Se sentir en nombre
Que les régimes fascistes et nazi aient en plusieurs circonstances promu des architectures de compacité, c’est ce qu’a montré Miguel Abensour dans un texte pour la première fois publié en 1997. Ces architectures ne sont pas d’usage dans les pays dits démocratiques. Au reste dans ces pays, les partis ne recherchent plus les meetings autant qu’ils le faisaient et lors des campagnes électorales, ce sont des constructions bâties pour d’autres fonctions qu’ils utilisent ou aménagent provisoirement.
De leur côté les États, même les moins liés à l’idée de démocratie, redoutent bien plus souvent qu’ils ne souhaitent les grandes manifestations populaires. Ils préfèrent en général éviter les circonstances capables de rassembler d’importantes foules. Ce n’est pas que l’esprit de masse soit absent de la conduite des sociétés contemporaines, c’est qu’il se place ailleurs et autrement. La question est de savoir à quelles fins.
Observons d’abord combien persiste la sorte de nœud ou de nouage mental qui fige dans la figure de la masse ce qui peut être entendu par « peuple ». Imagine-t-on assez, à rebours, ce qu’est, pour l’essentiel, la mobilité d’un peuple ? Qui sait, dans un moment où le mot « territoire » est tellement d’usage, que « muant », « mutant », « migrant » ont la même vieille racine que « commun » ? Ce qui se rappelle là, quoiqu’on s’obstine à penser par ailleurs, c’est la vivacité foncière – commune – des peuples.
Ceux qui dès lors appellent à la mobilisation en pensant décupler ainsi l’énergie globale ne remarquent pas assez combien le registre du mot est ambigu. Dans l’état de guerre quand sont substitués aux allées et venues des peuples vifs et libres des marches au pas et des défilés en sens unique, il devient en tout cas patent que mobiliser, c’est moins rendre mobile qu’axer, assigner, fixer et, de la sorte, immobiliser, ou figer, les puissances de variations et de divergences de ceux qu’on mobilise.
De ce point de vue, la guerre, si c’en est une, dont a parlé en mars dernier le président de la République française à propos de la crise sanitaire a un caractère paradoxal. Si la tendance à gouverner en états d’urgence, qui s’activait déjà, a trouvé dans la situation de quoi se justifier encore, ce n’est à l’évidence pas au bénéfice des rassemblements les plus denses. Si donc, étant donné le registre lexical de la référence guerrière, il devait tout de même s’agir d’une sorte de mobilisation, celle-ci ne saurait prendre son allure la plus classique ni la plus spectaculaire.
Ce n’est pas la masse qui s’absente, mais le mode de sa perceptibilité.
En fait l’événement que constitue la propagation du virus dit Covid-19 s’est produit dans le contexte de sociétés qui n’ont pas renoncé aux phénomènes de masse. L’une des clés de ces sociétés, c’est l’audience, c’est la paradoxale liberté des audiences auxquelles chacun semble bien contribuer de soi-même, bien souvent chez soi et du reste pas nécessairement au même instant, comme le signale le succès du mot follower, suiveur. Qu’il ne s’agisse cependant pas là d’actions libres, c’est ce que révèle le fait de leurs comptabilisations. Ces comptabilisations servent le plus ordinairement à prendre acte de la puissance d’une enseigne, à définir la condition d’une rentabilité, voire à faire profiter un titre.
Qu’est-ce qui peut fonder tout ce jeu de chiffres sinon une sorte d’obligation, d’abord mentale, à fonder la valeur sur la quantité de la masse ? De là résulte un phénomène à son tour paradoxal dans la mesure où il se réalise sans se réaliser. Il se réalise au sens où, en effet, il correspond à quelque chose – à un état de fait – qui n’existe pas spontanément mais qui se fabrique moyennant la mise en œuvre de techniques dont la provenance est essentiellement publicitaire (il faudrait d’ailleurs s’attarder sur la façon dont ce mot de « publicité » mime et mine celui de « public »). Il ne se réalise pas au sens où les masses en question, parce qu’elles ne s’aperçoivent pas dans un lieu, sont diffuses et ont peu de chances de s’éprouver elles-mêmes. D’une audience, le nombre s’apprend par le biais d’une procédure qui calcule, mais il ne se sent pas. C’est là, entre le diffus et le compact, une notable différence.
