Annuler la dette de l’Afrique de Paris à Pékin
Dans un article récemment paru sur le site du China Africa Research Initiative de l’Université Johns Hopkins, je montre que les anciennes puissances coloniales n’ont pas abandonné l’Afrique comme veut le laisser croire un narratif bien rodé et répété à satiété. Il en est de même concernant les prêts, même si dans ce cas aucun pays seul ne peut concurrencer le volume proposé par la Chine pour des travaux d’infrastructure.
Dans deux notes récentes[1], j’ai traité du coût des travaux pour la construction de la ligne de chemin de fer entre Addis-Abeba et Djibouti. J’y exposais que les conditions du prêt octroyé par l’ExIm Bank étaient mal adaptées à des pays aussi pauvres que l’Éthiopie et Djibouti et pour un projet de ce type. Dans cette brève note, je prendrai l’exemple du Maroc pour remettre en perspective ces problématiques.
Le choix du TGV marocain s’imposait car il a été considéré par la presse marocaine d’opposition comme un investissement dispendieux, surdimensionné et uniquement destiné à nourrir l’image du Roi du Maroc. Je ne discuterai pas de la pertinence de ces observations qui rejoignent celles que j’ai formulées pour le projet de voie ferrée Djibouti – Addis-Abeba. Dans le même temps, le dossier donne des éléments de comparaison particulièrement instructifs.
Ce ne sont pas moins de huit financeurs qui concourent au projet.
Le plan de financement a été établi par l’AFD en 2011 pour un projet dont l’horizon était 2018. Ce qui est notable d’emblée est la multiplicité des bailleurs. Au lieu d’une confrontation entre la seule ExIm Bank de Chine et le gouvernement djiboutien (ou éthiopien selon le tronçon), ce ne sont pas moins de huit financeurs qui concourent au projet.
En d’autres termes, l’évaluation de la faisabilité et de la rentabilité n’était pas laissée à deux partenaires isolés éventuellement complices, mais était confiée à une pluralité de parties prenantes aux intérêts potentiellement divergents. Certes, les financements sur fonds français (trois fonds abondant 920 millions d’euros sur un total de 1 800) sont majoritaires (51 %), les financements sur fonds marocains (un fonds et le budget de la nation) arrivent en second (28 %) et les financements sur fonds arabes (quatre fonds) suivent avec 21 %.
Ce qu’il convient aussi de noter, ce sont les conditions des prêts, du moins pour les prêts français pour lesquels l’information est disponible. Le Fonds d’études et d’aide au secteur privé (FASEP) finance 4 % du projet sous la forme d’un don. La Réserve des pays émergents (RPE) finance 35 % du projet sous la forme d’un prêt à taux bonifié (1,25 %) sur 40 ans avec un différé de paiement de 20 ans. La RPE est un fonds spécifique d’aide au développement et de promotion des entreprises et technologies françaises particulièrement adapté au secteur ferroviaire. Enfin, l’Agence française pour le développement (AFD) finance 12 % du projet sous la forme d’un prêt à taux non bonifié de 2,2 % sur 20 ans avec un différé de paiement de 10 ans, l’AFD finançant ainsi l’usine de traverses et les viaducs de ce chantier.
On constate donc que le prêt le plus important – celui du RPE qui a été de fait consacré à l’achat du matériel roulant français (Alsthom) – offre des conditions de taux et de durée infiniment mieux adaptées à un pays en développement que les conditions de l’ExIm Bank de Chine pour des pays pauvres comme l’Éthiopie et Djibouti (en 2010 quand est lancé le projet marocain, le PIB par tête du Maroc est égal à quatre fois celui de l’Éthiopie et 75 fois celui de Djibouti). Le contrat initial entre Djibouti et l’ExIm Bank prévoyait un taux d’intérêt égal à LIBOR + 3 %, ce qui au moment de la crise de 2019 que nous avons rapportée s’est traduit par un taux d’intérêt de 6 %, alors que la formule du RPE garantissait uniformément un taux fixe de 1,25 %. Les deux prêts étaient des prêts bénéficiant d’une garantie souveraine.
