Société

Hartmut Rosa à la neige

Philosophe

À l’heure de la post-modernité, nous sommes nombreux à croire qu’une vie bonne est une vie pleine à craquer. Un rythme qui nécessite d’accélérer sans cesse et de décourager toute tentative de ralentissement. Et puis une épidémie est passée par là. Emmener Hartmut Rosa en vacances d’hiver, c’est, en se faisant randonneur, vivre le concept d’indisponibilité : faire l’expérience non plus du temps de la remontée mécanique mais de l’espace de la montagne – se rendre disponible à l’indisponible et entrer en résonance avec le monde.

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La fermeture de la plupart des stations de ski des Alpes, au cours de la saison d’hiver 2020-2021, est une expérience à livre ouvert du dernier ouvrage du philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible.Rosa n’est pas un héritier de l’École de Francfort pour rien : il aide à comprendre la vie de tous les jours, avec ses petites expériences que rien ne destine à devenir des théories. Skis de randonnée aux pieds, nous avons redécouvert la neige – celle qu’aucun canon ne commande artificiellement –, la montée à la force du jarret humain – dont nul télésiège ne vient accélérer la cadence. Les domaines, hier skiables et totalement accessibles grâce aux remontées mécaniques, sont devenus, par temps d’épidémie, hors-pistes et sans dameuse, privés de gardiens et de limites, bref, indisponibles.

L’expérience vécue dans des stations de ski fermées nous conduit à changer d’unité de compte. Nous étions des chronométreurs : combien d’heures as-tu skié, à quelle vitesse as-tu descendu la verte des Houches, as-tu rentabilisé ton forfait de 9h à 16h45 ?

Voici que nous devenons des arpenteurs, que nous nous faisons randonneurs et portons un autre regard sur l’espace.

Télésièges à l’arrêt

Depuis 1982, les télésièges débrayables atteignent une vitesse de cinq mètres par seconde. Ils sont deux fois plus rapides que les télésièges à pince fixe et embarquent jusqu’à quatre-mille-cinq-cents skieurs par heure. Une épidémie est passée par là. Stations fermées. Les Alpes, de la Forêt-Noire à Nice, en mode mute. Sous des télécabines figées, des marcheurs en raquettes et des skieurs à peaux de phoque suent à l’assaut des pentes.

La montagne ne leur est soudain plus accessible, la modernité technique est tenue au silence. Machin 1800 et Super 2000 ne tiennent plus la promesse post-moderne consistant à rendre le monde entièrement disponible.

Pour tenir cette promesse et se maintenir, notre monde post-moderne n’a pas d’autre choix que d’accélérer sans cesse, c’est-à-dire de décourager toute tentative de ralentissement. Le passage du télésiège à pince fixe au télésiège débrayable n’est pas anecdotique, il illustre une promesse plus large, celle de l’accélération systémique propre à la post-modernité, au sens où les processus d’accélération surpassent toujours les processus de décélération.

C’est ce que nous dit Hartmut Rosa, dans son livre Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive lorsqu’il écrit : « il est possible de démontrer que les forces de l’accélération surpassent systématiquement celles du ralentissement. » Autrement dit, les télésièges se doivent d’aller toujours plus vite.

Ce sont les vacanciers eux-mêmes qui l’exigent, eux qui internalisent cette promesse. Les skieurs, en temps normal, aspirent à monter toujours plus vite et à effectuer le plus grand nombre de descentes avant la fermeture des pistes. Ils croient à la force motrice de l’accélération, seul moyen de rentabiliser leur forfait, de remplir leur journée et partant de là leur vie. Cette accélération est « alimentée par une promesse culturelle forte : dans la société moderne séculaire, l’accélération sert d’équilibre fonctionnel à la promesse (religieuse) de la vie éternelle ».

Nous sommes en effet nombreux à croire qu’une vie bonne est une vie pleine à craquer, riche d’expériences et de capacités développées. La post-modernité consiste à rendre la totalité du monde disponible, et à cette fin, exige une accélération technique, des changements sociaux et du rythme de vie. Dans cette perspective, tout ralentissement est considéré comme une perte.

