Économie

Pour une pensée politique de gauche de l’entreprise

Enseignant-chercheur en sciences de gestion

Dans une Opinion publiée l’an dernier dans AOC, Boris Vallaud et Dominique Potier appelaient à dépasser le système capitaliste en pensant à nouveau « l’entreprise comme objet politique ». Parmi les instruments mis en avant par ces deux députés socialistes, la Responsabilité Sociale des Entreprises ou RSE. Celle-ci a pourtant montré ses limites à l’occasion de la crise sanitaire, comme dans le cas des licenciements chez Danone, alors même que fleurissait l’idée d’un « monde d’après » plus solidaire. Il est grand temps que la gauche renouvelle sa pensée politique de l’entreprise.

Le premier confinement lié à la pandémie de Covid-19 a été un moment unique dans le monde des idées avec la publication continue de tribunes et d’appels exaltés à penser « le monde d’après », à réfléchir ensemble pour que « rien ne soit jamais plus comme avant ». Parmi ces signataires, des intellectuels, des politiques et des acteurs du monde économique souhaitant pêle-mêle remettre au cœur des préoccupations du système des valeurs de solidarité, de partage et de responsabilité. Un peu plus de neuf mois plus tard, alors que notre pays sous couvre-feu envisage peut-être une troisième période de confinement, l’ambiance n’est plus tout à fait à la concorde utopiste. Il semblerait au contraire que « le monde d’avant » ait bel et bien repris ses droits.

Ce retour en force des impératifs économiques touche de plein fouet une entreprise comme Danone qui se présente comme une championne de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE). L’entreprise a en effet annoncé fin novembre un plan de restructuration de 1500 à 2000 salariés (dont environ 500 en France) pour, selon les mots de son PDG Emmanuel Faber au micro de France Inter le 23 novembre dernier, « sauvegarder la rentabilité » en prenant soin de préciser que sur un pack de yaourts de 3 euros, l’entreprise fait que 25 centimes de bénéfices et en reverse environ 50% aux actionnaires. Il faut dire qu’avec un taux de marge de 15%, Danone est en retard sur ses concurrents et est de fait, moins attractive sur les marchés.

Cette séquence prend une toute autre résonnance quand on s’intéresse de plus près à son dirigeant. Emmanuel Faber est présenté dans la presse comme la « rock star » du CAC 40, un « patron social » qui n’hésite pas à faire la leçon aux étudiants d’HEC en prônant la justice sociale et affirmant que « l’enjeu de l’économie, l’enjeu de la globalisation, c’est la justice sociale. Sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie (…) [et] pas non plus de justice climatique ». Cet activisme ancré dans un catholicisme convaincu se traduit au niveau du groupe par l’adoption en juin dernier du cadre juridique d’entreprise à mission qui lui apporterait une « raison d’être » et la doterait d’objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux faisant de Danone la championne de la RSE.

De façon tristement ironique, Emmanuel Faber affirmait le 4 juillet dernier que la crise est l’occasion d’un changement de perspective et que l’adoption par l’assemblée générale des actionnaires de ce statut inédit montrait « qu’on ne peut pas dire que la finance ne sait pas changer le monde ». Néanmoins, lorsque sonne l’appel des dividendes, il semblerait que cette mission se réduise aux yeux des actionnaires à cette célèbre phrase de Milton Friedman, « la responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître son profit ». Quoi qu’il en coûte.

Cet exemple emblématique pose ainsi la question du sens du concept de RSE dans un contexte capitaliste et doit pousser la gauche à réfléchir aux leviers d’action qu’elle pourrait utiliser pour mettre un terme aux dégâts engendrés par la poursuite irrationnelle des injonctions de croissance de la production et d’accumulation financière. Paradoxalement, alors que les entreprises sont pleinement responsables de ces phénomènes, nous soutenons l’idée que la remise en cause du système ne se fera pas sans elles. Il convient au contraire de considérer la transformation des conditions de leurs actions pour que la formidable capacité d’innovation et d’organisation des entreprises soient mises au service du commun plutôt qu’au service de l’intérêt de quelques-uns.

