International

États-Unis – Iran : que nous est-il permis d’espérer ?

Sociologue

Au plan international, le mandat de Donald Trump aura été marqué par la sortie de l’Accord sur le nucléaire iranien de 2015. Dès lors, on pourrait penser que sa réélection entraînerait la poursuite de la ligne dure contre la République islamique, quand la victoire de Biden – ancien vice-président de Barak Obama – marquerait au contraire un réchauffement et le retour dans l’accord de Vienne. En réalité, rien n’est sûr, ni dans un sens ni dans l’autre.

Le 18 octobre 2020, l’embargo sur la vente d’armes conventionnelles à l’Iran a été levé selon les dispositions des accords sur le nucléaire de 2015. Si les États-Unis de Trump sont sortis des accords, ils estiment avoir un droit de regard sur l’évolution de ce plan d’action conjoint, d’où la proposition faite au conseil de sécurité de l’ONU en août dernier pour prolonger l’embargo. Le camouflé attendu pour Washington (neuf pays membres se sont abstenus, la Russie et la Chine ont opposé leur veto, tandis que seuls les USA et la République dominicaine ont voté pour le report) n’a pas pour autant freiné l’administration Trump dans sa volonté de rétablir toutes les sanctions internationales contre la République islamique d’Iran.

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Pure fiction juridique certes, mais dans les faits l’arme du dollar et de l’extraterritorialité des sanctions américaines permettront certainement aux États-Unis de parvenir à leurs fins. Alors doit-on envisager les élections présidentielles américaines de façon binaire, avec la perspective d’une continuité anti-iraniste à la clef de la réélection de Donald Trump et celle d’un apaisement de la politique américaine à l’égard de l’Iran avec l’élection de Joe Biden ? Rien n’est moins sûr.

Rappelons d’abord l’absolue imbrication des manœuvres et décisions politiques de Téhéran sur les élections américaines et réciproquement. Le mythe fondateur de la République islamique d’Iran, la prise d’otage de l’Ambassade américaine initiée en 1979 aura valu au président sortant Jim Carter de n’être pas réélu au profit de Donald Reagan en 1981. C’est d’ailleurs le spectre de cet épisode qui aura très certainement motivé l’administration Trump à procéder à l’assassinat ciblé du général Qassem Soleymani en réponse à l’investissement violent de l’ambassade américaine à Bagdad par les miliciens du hashd, le 1erjanvier 2020.

Réciproquement, la politique américaine a une réelle incidence sur les élections iraniennes et on peut par exemple estimer que l’arrivée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République islamique en 2005 aura été une réaction directe au fait que Georges Bush ait ignoré à plusieurs reprises la main tendue par les réformateurs dont Mohammad Khatami, président iranien de 1997 à 2005, était le chef de file. Ce dernier avait suspendu le slogan caractéristique de la rhétorique islamiste « Marg bar Amrika ! » (Mort à l’Amérique !), il ne cessait d’évoquer le « dialogue des civilisations » dans ses discours officiels, avait exprimé sa solidarité avec le peuple américain suite aux attentats du 11 septembre, ou encore, avait activement contribué à la chute des Talibans en Afghanistan et proposé un plan général pour la stabilité de la région. Ces mains tendues, soldées par un placement de l’Iran dans l’Axe du Mal par le Président Bush, aura, sans doute aucun, largement contribuer à propulser le conservateur Ahmadinejad au pouvoir.

Encore, lors des dernières élections américaines de 2016, n’oublions pas que de nombreuses pétromonarchies du Golfe avaient financé les campagnes à grande échelle pour infléchir la politique étrangère américaine à l’égard de l’Iran, au profit de ces mêmes pétromonarchies.

Enfin, et pour ne donner qu’un dernier exemple, force est de constater le poids de la date symbolique choisie par Donald Trump pour effectuer son premier voyage à l’étranger en tant que Président des USA : c’est le jour des élections présidentielles iraniennes que Trump décide de contrevenir à la tradition présidentielle américaine voulant que le premier déplacement à l’étranger s’effectue soit au Mexique, soit au Canada. Donald Trump envoie ainsi un signal fort aux Iraniens en prenant l’initiative de se rendre à Riyad pour ce premier séjour, qui plus est, dans l’optique de signer des contrats d’armement avec la cour saoudienne.

