La démocratie, les villes et le miroir américain
Pendant des jours, l’élection présidentielle aux États-Unis a occupé l’actualité. Malgré les exhortations d’un Hubert Védrine pour que nous cessions de nous laisser dévorer par cette série américaine télévisée, peu a été dit sur ce que tout cela nous engageait à rebâtir en Europe. De manière modeste, on peut imaginer commencer par se saisir du miroir que l’épisode nous tend sur notre démocratie, ses racines, ses territoires. L’étranger offre toujours une perspective. Avec les États-Unis, elle dispose d’une profondeur particulière, tant l’impérialisme culturel qu’exerce ce pays est aujourd’hui considérable.
En se gardant donc de prendre parti dans cette affaire américaine, on peut tirer de ce scénario un fil qui conduit à nos enjeux : la fracture territoriale. L’expression est bien française. Mais les cartes rouges et bleues des résultats de cette élection qui ont défilé sur nos écrans ont montré combien cette fracture entre les territoires urbains et ruraux était une réalité internationale.
L’une des plus frappantes a peut-être été celle publiée par une société d’analyse de données basée à Bruxelles sous le titre « Essayons d’empêcher cela » qui rapporte les résultats par comté et qui montre des États-Unis presque uniformément rouges, à l’exception de quelques tâches bleues à l’emplacement des grandes métropoles du pays.
Si la coloration électorale de la facture territoriale n’est pas nouvelle aux États-Unis, les choses demeuraient jusque-là plus complexes en France. Les élections présidentielles de 2017 ont en tout cas réaffirmé la capacité du pays à organiser le débat autour de quatre traditions politiques nationales qui aspirent à participer au deuxième tour de l’élection (LFI, LREM, LR et le RN) et qui disposent d’implantations différenciées, liées à des cultures et histoires politiques locales souvent longues et établies. La carte des résultats par commune du premier tour de la présidentielle de 2017, dans laquelle chacune prend la couleur de la liste arrivée en tête, éclaire cette France à quatre couleurs.
Le succès des forces politiques écologistes aux élections locales a constitué un évènement inédit.
Mais les dernières élections européennes puis locales pourraient avoir bousculé un ordre bien établi dans un sens que le miroir tendu par les États-Unis éclaire nouvellement. Les élections locales de 2020 étaient en effet venues, à la suite des élections européennes de 2019, ajouter une cinquième couleur dominante, verte comme chacun sait. Les forces politiques écologistes ne sont pas à proprement parler nouvelles, en particulier dans les scrutins européens où elles réalisent des scores remarqués depuis des années[1]. Mais leur succès dans les élections locales, traditionnellement dominées par les quatre familles précédemment évoquées, a constitué un évènement inédit.
La croissance remarquable des votes écologistes avait déjà fait l’objet d’analyses à la suite des élections européennes de 2019. Parmi elles, une note de la fondation Jean Jaurès avait souligné la corrélation remarquable du vote écologiste avec les territoires urbains. Le parallèle des cartes de l’intensité du vote vert avec la densité de population éveillait naturellement l’attention. Et les auteurs de cette note pondéraient fort utilement la surprise provoquée par cette corrélation en analysant les logiques qui animaient les territoires dans lesquels cette corrélation faisait défaut. L’occasion notamment de comprendre l’important vote écologiste dans les départements de la Drôme ou des Hautes-Alpes à la densité urbaine pourtant faible ou très faible, ou à l’inverse l’absence de vote écologiste sur le pourtour méditerranéen pourtant très habité.
Les élections aux États-Unis fournissent bien sûr l’occasion de se réinterroger sur cette corrélation entre le vote écologiste et la densité urbaine. Traduirait-elle une évolution profonde en cours de la démocratie française ? Dans les comportements électoraux, comme en tant d’autres domaines, faudrait-il voir le spectre de l’influence culturelle du modèle étatsunien ?
Il y a trente ans encore, la distance avec la démocratie des États-Unis apparaissait très grande. Certes, les spécialistes de droit constitutionnel s’inquiétaient de « l’hyper-présidentialisme » de nos institutions et certains recommandaient le passage à un système présidentiel qui organiserait des contre-pouvoirs à notre présidence.
Mais tous convenaient que les différences dans l’organisation des vies politiques nationales respectives nous préservaient de la dérive : la séparation des médias et des puissances de l’argent, ce pluralisme politique ancré dans des territoires qui assuraient aux partis politiques une autonomie programmatique vis-à-vis des médias nationaux, ou, par voie de conséquence peut-être, une participation électorale moins triste que là-bas…
Que reste-t-il aujourd’hui de ces partis politiques de masse antérieurs à la construction du modèle européen de l’État-Providence qu’ils avaient accompagnée ? Aucune politique économique alternative n’étant plus possible aujourd’hui sans une sanction des marchés et l’envol de la dette nationale, les vieux partis socialistes ont été privés de leur principal outil de transformation sociale, perdant du même coup leur base électorale populaire. L’affaire grecque au sein de l’Union européenne a été de ce point de vue emblématique, profondément analysée par l’ancien ministre des finances Yannis Varoufakis dont les diplômes rendaient délicate l’accusation d’incompétence.