La RSE, un concept néo-libéral

Comme le montre Yvon Pesqueux, la question de la RSE est une réponse à la forme d’organisation sociale instaurée par le tournant néo-libéral. À la perspective traditionnelle du vivre dans le cadre d’un État souverain s’est substituée une logique de vivre avec les autres. La dérèglementation, qui a accompagné la montée en puissance du néo-libéralisme depuis les années 80, a fait se rencontrer des acteurs de la vie économique et sociale dont les relations étaient auparavant intermédiées par la loi. Dès lors, la production de normes tend à devenir le mode de régulation de l’activité économique, à savoir « une auto-édiction de règles par un groupe social indépendamment de sa représentativité politique mais sur la base du critère d’efficacité ». Le politique disparaît au profit de la prise en compte de demandes sociales et de l’intégration de ces pratiques dans la logique de gestion.

Cette approche relationnelle du vivre avec acte la séparation de l’entreprise et de la société et la littérature néo-libérale a alors renouvelé la réflexion, passant d’une perspective business in society à une logique business and society. C’est dans ce cadre que paraît l’ouvrage de Edward R. Freeman intitulé Strategic Management: a Stakeholder Approach, qui a marqué l’avènement du concept de « partie prenante » en sciences de gestion et profondément influencé les développements ultérieurs sur la RSE. À travers lui, Freeman entend refonder l’approche stratégique des entreprises en intégrant les dimensions sociales, environnementales et politiques. Loin d’être un humaniste, il développe une pensée instrumentale dans laquelle, si elles veulent rester performantes, les entreprises doivent éviter la controverse publique en tentant de répondre aux demandes d’un ensemble élargi d’acteurs internes et externes.

Freeman ne questionne pas en profondeur la raison d’être de l’entreprise, son objet social et son rôle dans la société. Son idée est au contraire de proposer un système opérationnel défensif qui a comme seul objectif le maintien de l’hégémonie du monde de l’entreprise sur la société et la préservation de ses marges. Ainsi, l’identification et la prise en compte des parties prenantes pertinentes relèvent de la responsabilité du manager qui raisonne alors selon une logique pragmatique de gestion des risques, ou des « turbulences » selon ses propres mots.

Cet ouvrage a profondément influencé le développement de la RSE qui est devenu un outil indissociable des politiques néo-libérales menées dans le monde occidental ces dernières décennies. En France, elle s’est traduite dans la loi PACTE votée en mai 2019 qui fut défendue avec ferveur par un certain Emmanuel Faber. Au milieu d’une multitude de dispositions juridiques, elle modifie l’objet social des entreprises défini dans le Code civil, précisant que « La société est gérée dans son intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Cette mesure représente, selon ses auteurs, une avancée pour s’abstraire d’une vision exclusivement centrée sur le profit.

Toutefois, cette ouverture repose sur la bonne volonté et les décisions individuelles d’acteurs privés. Il convient donc de « faire confiance aux entreprises » et à la « pression du marché » pour rendre les pratiques plus vertueuses. Mais nous l’avons vu , en ces temps de crises sanitaire et économique majeures, les initiatives socio-environnementales des entreprises ne pèsent pas lourd quand le volet financier est fragilisé (le MEDEF demande un moratoire sur les lois environnementales).

Dans cette approche relationnelle dissociée, une entreprise peut être fortement valorisée par les marchés, tout en ayant en réalité un impact désastreux du point de vue socio-environnemental. Prenons l’exemple archétypal d’Amazon qui a connu en 2020 une croissance de son chiffre d’affaire de 37% pour atteindre les 96,11 milliards de dollars au troisième trimestre. Cette performance économique, selon sa communication institutionnelle, est couplée à une politique RSE ambitieuse qui vise à « apporter un soutien aux communautés dans lesquelles vivent [ses] employés et [ses] clients et [agir] pour l’environnement ».

