Société

De l’existence du décolonialisme

Politiste

Et si, au lieu de dénoncer la soi-disant hégémonie de la pensée décoloniale au sein de l’université française, on prenait soin d’analyser les questions que pose le décolonialisme, ne serait-ce que parce qu’elles se nourrissent largement de l’occultation de notre passé esclavagiste et colonial, mais avant tout parce que la critique décoloniale constitue une remise en cause radicale de l’idée même d’universel. Et qu’à ce titre elle constitue une mauvaise réponse à la discrimination et à la stigmatisation que subissent les populations dites racisées.

Depuis plusieurs mois, des organes de presse, notamment Marianne et Valeurs actuelles, et des intellectuels médiatiques, au nom de la défense de « notre » laïcité, se font une spécialité de dénoncer l’hégémonie de la pensée décoloniale au sein de l’université française. Il s’agit pourtant d’un mythe dont la fonction, en définitive, est de refuser d’examiner sereinement la crise du modèle républicain à la française et, surtout, d’instiller dans l’opinion l’idée d’une irrémédiable séparation entre « Eux » et « Nous ».

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Il serait plus opportun d’analyser les questions que pose le décolonialisme, ne serait-ce que parce qu’elles se nourrissent largement de l’occultation de notre passé esclavagiste et colonial, mais avant tout parce que la critique décoloniale constitue une remise en cause radicale de l’idée même d’universel. Elle constitue donc une mauvaise réponse à la discrimination et à la stigmatisation que subissent les populations dites racisées.

Pour les décoloniaux, modernité et colonialité sont indissociables. C’est la raison pour laquelle, les généalogies sont distinctes : c’est 1492 qui est systématiquement privilégié par ces auteurs[1]. C’est, à leurs yeux, le moment des débuts du capitalisme (et non, comme d’ordinaire, le XVIIIe siècle et la Révolution industrielle) et, surtout, celui de trois faits majeurs : la « conquête » de l’Amérique, la Reconquête des souverains chrétiens sur les musulmans et, enfin, l’expulsion des Juifs d’Espagne par ces mêmes souverains. On remarquera, en passant, que cette période est aussi le passage de l’antijudaïsme classique à l’antisémitisme moderne (même si, bien entendu, le mot n’existe pas encore) par le rôle que jouent les lois de pureté de sang, lesquelles autorisent une irréductible suspicion sur la sincérité de la conversion des Juifs au christianisme.

1492 est ainsi le début du mouvement de substitution de la race à la classe. Ce mouvement est aujourd’hui théorisé par des penseurs influents, très souvent lati


[1] On ne manquera pas de souligner que cette date, si elle marque la « découverte » du Nouveau Monde, est aussi celle de la fin de l’islam en Espagne. De nombreux auteurs ont noté ce rapport consubstantiel entre colonie et islam : c’est au moment où les musulmans sont chassés d’Espagne que la modernité raciste est supposée commencer.

[2] Pour être tout à fait précis, cette position n’est pas véritablement assumée. On trouve chez R. Grosfoguel une formulation alambiquée qui laisse entendre que l’universalité reste un horizon, à condition de vouloir construire « un universel décolonisateur à partir des luttes éthico-épistémiques particulières contre le patriarcat, le capitalisme, l’impérialisme et la modernité eurocentrée, à partir d’une « diversalité » de projets éthico-épistémiques » (Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale », Multitudes, n° 26, 2006, p. 71). Comprenne qui pourra.

[3] Cette position outrancière paraît ignorer l’origine grecque de la philosophie et le dialogue qu’eurent avec les œuvres de l’Antiquité les penseurs arabes ou persans.

[4] Franz. Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952, p. 203-205.

[5] Sur ce point, on lira Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, no 62, 2009, p. 129-140.

[6] À ce propos, voir Histoire et théologie de la libération, Les Éditions de l’Atelier, 1989 ; 1492, L’occultation de l’autre, Les Éditions de l’Atelier, 1992 ; et L’éthique de la libération. À l’ère de la mondialisation et de l’exclusion, L’Harmattan, 2003.

[7] Sylvie Taussig, « Descartes dans la pensée décoloniale. Une histoire alternative de la philosophie ? », Le Débat, n°208, janvier-février 2020, p. 152.

Alain Policar

Politiste, Chercheur associé au Cevipof

Mots-clés

Laïcité

Notes

[1] On ne manquera pas de souligner que cette date, si elle marque la « découverte » du Nouveau Monde, est aussi celle de la fin de l’islam en Espagne. De nombreux auteurs ont noté ce rapport consubstantiel entre colonie et islam : c’est au moment où les musulmans sont chassés d’Espagne que la modernité raciste est supposée commencer.

[2] Pour être tout à fait précis, cette position n’est pas véritablement assumée. On trouve chez R. Grosfoguel une formulation alambiquée qui laisse entendre que l’universalité reste un horizon, à condition de vouloir construire « un universel décolonisateur à partir des luttes éthico-épistémiques particulières contre le patriarcat, le capitalisme, l’impérialisme et la modernité eurocentrée, à partir d’une « diversalité » de projets éthico-épistémiques » (Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale », Multitudes, n° 26, 2006, p. 71). Comprenne qui pourra.

[3] Cette position outrancière paraît ignorer l’origine grecque de la philosophie et le dialogue qu’eurent avec les œuvres de l’Antiquité les penseurs arabes ou persans.

[4] Franz. Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952, p. 203-205.

[5] Sur ce point, on lira Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, no 62, 2009, p. 129-140.

[6] À ce propos, voir Histoire et théologie de la libération, Les Éditions de l’Atelier, 1989 ; 1492, L’occultation de l’autre, Les Éditions de l’Atelier, 1992 ; et L’éthique de la libération. À l’ère de la mondialisation et de l’exclusion, L’Harmattan, 2003.

[7] Sylvie Taussig, « Descartes dans la pensée décoloniale. Une histoire alternative de la philosophie ? », Le Débat, n°208, janvier-février 2020, p. 152.