abord dans le chapeau de l’article, qui présente le papier comme évoquant « la question de l’américanisation de la France, qui transparaît notamment dans les débats sur le racisme et l’antiracisme » ; ensuite dans le corps de l’article, dont un paragraphe a été intitulé « l’américanisation ». Alors que rien n’indique que l’auteur penche pour la thèse de l’américanisation, le périodique force son propos et induit par là le lecteur en erreur.

Complexité

Il ressort de tout cela le fait que l’emploi à mauvais escient du terme américanisation évacue la complexité du débat au lieu d’en relever le niveau. Il y a du racisme en France ? On se met à fêter Halloween ? Les femmes sont discriminées ? Bon sang mais c’est bien sûr : c’est parce nous sommes américanisés !

Si l’on prend l’exemple du débat sur le racisme et des discussions qui ont eu lieu à la suite de la mort de George Floyd le 25 mai 2020, il n’est nul besoin de convoquer les États-Unis pour décrypter le problème du racisme en France, tout simplement parce que son origine est dans l’histoire française et non états-unienne. Cela n’empêche pas, bien évidemment, de comparer pour mieux comprendre, mais à condition de ne pas tout mélanger en évacuant le caractère local du problème et à le transformer en importation qui « viendrait » en France, ce qui ne veut littéralement rien dire.

Le point essentiel ici n’est pas de prendre comme étalon la situation des Afro-États-Uniens, fruit d’une histoire spécifique, mais d’analyser le rapport que la France entretient avec son histoire coloniale, ainsi que la manière dont elle a intégré (ou non) les générations successives de populations issues de l’immigration, notamment du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Or, dès que le terme d’américanisation entre dans le débat, ces populations passent au second plan, leurs mouvements de protestation étant ramenés à une simple imitation de ceux des Afro-États-Uniens, ce qui revient à leur faire subir une double aliénation. Le recours à l’américanisation aboutit à parasiter le débat, à ignorer sa complexité, et à éviter les problèmes qui fâchent.

En outre, et peut-être surtout, la convocation de l’américanisation, en introduisant de facto la question d’une importation, fait porter artificiellement le débat sur la question de l’identité, tout en donnant de celle-ci une vision essentialiste et rigide qui impose de penser la situation de manière manichéenne, selon l’alternative entre colonisation et immunisation. Certains voient la France comme perpétuellement gangrénée par l’influence états-unienne qui ne cesse de « venir » depuis un siècle (mais à ce train-là, nous aurions déjà eu le temps d’être submergés dix fois), tandis que d’autres se plaisent à considérer que la France républicaine et universaliste est immunisée contre les influences délétères du communautarisme, du racialisme et du décolonialisme. Malheureusement pour celles et ceux qui attendent des réponses simples, il faut réaffirmer ici qu’elle n’est ni l’un ni l’autre. Nous ne sommes ni contaminés/colonisés, ni immunisés. Nous sommes simplement perméables.

Refuser de raisonner de manière manichéenne, et restituer au débat sa complexité n’est pas une manière d’enterrer les problèmes sous un jargon d’intellectuels hors sol. Au contraire, cela permet de comprendre que l’on ne résout pas des débats aussi complexes par des oukazes ou des anathèmes. L’identité existe, bien sûr, mais 1/ elle est une construction historique, même si elle bégaie parfois ; et 2/ elle est multiple et non monolithique. Une fois ces deux éléments admis, il devrait être possible d’avoir un débat serein et de faire société au lieu d’inventer des combats qui polarisent à l’excès. L’auteur de ces lignes n’a pas de réponse magique au sujet des débats actuels sur le racisme, n’étant pas spécialiste de ces questions. Mais ce dont il est sûr, c’est qu’il faut cesser d’invoquer l’américanisation à tort et à travers dans cette affaire.

 

NDLR : Ludovic Tournès a publié en septembre Américanisation. Une histoire mondiale (XVIIIe-XXIe siècle), Fayard.


Ludovic Tournès

Historien, Professeur à l'Université de Genève