Pourtant, la firme de Jeff Bezos a un impact majeur du point de vue environnemental du fait de son activité de distribution, de son infrastructure industrielle, et de son service de plateforme cloud AWS. Au niveau social, l’entreprise Amazon est régulièrement épinglée pour les conditions de travail dans ses centres logistiques ou dans sa filiale Mechanical Turk et son activité contribue à détruire les commerces de proximités et indépendants. Enfin, au niveau de son rapport à l’État et aux solidarités collectives, son tropisme à transférer ses bénéfices dans des paradis fiscaux a été clairement établi.

Alors comment cette dissociation entre performance économique et impact réel sur l’environnement au sens large est-il possible ? La raison est simple : la seule chose qui compte pour le marché est la performance économique.

Face à ces comportements, la réponse privilégiée des États, selon différentes modalités, est de proposer des chartes, des labels et d’activer des systèmes de régulation reposant sur le principe du pollueur-payeur. Ces corrections ou sanctions sont appliquées à posteriori de la réalisation de l’activité. Autrement dit, lorsque le mal est déjà fait. Ces mesures peuvent probablement effrayer les petites structures, plus vulnérables, mais leur efficacité est toute relative contre les plus grands groupes au regard de l’arbitrage possible entre les montants dérisoires de ces amendes et le chiffre d’affaires potentiel qu’ils pourraient réaliser en contournant les mesures.

Une proposition sous-dimensionnée de deux députés

Dans un article publié il y a tout juste un an dans AOC, Boris Vallaud et Dominique Potier, deux députés socialistes, avancent quatre propositions pour « dépasser le capitalisme » dont une s’inscrit pleinement dans cet héritage. Il s’agit de développer un indicateur public de RSE mise en œuvre par des agences privées, conformément à la plus pure tradition néo-libérale qui vise à dépouiller l’État de toutes ses prérogatives économiques et sociales. L’idée n’est pas particulièrement innovante. Il existe déjà un grand nombre de certifications dont le plus célèbre est le Label B Corp fondé en 2013 par le milliardaire britannique Richard Branson et l’ancien patron de Puma Jochen Zeitz et soutenu par une partie du Cac-40 et particulièrement Emmanuel Faber qui en est un des principaux soutien financier à titre personnel.

Dans cette approche, le régulateur final serait le citoyen qui agirait dans son rôle de consommateur ou de collaborateur en « sanctionnant » les entreprises ayant une note pas assez élevée. On retrouve ici ce que Grégoire Chamayou nomme le « néolibéralisme éthique contemporain » dont la « fonction première est l’évitement de la régulation [afin] de gouverner les conduites par l’activation des bonnes volontés, par la stimulation d’une participation volontaire plutôt que par la contrainte juridique ». Ce mode de régulation n’implique pas la construction des conditions d’une transformation profonde du marché pour que le prix d’un bien ou d’un service reflète son coût social et environnemental. Il s’agit de rendre les gens responsables de la transformation du monde par la réalisation d’arbitrages individuels entre prix et note RSE.

Ce type de solutions, qu’elles soient étatiques ou philanthropiques, sont sous-dimensionnées au regard des enjeux. Si elles permettent de créer un marché extrêmement lucratif pour des cabinets d’évaluation privés, leur impact sur les pratiques effectives des organisations est très incertain. La raison est simple : la logique de fonctionnement du marché n’est pas affectée. Plus précisément, elles ne remettent pas en cause la recherche pathologique du profit et de l’accumulation capitaliste comme objectif fondamental des entreprises. Ces solutions assoient au contraire l’idée que le salut collectif viendrait de l’entreprise seule qui, en conscience, changerait radicalement ses pratiques. Or, les entreprises n’ont pas conscience ni d’éthique. Elles sont simplement mues par une démarche téléologique. C’est l’objectif qui guide leurs actions. C’est donc sur lui, plutôt que sur elles, qu’il faut agir.

