Politique

2022, élection utile ?

Statisticien-économiste

La perspective de l’élection de mai 2022 focalise les attentions. Pourtant, aucun appareil politique préparant cette présidentielle n’envisage de commencer par co-construire l’agenda du prochain quinquennat avec les citoyens. Les enseignements des secousses démocratiques récentes semblent être oubliés, créant ainsi les conditions d’une aggravation de la crise démocratique.

À quinze mois d’une élection présidentielle décisive pour le pays et incidemment pour l’Europe, les partis s’emballent, les candidats potentiels se jaugent tandis que les commentateurs stigmatisent la course aux égos, déplorant l’absence de projets.

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Mai 2022 focalise les attentions et c’est bien compréhensible : en politique, il faut gagner pour pouvoir agir. Cela conduit toutefois à considérer l’élection comme un but en soi, une ligne d’arrivée, comme si le gain de l’élection emportait mécaniquement le pouvoir de transformer le pays. Ce prisme n’est pas nouveau mais le contexte a changé : dans un monde multilatéral et une société très horizontale, les terrains sur lesquels se gagnent l’élection sont de moins en moins ceux qui permettent, ensuite, de mettre le pays en mouvement.

La façon même dont les campagnes se déroulent peut en fait décourager l’envie des citoyens et contrecarrer, ensuite, les capacités d’action des nouveaux élus. En l’occurrence, le fait que les campagnes se concoctent dans l’entre-soi des « appareils » (partis et écuries entourant les candidats potentiels) et se polarisent sur les questions agitant la seule sphère médiatique et politique, éloigne les Français de l’élection.

La situation sanitaire ne facilite évidemment pas l’ouverture mais, pour qui a pris le temps d’écouter le contenu des discussions pendant et autour du Grand Débat National, l’écart entre les sujets abordés par les habitants et ceux mis à l’agenda « officiel » est abyssal. En discutant librement entre eux sur les ronds-points ou dans les réunions locales, avec leurs mots, les Français ont mis à plat de grandes controverses qui seraient encore utiles pour réfléchir collectivement à l’avenir du pays. Travail et production, territoires et services public, santé et bien-vivre : les principaux sujets du prochain quinquennat étaient sans doute déjà sur la table.

Hélas ni le gouvernement ni les partis d’opposition n’ont, depuis, pris le temps de retourner vers les habitants pour les approfondir ou pour apprécier la façon dont pandémie et confinements les avaient fait évoluer. Pire, les paroles proférées à ce moment crucial de la vie du pays s’entassent aujourd’hui dans les archives sans avoir été lues ou entendues.

Saisis par ce qu’ils ont vécu dans leurs territoires, nombre de candidats aux élections municipales ont momentanément tiré les conséquences de ce moment d’émulsion nationale en engageant de longues et patientes campagnes « participatives » pour écouter les attentes de leurs concitoyens. La plupart ont pourtant mis moins d’un été à retrouver des habitudes de gouvernement très classiques, oubliant les conditions mêmes de cette élection pour se lancer dans un rapide déploiement du programme « pour lequel ils ont été élus ». Quant aux appareils politiques qui préparent l’élection nationale, ils sont concentrés sur la nécessité de fourbir les éléments de langage et arguments de leur candidat et n’envisagent pas de commencer par co-construire l’agenda du prochain quinquennat avec les citoyens.

À toutes les échelles, les enseignements des secousses démocratiques récentes semblent ainsi oubliés, créant les conditions d’une aggravation de la crise démocratique. Ce divorce entre habitants et dirigeants, les candidats ne peuvent pourtant s’y résigner car le futur président aura besoin des Français s’il ne veut pas voir son pouvoir amputé. Il n’y a pas de fatalité, mais il y a urgence. L’utilité du prochain quinquennat pour le pays se joue dès maintenant.

La France souffre d’une vision restrictive de sa démocratie.

À l’orée de ce rendez-vous démocratique majeur, les mots prononcés par un habitant de la région toulousaine rencontré en janvier 2019 sonnent particulièrement juste : « La démocratie ne se résume pas à un vote. Le vote, c’est la sanction du débat. Dans les partis, dans les syndicats, dans les communes, on ne débat plus. » Cet agent EDF à la retraite analysait d’un même mouvement la mobilisation des gilets jaunes, l’intérêt d’un grand débat national et les conditions à réunir pour sortir la France de ses ornières : le pays souffre d’une vision restrictive de sa démocratie.