Un adoucissement de la politique trumpiste à l’égard de l’Iran est tout à fait envisageable, dans le cadre même de la préservation des intérêts américains.

Alors quand bien même l’écrasante majorité des Américains ne se sentirait pas réellement concernée par les questions internationales, contrairement à l’électorat iranien qui, lui, suit avec assiduité l’issue du scrutin états-unien et intègre cette donnée dans son vote, force est de constater que l’influence des politiques des deux pays sur leur posture électorale respective ne constitue en aucun cas une simple vue de l’esprit.

Quelles sont dès lors les positions officielles des deux candidats américains vis-à-vis de l’Iran et des accords ? Et quelles sont, en définitive, les manœuvres auxquelles il y a fort à croire qu’il faille s’attendre ?

La position de Donald Trump semble s’inscrire dans une continuité : les accords déchirés étaient de mauvais accords, officiellement parce qu’ils avaient une durée déterminée et qu’ils encadraient mal la question du nucléaire, officieusement parce que ce plan d’action conjoint n’encadrait que le nucléaire sans contenir la politique régionale iranienne ni le développement du programme de missiles balistiques. L’actuel Président affirme penser pouvoir obtenir de meilleurs accords sous les deux semaines qui suivraient sa réélection, mais au regard de ce qui aura été proposé à l’Iran au cours de son mandat, suite au retrait des accords, il y a fort à croire que jamais l’Iran n’acceptera ce qui s’apparente, pour la République islamique, à une capitulation.

Pensons aux douze points de Mike Pompéo en mai 2018 qui proposent à Téhéran le rétablissement complet des relations diplomatiques et commerciales si la République islamique se désinvestissait totalement de la région (Irak, Syrie, Liban, etc.) De telles conditions sont inacceptables pour le régime iranien parce qu’il considère sa politique régionale comme le fruit de la préservation de sa sécurité nationale (contre Daech en Irak et en Syrie, encore aujourd’hui pour se protéger des mercenaires djihadistes stipendiés par la Turquie à la frontière azerbaïdjanaise, etc.)

Pour autant, il serait tout à fait cohérent de penser que Trump ne puisse plus, dans le cadre d’un second mandat, jouer la carte du déséquilibre total au profit de Riyad, et plusieurs éléments le laissent déjà présager : d’abord, Donald Trump réalise que la monarchie wahhabite n’hésite pas à négocier avec la Chine en vue d’obtenir le nucléaire et il y a donc une forte probabilité que devant l’inquiétude américaine de voir l’allié saoudien obtenir la bombe dans un élan confinant à la trahison avec le rival économique chinois, l’administration Trump entende rééquilibrer les forces en donnant par exemple des exemptions de sanctions partielles et temporaires au profit de l’Iran, comme pour ce qui concerne déjà le port de Shahbahar, dans le Baloutchistan iranien (ces exemptions visent au départ la facilitation de la reconstruction de l’Afghanistan).

Par ailleurs, un signal fort a déjà été envoyé par les Américains à la cour saoudienne pour lui signifier une fin de blanc-seing : Trump a récemment annoncé sa volonté de faire du Qatar, dont le divorce de l’Arabie saoudite est prononcé depuis trois ans, un « allié majeur non membre de l’OTAN », sans oublier l’onction de Pompéo au dialogue inter-afghan organisé à Doha par les Qataris. Ainsi, un adoucissement de la politique trumpiste à l’égard de l’Iran est tout à fait envisageable, dans le cadre même de la préservation des intérêts américains, dans une variable d’ajustements et non par évolution idéologique.

Si l’élection de Joe Biden ne saurait constituer un bienfait direct pour l’Iran, elle pourrait être une aubaine pour l’UE de faire entendre sa voix sur les accords.