Pourtant, si la solution est décevante, le point de départ de MM. Vallaud et Potier est le bon lorsqu’ils affirment que « les indicateurs financiers classiques de performance économique ne donnent d’une entreprise qu’une vision borgne ». Cibler les normes comptables comme responsables de l’impossibilité pour les entreprises d’intégrer leur impact économique et social est un point essentiel de l’analyse critique et des solutions que nous devons assumer.

La comptabilité, le cheval de Troie de l’État dans les entreprises

Dans l’imaginaire collectif, la comptabilité est une discipline austère, technique et focalisée sur les chiffres. C’est pourtant, comme l’affirme Jacques Richard, « une affaire éminemment politique ». Les choix comptables d’une société répondent aux besoins des destinataires prioritaires de l’information comptable. En établissant des indicateurs de performance, ces groupes dominants influencent profondément les choix de gouvernance et la prise de décision des entreprises qui chercheront naturellement à se conformer aux attentes de leurs évaluateurs en leur présentant des chiffres considérés comme acceptables.

Historiquement en France, la comptabilité privée moderne est directement soumise à la comptabilité nationale. Cette hiérarchisation est essentielle pour comprendre le rôle donné par le régulateur aux entreprises. En plaçant au cœur de la mécanique comptable le Produit Intérieur Brut (PIB), l’objectif était de maîtriser la production pour piloter la stratégie industrielle de la Nation. C’est donc une vision purement économique et productiviste de la performance qui a été mise en avant pour évaluer l’activité des entreprises.

Du fait de cette représentation restrictive du rôle de l’entreprise dans la cité, celles-ci n’ont a priori aucun intérêt à agir autrement qu’en agent économique maximisateur. Tenir compte d’autres dimensions dans leur activité est une option possible si et seulement si cela améliore leur performance financière ou, à défaut, ne la détériore pas. Dans ce cadre, la notion de RSE est une jolie fable, et les « avancées » toutes relatives de la loi PACTE ou de la proposition de MM. Vallaud et Potier n’y changeront rien. Elles ne font que mettre les entreprises dans une situation d’injonctions contradictoires. En dernier ressort, elles trancheront toujours en faveur de la dimension économique. La justification d’Emmanuel Faber évoquée plus haut l’illustre parfaitement.

Il faut donc renverser le diagnostic. Plutôt que d’envisager que les entreprises sont contraintes par les normes environnementales et sociales, nous devons considérer qu’elles sont contraintes par les impératifs financiers qui les empêchent d’être au service de la communauté dans son ensemble. La seule mesure pour refonder le capitalisme avec les entreprises plutôt que contre elles, serait de changer le cadre normatif de référence – la mesure de la performance, afin de les libérer de la contrainte financière. Cela nécessite une révolution à deux niveaux. Au niveau de la comptabilité nationale d’abord, puisque c’est elle qui détermine les objectifs généraux d’un pays. Au niveau de la comptabilité privée ensuite, puisque c’est elle qui traduit les objectifs nationaux en objectifs locaux.

La normalisation comptable est donc le cheval de Troie de la puissance publique pour la régulation des entreprises. En réalignant les objectifs fondamentaux des entreprises avec des objectifs globaux définis par la société elle-même, la raison d’être et les actions des entreprises seraient renouvelées en profondeur.

Recouvrer la souveraineté comptable, un outil de la reconquête

Dans leur article, Boris Vallaud et Dominique Potier affirment que la révision des normes comptables est difficile, « une Bastille à prendre ». Ce qu’ils ne précisent pas, c’est que ce sont des décisions politiques qui ont dépossédé l’État de sa souveraineté en matière comptable. Pour reprendre la métaphore de la forteresse, l’État était maître des murs mais il s’est volontairement enfermé dehors et a laissé la clé aux nouveaux propriétaires.