Depuis plusieurs siècles, nous avons largement assimilé la démocratie au contrôle de l’appareil d’État : les élections nous permettent d’ailleurs d’installer des représentants de la population au sommet de sa hiérarchie. À l’heure où les réseaux économiques, financiers, numériques maillent la planète en faisant fi des frontières étatiques, les logiques de pouvoir et les leviers démocratiques sont pourtant à penser différemment.

Bien plus que l’autorité hiérarchique de l’État, la puissance des initiatives et idées portées par les citoyens et les entreprises est aujourd’hui la source principale du pouvoir d’intervention dans le monde. Nos représentants sont loin d’être démunis dans ce nouveau monde : si les élus sont à la tête des exécutifs, ils sont aussi les seuls à être en prise directe avec toutes les parties de la société, croisant dans la même journée des femmes seules, des grands dirigeants du monde économique, des chômeurs, des enfants… Dans une société de plus en plus horizontale, cela leur donne une légitimité et une influence considérables. Le problème est que plus les élus s’arc-boutent sur leurs compétences institutionnelles et sur leurs entourages, moins ils consacrent de temps à mettre en mouvement la société qui les environne.

Symboliquement, beaucoup d’initiatives lancées pour permettre aux citoyens de « participer » sont ainsi pensées à l’envers : elles sont construites « pour les citoyens ». Or, comme le font remarquer de nombreux citoyens invités à participer à ces réunions, ils y viennent « pour aider les élus » : quand les élus partagent le pouvoir avec les citoyens, le véritable empowerment n’est pas celui de la base par le sommet, mais celui du sommet par la base.

Résumer la vie démocratique au temps de l’élection et réduire celle-ci à un « concours de beauté » consistant à choisir pour cinq ans une personne et son programme sans l’inscrire dans les débats qui la précèdent et la suivent, c’est donc doublement creuser la fracture démocratique. D’abord, dans les faits, la plupart des habitants ne lisent pas les programmes en détail : les votes traduisent ainsi davantage des inclinations et des valeurs que des demandes explicites de politiques publiques. Surtout, la faible participation conduit les majorités électorales à ne rassembler qu’une partie très relative de la population. Cet élément qui peut sembler négligeable – voire avantageux – au moment du scrutin devient problématique quand il faut déployer son action.

Alors que la démocratie est un processus permanent, les rythmes institutionnels conduisent systématiquement à des césures entre le temps des élections et le temps des décisions. Cette dichotomie est problématique : si l’on considère que les électeurs choisissent au premier tour et éliminent au second, cela signifie que le socle de soutien actif aux programmes proposés par les élus est, au maximum, celui des suffrages exprimés au premier tour.

Ainsi, en 2017, Emmanuel Macron qui avait été élu avec 66% des scrutins exprimés au second tour et disposant d’une confortable majorité absolue à l’assemblée nationale ne pouvait en fait compter que sur l’adhésion de 18% des inscrits à l’issue du premier tour. Cet écart est significatif et les blocages successifs auxquels il a été confronté depuis le début de son mandat tiennent largement au fait qu’il a gouverné en fonction des rapports de force politiques et non des rapports de force démocratiques.

Cette distinction est fondamentale car il y a tout lieu de penser que les marges de manœuvre du prochain président seront encore plus minces. Les socles électoraux des maires élus au printemps dernier à la tête des grandes métropoles françaises donnent une indication de la marge de soutien dont pourrait bénéficier le prochain hôte de l’Elysée pour déployer son projet : à Paris les listes de la maire rassemblent ainsi 12% des inscrits au premier tour, à Lyon Grégory Doucet ne recueille le soutien que de 11% des électeurs, le Printemps marseillais plafonne à 7%, Martine Aubry rassemble 10% des électeurs lillois sur son nom, à Toulouse, Nice ou Rennes les maires sortants sont soutenus par 13% des électeurs, 12% à Nantes, et les nouveaux élus de Montpellier, Strasbourg ou Bordeaux ne sont portés au premier tour que par 6, 9 et 13% des inscrits.