Sans politique économique alternative, que restait-il à la gauche ? Le programme des Démocrates sans doute si l’on considère bien que les États-Unis se sont bâtis sur un espoir d’intervention publique minimale. Le parti Démocrate est certainement à ce titre ce que la gauche peut faire de plus minimaliste. Et nul ne s’étonne du coup qu’on trouve si peu de votes démocrates dans les quartiers populaires où règnent l’abstention.
La mondialisation déracine les cultures politiques qui s’étaient progressivement développées dans les quartiers populaires sur le programme de la transformation sociale et de l’émancipation citoyenne.
D’où la question d’aujourd’hui : les écologistes ne seraient-ils pas devenus, avec les élections locales du printemps dernier, les nouveaux démocrates français ? Plus ou moins affichés à gauche selon les occasions et les porte-paroles, à l’image de l’alliance entre Joe Biden et Bernie Sanders, ils ont conquis comme eux les centres-villes et ont été aussi absents des quartiers les plus nécessiteux de la transformation sociale inscrite dans leur programme.
Et comme aux États-Unis maintenant, le nouveau personnel politique qui se fait élire sous la bannière verte ne ressemble pas vraiment à celui qui se faisait élire jadis dans les quartiers populaires sous les couleurs des différents partis qui s’inscrivaient dans le mouvement socialiste. Moins de vieux militants blanchis sous le harnais, d’anciens secrétaires de la section du parti habitués à écouter et à porter la parole du collectif, même restreint.
Les élites des nouveaux exécutifs métropolitains seraient plutôt, sous réserve de l’étude sociologique, ce que l’on peut appeler des technocrates. Des manageurs bien nés souvent, bien formés toujours, qui ont d’abord développé de solides compétences professionnelles avant de s’engager « après mûre réflexion » dans le combat politique.
Ils sont tantôt cadres du secteur privé ou avocats d’un cabinet de défense de la cause environnementale, chefs d’entreprises installées par exemple dans la niche des aides publiques à la transition écologique, ou encore cadres du secteur public, non plus instituteurs dans les quartiers populaires, mais plutôt directeurs d’établissements publics dédiés aux « transitions » ou à l’enseignement supérieur.
Les écologistes et démocrates connaissent bien la planète, les observateurs le reconnaissent volontiers. Mais ils ne représentent pas les territoires qui ont besoin de transformation sociale. De qui d’ailleurs sont-ils les représentants ? La question sera bientôt capitale. Car on voit bien à l’inverse ceux que représentent le trumpisme ou le lepénisme en France. C’est d’ailleurs sans doute la principale force de ce mouvement momentanément freiné sur le sol des États-Unis.
La mondialisation déracine les cultures politiques qui s’étaient progressivement développées dans les quartiers populaires sur le programme de la transformation sociale et de l’émancipation citoyenne. En France, le nouveau succès des listes écologiques, moins porté par le renouveau d’un appareil militant de proximité que par des réseaux associatifs thématiques et par l’agenda global de l’urgence climatique, alimente ce déracinement qui finit d’affaiblir les implantations populaires des vieilles structures partisanes.
Le succès nouveau des listes écologistes est loin d’être la seule responsabilité de « Europe Ecologie Les Verts » (EELV), comme l’a montré aussi l’élection marseillaise du printemps dernier. Mais EELV est au centre du mouvement. Or, en matière d’enracinement, la structure n’est pas ce que Les Verts qui l’ont précédée travaillaient à faire advenir. Les écologistes présentent un programme dont le principal défaut est qu’il n’est pas enraciné dans les terres qui en auraient besoin. Pire, comme les élections au États-Unis le suggèrent, son implantation est d’une certaine manière inverse à celle qu’elle devrait être.
L’ensemble des progressistes doivent prendre garde à ne pas faire le lit du trumpisme. Car le modèle étatsunien gagne aussi sur ce versant-là. Il n’est pas trop tard, de ce point de vue, pour considérer la méfiance qui s’est installée dans une partie de la population vis-à-vis des élites urbaines qui défendent les traités climatiques internationaux et condamnent, sans y prêter complètement attention, les modes de vie périurbains adoptés par les couches populaires aux trajectoires malgré tout ascendantes.
Le mouvement des gilets jaunes a démontré la soif d’expression et le refus de la résignation qui montent des territoires qui souhaitent avoir leur part des fruits de cette croissance nationale qui perdure malgré la crise sociale profonde.
Le pays dispose des ressources pour restaurer un débat politique national entre la République et ses territoires. Il faut y répondre de toute urgence avant que le trumpisme ne se développe sur les terres qui seront les plus sinistrées du fait de la crise sanitaire actuelle et de la crise économique qui lui emboîte le pas et qui sévit déjà. Le pays a aujourd’hui besoin d’un immense plan de reconstruction économique et social. Il devra prendre ses racines dans tous les territoires de la République et entendre toutes les voix qui les portent.