La position de Joe Biden et des démocrates en général, quant à elle, semble explicitement plus conciliante à l’égard de l’Iran et des intérêts des accords. Cependant, des difficultés majeures risquent de se poser. Très critique vis-à-vis du retrait unilatéral américain du Plan d’action conjoint, le démocrate prévoit, s’il est élu, de réintégrer les accords. Cependant, ce retour dépendrait de la capacité de l’Iran à respecter complètement l’ensemble de ses obligations et à reprendre le respect de certaines stipulations du JCPOA qui avaient été suspendues par la République islamique compte tenu du mécanisme du règlement des différends prévus par ces mêmes accords. Or, le ministre des Affaires étrangères Mohammad Zarif a annoncé partir du principe qu’il incombe à la partie ayant quitté les accords de les réintégrer pour pouvoir se prononcer sur d’éventuelles conditions.

Deuxième grande difficulté, il semble que Joe Biden, pour revenir dans l’accord sur le nucléaire, veuille aussi établir d’autres accords qui seraient, eux, relatifs à l’encadrement du développement du programme iranien de missiles balistiques et de l’influence régionale de la République islamique, notamment par la voie des milices chiites. Or, la perspective de tels accords avaient déjà été évoquée par le Président Macron, et rejetée par l’Iran. Une situation d’immobilisme est donc à prévoir.

Que nous est-il permis d’espérer ? A cette question kantienne, il faut peut-être répondre par une différence entre les deux candidats qui s’articule autour de la question européenne. En effet, l’espoir qu’offre la perspective d’une élection en faveur des démocrates consiste en ce que la Maison Blanche et l’Union Européenne sache s’entendre à nouveau. Le mandat de Donald Trump aura dégradé les relations avec le partenaire européen et si l’élection de Joe Biden ne saurait constituer un bienfait direct pour l’Iran, du fait des problèmes à naître que nous venons d’évoquer, elle pourrait être une aubaine pour l’UE de faire entendre sa voix sur les accords. Parce que de fait, aujourd’hui, au-delà des intérêts de la République islamique, le réel enjeu est bien celui de desceller le sort des grandes entreprises européennes qui étaient entrées en pourparlers avec l’Iran en vue d’accords commerciaux.

S’il était possible donc de redonner de l’élan aux signataires, des contrats à plusieurs milliards de dollars pourraient être signés, des dizaines de milliers d’emplois créés, certains secteurs, au premier rang desquels l’aéronautique et l’automobile redynamisés. Mais encore faudrait-il que les Iraniens considèrent à nouveau les Européens comme des interlocuteurs fiables, car en effet, suite au retrait des accords de Trump, ils se sont beaucoup décrédibilisés aux yeux de l’Iran du fait de leur tiédeur, tiédeur mise en exergue par contraste avec les efforts opérés par les Chinois, les Russes, et même les Turcs malgré les rivalités stratégiques qui les opposent sur d’autres terrains, voire même de pays européens non membre de l’Union Européenne, comme la Suisse.

Ainsi, si une telle entente ne pouvait avoir lieu, il y a fort à croire que nous observerions l’accentuation du pivot vers l’Est déjà en cours, à savoir une massification de partenariats privilégiés entre la Russie et l’Iran d’une part, et la Chine et l’Iran d’autre part, partenariats politiques, culturels, scientifiques, universitaires, bancaires, économiques, militaires, sanitaires, sécuritaires, mais aussi, en matière de renseignement (une base de renseignements en cybersécurité chinoise est en train d’être installée en Iran).

Le glissement est déjà à l’œuvre et se noue dans la construction d’accords de solidarité de fait : l’Iran et la Chine sont en train de conclure un accord de coopération sur 25 ans ; Moscou, Pékin et Téhéran de concrétiser des accords bancaires pour pouvoir contourner le dollar, et tout laisse penser que d’autres étapes organiques (organe judiciaire international, Cour) et institutionnelles pourraient, dans le futur, être d’envisageables continuités logiques.


Amélie Myriam Chélly

Sociologue, Chercheuse associée au CADIS (EHESS-CNRS), Professeur de géopolitique à Dauphine (IPJ)