En ajoutant les non-inscrits et ceux qui vivent et travaillent dans la commune sans y être électoralement rattachés (qu’ils soient artisans, commerçants, salariés ou étudiants…), cela signifie que, pour près de 95% des habitants, les actions engagées par les nouveaux élus ne renvoient pas à une « demande » explicitement formulée par la population. Dans ces conditions, toute réforme volontariste même engagée « au nom du programme » passe vite pour idéologique, autoritaire, voire… anti-démocratique.

Les mêmes débats reviennent en boucle comme si le pays était bloqué alors que, sur le terrain, les choses bougent énormément.

Que ce soit à l’échelle locale ou nationale, ce paradoxe n’est pas nouveau : Tocqueville soulignait que l’un des principaux dangers menaçant la démocratie était la dictature de la majorité. Il prend aujourd’hui un tour particulier car cette « majorité » au nom de laquelle agissent les dirigeants est elle-même sujette à caution. Cela nourrit, dans la population, le sentiment que les décideurs abusent de leur position pour imposer des changements que personne ne leur a demandés.

Les différents mécanismes de démocratie représentative ou de démocratie participative butent sur ce hiatus : ils produisent des textes mais ne bougent pas les rapports de force au sein de la société qui permettraient de les mettre en œuvre. L’un des enjeux majeurs pour les nouveaux élus sera ainsi de parvenir à fédérer, par-delà l’élection, les énergies et envies portées par les citoyens du pays.

Cela suppose que la pratique démocratique soit, dès le début, érigée en marque de fabrique par le candidat. Cela emporte aussi que, nouvellement élu, il s’attache à poursuivre et entretenir le débat : il lui revient notamment de faire que la demande de transformation qu’il a identifiée et qu’il a défendue soit explicitement discutée et reformulée publiquement par la population dans son ensemble, même si elle figurait explicitement dans son programme.

Ces détours peuvent sembler superfétatoires, mais la situation inédite que nous vivons à l’échelle planétaire oblige à repenser nos grilles d’analyse et d’action. C’est d’ailleurs un des principaux avantages comparatifs des systèmes démocratiques : dans une époque qui appelle par-dessus tout à questionner les certitudes mais où la tentation de passer en force est récurrente eu égard à l’imminence des urgences, le fait qu’ils soient fondés sur le régime de la parole et l’échange critique crée une corde de rappel salutaire.

Le problème de l’élection qui vient n’est donc pas que beaucoup d’individus fassent acte de candidature, au contraire : plus il y aura de candidats qui affuteront leurs arguments, plus le vivier de prétendants sera riche, meilleures seront les chances que le pays se retrouve avec une personne de qualité à sa tête en mai 2022. Le problème serait que cette accumulation se fasse au détriment d’un véritable débat démocratique et que cette abondance de candidatures résume l’élection à un commentaire de course hippique. La tentation de renoncer à des primaires, à gauche comme à droite, est un signe de frilosité inquiétant de ce point de vue.

La dépolitisation des campagnes aggrave en effet tous les travers qui viennent d’être pointés : pensant asseoir la crédibilité des candidats, leurs conseillers les bardent de références, leur préparent des notes détaillées censées démontrer leur maîtrise des enjeux législatifs et budgétaires et leur concoctent un cortège de décrets pour leurs cent premiers jours… Dans ce passage à la machine, ils tuent à la fois l’utopie et le pragmatisme.

Ils préemptent par avance les marges de manœuvre des futurs élus en les enserrant, dès l’origine, dans les mains et les cadres de pensée des systèmes économiques et administratifs qu’il leur faudrait réformer. Proposant des programmes dont ils fixent eux-mêmes le caractère « réaliste », ils parlent d’ajuster les paramètres des politiques publiques, de changer des règles de gestion…  Rien de ceci ne permet de changer durablement le pays. Les citoyens le savent.

Nous en faisons collectivement l’expérience depuis plusieurs quinquennats : les mêmes débats reviennent en boucle comme si le pays était bloqué alors que, sur le terrain, les choses bougent énormément. Incapables de nous raconter les défis et opportunités qui se tiennent face à nous, nous peinons à trouver les mots et les personnes à même de figurer ces enjeux. Le décalage va croissant entre les opportunités et projets développés par les habitants et les entreprises et les politiques publiques et nous nous avérons, collectivement, incapables de saisir des leviers qui sont pourtant à notre portée.