Depuis la création du Plan Comptable Général (PCG) en 1946, la comptabilité française a connu trois grandes réformes qui portent autant sur les questions de normalisation que de structuration d’un droit comptable autonome. La dernière, réalisée en 1999 et validée par le gouvernement socialiste et son Ministre de l’économie et des finances de l’époque, M. Dominique Strauss-Kahn, marque le premier coup porté à la capacité régulatrice de l’État français avec la mise en conformité du PCG avec les normes anglo-saxonnes de l’International Accounting Standart (IAS). Elle s’est achevée en 2005 avec l’obligation donnée par la Commission Européenne aux entreprises cotées de respecter les normes International Financial Reporting Standards (IFRS) produites par l’International Accounting Standards Board (IASB). Cette décision s’inscrit dans une logique d’harmonisation mondiale de la norme comptable qui permet, selon ses défenseurs, d’optimiser le fonctionnement et la fluidité des marchés financiers.

L’abandon de la souveraineté comptable n’est pas anecdotique. Elle revient de fait à une privatisation de la norme puisque l’IASB est une organisation internationale de droit privé sous influence directe des grands cabinets comptables. Au-delà des problèmes de fond que pose l’adoption de ces normes, il est évident qu’il ne faut rien attendre de l’IASB quant à une réforme profonde de la comptabilité au bénéfice de l’intérêt général. Cette norme, au contraire, a révolutionné la conception européenne de la comptabilité privée en mettant au cœur de son cadre conceptuel l’investisseur, terme un peu flou pour désigner les actionnaires. Ainsi, la philosophie de cette comptabilité est de communiquer aux investisseurs une information financière précise sur l’état actuel de l’entreprise afin de leur permettre de prendre leurs décisions d’achat et de vente de titres.

Cette transformation s’est notamment traduite par la substitution du principe de « fair value », ou juste valeur, à ceux de prudence et de coût historique. Par exemple, alors que dans la comptabilité française classique, seules les moins-values potentielles étaient enregistrées, il est désormais possible d’enregistrer les plus-values potentielles. Jacques Richard illustre ce point en partant du cas suivant : Soit une entreprise X qui détient des titres de l’entreprise A qui en bourse ont connu une baisse de 100, et des titres de l’entreprise B qui eux ont augmenté de 150. Dans le système prudentiel, seule la perte de 100 sera comptabilisée. Dans le système de juste valeur, une plus-value de 50 sera enregistrée et intégrée dans la base de redistribution de dividendes aux actionnaires malgré son caractère virtuel.

L’amélioration de l’image comptable est, comme le souligne Alain Supiot, « un but en soi, indépendamment de toute considération des performances réelles et des intérêts à long terme de l’entreprise » (p.227). Elle justifie des comportements irrationnels du point de vue de la soutenabilité et du développement de l’activité comme les licenciements boursiers ou la revente d’unités rentables, mais parfaitement en ligne avec ses obligations de création de valeur actionnariale. L’annonce de Danone visant à réduire les coût de près d’un milliard d’euros alors que son bénéfice net du premier semestre était de 1,1 milliard en dépit de la crise du Covid-19 n’est qu’une confirmation de cette impossibilité. La volonté non feinte de son dirigeant de ménager deux perspectives différentes ne suffit pas.

Ainsi, la sortie de l’IASB et la réappropriation par les populations de l’outil comptable est un instrument de reconquête des peuples sur l’hégémonie néo-libérale et des entreprises sur le carcan boursier. Elle implique d’envisager des solutions concrètes et démocratiques permettant à la collectivité de définir un nouveau cadre orientant l’action des entreprises vers une finalité autre que la seule rentabilité économique. Des solutions sont déjà envisagées par la littérature en comptabilité critique (Alexandre Rambaud et Jacques Richard) et offrent des bases intéressantes pour un développement démocratique et inclusif de nouvelles normes.