Reste que ce n’est pas la masse qui s’absente, mais le mode de sa perceptibilité. Les masses tendent aujourd’hui à ne pas ressembler à des masses. Ainsi peuvent-elles, d’une certaine manière en s’ignorant elles-mêmes et en s’éprouvant comme libres, se consacrer à des activités qui ne passent pas pour indignes : la culture par exemple, ou le tourisme. Le fait est cependant : toute cette dignité est chiffrée et traduite en nombre et, ainsi chiffrée et nombrée, produit la condition d’un revenu. En d’autres termes, elle se capitalise dans un compte.
Là est, foncièrement, l’originalité : ce n’est pas la politique, mais l’économie qui depuis quelques temps non pas suit, ni même seulement accompagne, mais bel et bien requiert, voire commande la constitution historique des foules. L’utilité de ces foules a changé de registre. On ne l’estime pas excessive, voire délirante, mais adaptée à l’activité banale et banalisée d’une économie moderne. Et même si elle ne se passe pas toujours, comme on va voir, de son spectacle, elle n’en a pas besoin. Ainsi peut-elle se graduer et prendre des allures diverses. Si elle est encore à l’évidence observable dans une manifestation sportive, elle est souple dans les centres commerciaux et pour ainsi dire gazeuse dans le monde des médias.
À quoi tend dans ces conditions la « distanciation » à laquelle les capacités de propagation d’un virus dangereux semblent pour un temps convier nos sociétés ? Conduira-t-elle, comme dans la tradition brechtienne, à trouver les conditions d’une perception réfléchie de la vie sociale ? Éloignera-t-elle nos esprits des émotions que cette vie soutient ordinairement ? Au printemps, avant que le mot fasse florès, il y a eu de cela. Nous avons fait alors l’expérience d’une urbanité étrangement distante. Où nous étions usuellement entassés, dans les transports en commun, dans les centres commerciaux, nous trouvions un espace qui, mentalement comparé à notre habitude, nous la rendait discernable.
Car en effet, s’habituer à une chose, c’est d’une part ne plus se rendre compte des conditions et enjeux de sa présence, c’est d’autre part oublier la façon dont elle est entrée dans la vie, c’est encore ignorer que, puisqu’elle n’est pas de tout temps, elle n’a rien de nécessaire. Il est en principe possible, même si c’est difficile, de se passer de ce à quoi on est ou on s’est habitué.
Voici dès lors ce qui nous est arrivé : nous ne nous trouvions plus au sein de nos coutumes, nos conditions d’existence usuelles perdaient de leur naturalité apparente, nous considérions avec étonnement nos usages les plus courants du monde. Cet étonnement n’était pas immédiatement politique. Il était, au sens premier d’un mot qui renvoie à la notion de sensibilité, « esthétique ». Son milieu était celui de faits sensibles, non celui des mots élaborés dans et pour les discussions publiques. L’étrangement qui nous advenait concernait, en-deçà pour ainsi dire de toute formulation, avant le stade ou le niveau du débat politique, le foyer, le cœur, le sein – l’oikos – de la vie collective. Bref, il touchait à la perceptibilité, je veux dire aux phénomènes visuels et sonores habituels aux commerces que nous entretenons entre nous et avec le monde. Une sorte de silence nous gagnait qui nous rendait conscients, par contraste, des bruits, de l’encombrement et même, sur ces points, de la saturation propres à la vie économique ordinaire.
Les terrasses sont moins l’occasion d’une présence parfaitement populaire que celle d’une figuration de cette présence.
Fallait-il, faut-il encore encourager les chances de cette perception ? Fallait-il, faut-il encore à cette fin l’inscrire dans un champ de discussion et en délibérer ? Pareille perspective semble bien s’être refermée dans la chaleur de l’été. On est revenu pour juger des choses à des critères qui, sans être en tous points imparables, sont assurément plus pesants et plus pressants : l’obligation, pour chacun, de gagner sa vie et, pour cela, de s’activer économiquement a signalé son urgence. La réaction guette à l’issue d’un sursaut estival qui non seulement a remis quelques foules ordinaires dans les lieux de consommation mais encore a rendu au nombre et à la quantité leur valeur d’arguments. Je dis « sursaut » en pensant que sursauter, c’est manifester un mouvement de retrait sous le coup d’une agression, fût-elle légère : une piqûre, un pincement provoquent ce genre de réaction involontaire.