Élection après élection, nous assistons au divorce entre les candidats et les électeurs potentiels.

Une inflexion sémantique symbolise cette amputation démocratique. En 1947, Léon Blum théorisait la distinction entre « l’exercice » et « la conquête » du pouvoir. Constatant l’omniprésence de l’appareil d’État et de la puissance des intérêts économiques, il recommandait à ses amis socialistes de, malgré tout, se résoudre à assumer passagèrement l’exercice du pouvoir en attendant de créer les conditions d’une véritable conquête ce celui-ci. Soixante-dix ans plus tard, les mêmes mots de Blum sont abondamment cités mais à contresens total.

Appelant à faire preuve de sagesse et de raison, ses héritiers théorisent la différence qu’il y a entre les discours que l’on prononce pour « conquérir le pouvoir » et ce que l’on peut réellement mettre en œuvre une fois confrontés aux réalités de son « exercice ». Nous devons cet amalgame à la mainmise des appareils techno-politiques pour qui postes et pouvoir sont synonymes : dans un appareil, conquérir un poste c’est conquérir du pouvoir ; occuper un poste, c’est exercer un pouvoir.

Cette idée qu’en ayant « conquis » un poste on a « acquis » le pouvoir relève pourtant d’une pensée magique et d’un rapport daté au pouvoir : la vérité des corridors et des organigrammes n’a qu’une pertinence modérée quand elle est confrontée au terrain. La façon dont la crise sanitaire actuelle est gérée le démontre chaque jour davantage. Pour commencer, l’État n’a plus la même influence sur la société et un poste dans l’appareil d’État ne donne plus autant de pouvoir : l’intendance ne suit plus automatiquement.

Plus encore, au sein même des organisations et de l’État, le fait d’avoir un poste ne donne plus le pouvoir que cela recouvrait quand les systèmes hiérarchiques fonctionnaient à peu près : les ministres et présidents successifs constatent stupéfaits que leurs administrations ne leur obéissent pas au doigt et à l’œil.

L’impuissance des élus tient en partie au fait que les leviers sur lesquels ils continuent de s’appuyer et les mécanismes politiques qu’ils actionnent sont largement débrayés des rouages effectifs de l’économie et la société. Nos représentants sont certes aux premières loges, mais le plus souvent spectateurs alors que nous aurions justement tous envie et besoin qu’ils aient plus de pouvoir. Pierre Mauroy en 1984, Nicolas Sarkozy en 2010, Nicolas Hulot en 2018 ont tour à tour, à leurs postes respectifs, partagé le constat de leur impuissance à porter les réformes qu’ils ambitionnaient. Ces renoncements alimentent une défiance croissante des citoyens quant au réel pouvoir attaché à leurs dirigeants et à la démocratie.

Élection après élection, nous assistons ainsi au divorce entre les candidats et les électeurs potentiels. Partout dans le pays, les citoyens rencontrés et interviewés ces derniers mois répètent inlassablement leur lassitude des engagements creux et des discours de communicants. Pour eux, la question est moins de savoir si le prochain candidat voudra « la rupture » (comme Nicolas Sarkozy en 2007), « le changement » (comme François Hollande en 2012) ou « la révolution » (comme Emmanuel Macron en 2017) que de savoir s’il y a une chance que leur vie change réellement. Et cela ne passe pas par un rabotage des idéaux, au contraire. Les citoyens n’iront voter en 2022 que s’ils ont le sentiment que l’un ou l’autre des candidats porte un espoir et saura trouver les moyens de le réaliser.

Pour que cette élection soit utile, il y a donc une question de candidat, de projet mais aussi une interrogation plus profonde à lever sur la façon dont la nouvelle tête de l’exécutif entend exercer son mandat pour, réellement, conquérir du pouvoir une fois en poste.

Après des décennies d’atermoiements, en pleine crise de défiance civique, la conquête du pouvoir pour le prochain président de la République commence dès maintenant : il s’agit de convaincre les citoyens qu’ils auront en responsabilité une équipe dont l’objectif sera de travailler, avec eux, à regagner collectivement du pouvoir sur nos vies.


Frédéric Gilli

Statisticien-économiste , Professeur à l’École Urbaine de Sciences Po, directeur associé de l’agence Grand Public