Pour une pensée de gauche innovante sur l’entreprise

Le caractère révolutionnaire de la RSE, telle qu’elle est portée par les entreprises ou par ces deux députés, est tout relatif. Après examen de son ancrage théorique et de son impossibilité pratique, nous considérons que ce concept est au contraire tout à fait inoffensif pour le « système ». Plutôt que de pousser le diagnostic en identifiant les causes profondes des dérives du capitalisme afin de penser à une organisation économique et sociale plus juste, ses défenseurs brandissent la RSE comme un outil miracle permettant de traiter les conséquences les plus visibles. En insistant sur le caractère « réaliste » de ces mesures, ils rendent leur supposées critiques compatibles avec l’ordre des choses. En ne cherchant qu’à atténuer ces dérives, ils ne font que les légitimer en tant qu’externalités négatives mais malheureusement nécessaires.

Le concept de RSE ne peut donc pas être un point de départ valable pour quiconque veut sortir de la fatalité du TINA (there is no alternatives). La pensée de gauche sur le rôle de l’entreprise doit proposer autre chose que ces éternelles et providentielles réformes du néo-libéralisme et assumer son désaccord avec cette doctrine destructrice. Elle doit entrer dans une phase offensive de reconquête idéologique qui passe par le développement d’un nouvel imaginaire collectif agrégeant les tendances de fond que nous observons dans nos pays : la quête de sens et la contestation de l’impératif économique.

Les entreprises doivent être libérées du carcan financier pour pouvoir s’atteler concrètement et quotidiennement à des objectifs collectivement bien plus stimulants et plus utiles. Afin d’accompagner ce mouvement, la gauche doit proposer un arsenal théorique et pratique lui permettant de jouer à armes égales avec le formidable rouleau compresseur organisé par la Société du Mont-Pèlerin.

Ce que nous avançons ici est un changement paradigmatique radical, une révolution au sens où nous proposons, comme le dirait Cornelius Castoriadis, une solution qui n’est pas « asservie » à son passé. Par-là, nous cherchons à dépasser la dichotomie marché/société qui se manifeste par la lutte perpétuelle entre l’État et l’entreprise (les deux porte-paroles des institutions société et marché), l’un cherchant à contraindre l’autre en édictant des règles, l’autre cherchant à contourner (ou influencer) ces règles pour pouvoir atteindre son objectif primaire, le profit. Renouveler le rapport entre les deux reviendrait à ré-encastrer le marché dans la société afin que celui-ci agisse au service de la société (business in society) plutôt que selon une logique qui lui serait autonome (business and society).

Cette troisième voix, qui dépasse les solutions traditionnelles de la révolution anticapitaliste et la régulation complice, ouvre un espace de réflexion vertigineux mais stimulant pour créer un horizon différent et offrir un véritable ré-enchantement du monde. La crise sociale, économique et sanitaire engendrée par l’irruption du nouveau coronavirus nous le montre, le système actuel est à bout de souffle et chercher à le réguler serait le meilleur moyen de le maintenir.

Contrairement à la crainte évoquée par MM. Vallaud et Potier, il est un devoir impérieux de « précipiter la planète économique hors de son orbite ». Pas dans une perspective nihiliste (les crises du capitalisme se suffisent à elles-mêmes), mais parce que qui dit « en orbite » dit hors-sol. Faisons donc redescendre l’économie sur terre. L’objectif ne doit pas être que les entreprises de demain prennent en compte les conséquences économiques, sociales et environnementales de leurs activités, mais bien qu’elles agissent uniquement dans cette perspective. Qu’elles soient au service de la société. Et non l’inverse.


Alexandre Renaud

Enseignant-chercheur en sciences de gestion, Professeur associé en stratégie à l'EM Normandie

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