Le prêt chinois n’octroyait qu’une durée de 15 ans avec un différé de paiement de 5 ans ; ici aussi le prêt RPE offrait des conditions bien mieux adaptées à une économie en développement : durée de 40 ans avec un différé de 20 ans. Ces dernières conditions laissent la possibilité de rentabiliser quelque peu l’exploitation avant d’avoir à rembourser le bailleur. Le taux du RPE est un taux bonifié, aussi on remarquera que le prêt à taux non bonifié de l’AFD (2,2 %) se révèle également bien meilleur marché que celui de l’ExIm Bank.
Les « partenaires traditionnels » sont toujours présents et actifs en Afrique et continuent d’offrir des solutions.
Pour qu’un investissement soit rentable d’un simple point de vue comptable, il faut que le taux de rendement interne soit supérieur au taux d’intérêt payé pour l’emprunt. On aura compris que plus le taux d’intérêt est faible, plus le projet a des chances de fonctionner et le bailleur d’être remboursé. Or il y a loin entre les taux de rentabilité calculés lors des études préalables et les taux effectifs comme le montre un rapport parlementaire français sur les lignes à grande vitesse françaises présenté à l’Assemblée nationale française en 2016. En règle générale, et plus particulièrement dans un pays en voie de développement, pour atteindre un tel objectif de rentabilité, un investissement en infrastructures ferroviaires demanderait que les financements soient à très long terme, voire parfois même à plus de 50 ans.
Évoquons à nouveau le cas du Maroc où, avec un prêt français de 150 millions de dollars, d’une durée de 40 ans, un différé de paiement de 10 ans et un taux d’intérêt de 0,0016 %, le Maroc acquiert en 2020 un parc de trente locomotives « nouvelle génération » avec leurs équipements et pièces détachées. Les caractéristiques de ce prêt le rendent à l’évidence aisément supportable pour un pays en développement.
Ces expériences marocaines montrent que les « partenaires traditionnels » sont toujours présents et actifs en Afrique et continuent d’offrir des solutions. Que pouvons-nous conclure d’une comparaison avec la Chine ? Que les Français seraient meilleurs que les Chinois ? Assurément non. Dans mes deux articles parus dans The Diplomat et The China-Africa Project mentionnés en introduction, j’insistais sur le fait que la Chine octroyait des crédits liés imposant un recours exclusif à des produits chinois. Les deux exemples ci-dessus attestent que la France tout autant que la Chine peut utiliser les crédits qu’elle octroie pour soutenir son économie, même si elle ne le fait pas aussi absolument.
En octroyant un prêt du RPE, la France soutient directement Alsthom qui produit les rames de TGV (premier prêt) et la locomotive Prima (deuxième prêt) qu’elle fournit au Maroc. Elle fait donc jouer pleinement la théorie du multiplicateur keynésien selon laquelle toute augmentation de la demande se traduirait par une augmentation plus que proportionnelle du PIB. Des taux bas (respectivement 1,25 % et 0,0016 %,) sont certainement un excellent argument commercial ; dans le même temps, ils signalent aussi la rentabilité de l’économie française : on n’attend pas vraiment que le Maroc rembourse ses prêts, le multiplicateur keynésien s’en charge.
Dans la conjoncture actuelle, nous devons nous souvenir de ce qui peut arriver quand les pays en développement ne peuvent pas assumer le service de leurs dettes souveraines : intensification du sous-emploi, aggravation de la violence et de l’instabilité, recrudescence des migrations… Comme je viens de le noter, les pays prêteurs ont bénéficié du multiplicateur keynésien pour rentabiliser les prêts qu’ils consentent, dès lors les bénéfices économiques et sociaux de l’annulation de telles dettes outrepasseront les inconvénients d’une offense à une morale financière aujourd’hui malséante et inopportune.
À supposer qu’une telle annulation soit acceptée par les membres du G20 – y compris la Chine qui a priori y est fermement opposée comme en témoigne clairement le discours du 18 juin 2020 prononcé par Xi Jinping – il resterait encore à convaincre les créanciers privés de limiter les profits qu’ils comptent réaliser et à instaurer, comme le réclament Hamid Rashid et Joseph Stiglitz, une facilité multilatérale de rachat que pourrait gérer le FMI.