Voilà justement qui peut, par comparaison, advenir au corps social : qu’il réagisse, et qu’il le fasse dans le recul d’un sursaut, par réflexe ou quasi réflexe en somme. Dans ces conditions la question non pas formulée, mais active et dirigeante ne risque pas d’être : comment serons-nous bien (ou mieux), mais comment étions-nous bien (ou mieux) ? Ainsi les expressions conservatrices sont-elles à l’ordre du jour, comme celle qui attend de remettre en marche la machine économique quand bien même sont substantiellement absentes les raisons d’être fier de cette marche et de cette machine : ne conduisent-elles pas en effet, n’ont-elles pas conduit déjà, pour autant qu’on sache, à un certain nombre de désastres ?
Y a-t-il des conditions pour qu’une économie convienne au plus grand nombre sans impliquer ce nombre dans les principes d’une masse ? C’est ce que nos habitudes ne nous ont pas appris à savoir mais qu’il nous faudrait pourtant pouvoir espérer. Sommes-nous disposés à en parler ou, pour rappeler le sens premier du mot, à en faire « parlement » ? Qui en veut, qui même seulement en voudrait, de ce parlement ? Ces derniers jours, au ministre qui exige la fermeture des bars et restaurants au nom d’un « protocole sanitaire strict », le premier adjoint au maire de Marseille, déplorant le manque de concertation, a répliqué en invoquant la « vitalité économique des territoires ». Demandant qu’on « laisse l’économie vivre, la ville vivre », il a contesté le « confinement économique » et réclamé une discussion concernant le suivi statistique de la pandémie.
D’un côté cette position, aussi séduisante soit-elle, ne risque pas de conduire à discuter de l’usage majeur des foules. D’un autre côté, elle ne lie pas l’urbanité à la présence, dans un lieu donné qu’elle appelle « territoire », d’un certain nombre de fonctions publiques, mais à l’extension, dans ce même lieu, d’entreprises économiques à caractère convivial. Ce dernier mot est ambigu. « Convive », dont il est issu, renvoie certes au « vivre ensemble », mais aussi, et même d’abord, au « convier ». Qu’est-ce qui soutient ce convier dans le cas du bar et du restaurant ? S’il ne devait s’agir que d’une invitation, d’une offre, d’une simple possibilité de la vie urbaine, pourquoi en faire cas plus que de tout autre activité participant pour sa part aussi de cette vie, celle du bureau de poste, de la librairie et des usines par exemple ?
Mon hypothèse, qui ne fait pas critique de la convivialité en général, tient à ceci que le bar et le restaurant considérés depuis leur extension récente : la terrasse (cette terrasse qui, résultant d’une concession, empiète peu ou prou sur un espace qui, autrement, serait public et davantage ouvert au passage) sont, peuvent être en tout cas, moins l’occasion d’une présence parfaitement populaire (il faut tout de même pouvoir se payer le séjour, fût-il seulement de quelques dizaines de minutes) que celle d’une figuration de cette présence. Prend corps ici le nombre.
Certes ce corps n’est jamais représentatif, ni le peuple d’ailleurs jamais rassemblé nulle part : il manque toujours un peuple, il en est toujours un ailleurs, absent à la manifestation comme au compte, qui vit pourtant quelque part et d’une autre manière. C’est pourquoi il ne s’agit réellement que d’une figure, mais cette figure rassure. Comblant la vue, peuplant la perception, elle absente la crainte de manquer. Si elle a lieu, si elle peut avoir lieu, alors on peut se croire tranquille.
Mais si on parvient à être ainsi calmé de l’anxiété qui gagne, c’est malgré ce qui, dans l’époque, est capable de prétendre, comme j’ai dit tout à l’heure, à une organisation autrement efficace, même si moins sensible et plus diffuse, de la foule humaine. Et malgré encore ce qui, dans la période, appelle pourtant, moins pour la vie économique que pour la vie tout court, à quelques prudences inhabituelle