Hors-piste

Mais nous sentons bien qu’il nous est impossible de contrôler et les choses, et les autres. C’est ce constat que théorise Rosa, dans son dernier ouvrage, avec le concept d’indisponibilité. Une seule expérience pour saisir ce concept : la neige.
« Nous ne pouvons pas entraîner sa chute ou dicter sa venue, pas même la planifier à l’avance avec certitude, du moins pas sur la longue durée. Et plus encore : nous ne pouvons pas nous rendre maîtres de la neige, nous l’approprier. »

Les vrais moments de joie sont précisément ceux où l’on se confronte à l’indisponibilité du monde. La neige, comme l’amour, nous ne pouvons pas les provoquer. Aucune mécanique ne permet de les conserver : on ne met pas plus au congélateur l’amour que la neige. Est indisponible ce que je ne contrôle pas. Heureusement d’ailleurs, car « un monde qui serait complètement connu, planifié et dominé serait un monde mort ».

Le combat visant à mettre à notre disposition le monde est perdu d’avance car celui-ci comprendra toujours une part d’indisponible. Dans une station de ski ouverte, le beau temps n’est pas compris dans la réservation et la montagne ferme à 16h45 avec le dernier départ de la télécabine. Le désir de contrôle est source d’épuisement physique et psychique car le réel ne cesse de résister à nos tentatives de l’arraisonner.

Par opposition, dans la station de ski fermée, le randonneur, confronté à des remontées mécaniques en berne, rend les armes, au sens où il consent à la part d’indisponibilité du monde. Il sait d’ores et déjà qu’il ne peut pas monter sans effort au sommet ni multiplier les descentes à l’envi. L’accélération technique ne tient plus sa promesse d’accessibilité totale et quasi instantanée à la montagne.

Celle-ci n’en devient pas pour autant hors de portée : le marcheur peut atteindre tel col ou tel sommet. La montagne, dans la station de ski fermée, tient une autre promesse au randonneur : « une relation réussie au monde », nous dit Rosa, celle qui « vise à l’atteignabilité, pas à la disponibilité ».

En montagne, le randonneur éprouve la joie d’atteindre ce qu’il ne peut et n’entend pas contrôler. Libéré de l’injonction post-moderne qui promet une disponibilité absolue en s’affranchissant des contraintes de l’espace, le randonneur à l’ère de la Covid réinvestit le lieu qu’il parcourt et abandonne le chronomètre comme mesure de toute chose.

Monde d’en-haut, monde d’en bas

« La date de naissance de la modernité fut celle où se produisit l’émancipation du temps vis-à-vis de l’espace, qui est à l’origine du processus d’accélération, le temps s’émancipe du lieu. » Les remonte-pentes à l’arrêt suspendent cette émancipation théorisée dans Accélération, une critique sociale du temps.

Très concrètement, le détenteur d’un forfait de ski a pour objectif l’augmentation quantitative de descentes de pistes par unité de temps. Sa préoccupation centrale est temporelle – maximiser son forfait jour – et non plus spatiale, ce qui est pour le moins paradoxal en montagne, territoire dans lequel la géographie prime sur l’histoire.

Ce skieur à forfait se déprend de l’espace à la manière du voyageur en avion qui répond à la question : à quelle distance se situe New York de Paris ? Réponse : sept heures. À vouloir temporaliser toute expérience vécue, l’individu se trouve hors-sol.

Pourtant, comme le défend le philosophe, « les êtres humains sont nécessairement des sujets incarnés, ils ne peuvent ressentir le monde que comme étendu dans l’espace et ne se percevoir eux-mêmes que comme localisés dans l’espace. » En remontant pas à pas la pente, le randonneur devient arpenteur. Il fait l’expérience de l’espace comme étendue, de lui-même comme situé dans un lieu et de son corps comme partie prenante d’un paysage. Il ne survole plus, il monte. Son regard sur le monde qui l’entoure a les deux pieds sur terre.

De même qu’il serait absurde de mettre fin aux remontées mécaniques, de même Hartmut Rosa n’appelle pas à un quelconque retour en arrière. Il pointe que la dynamique d’accélération caractéristique de la post-modernité échoue à mesure qu’elle progresse. Il démontre que celle-ci a pour conséquence de nous rendre étrangers et absents aux paysages, aux objets et aux êtres qui nous entourent. Il nous invite simplement à nous rendre disponibles à l’indisponible et à entrer en résonance avec le monde.

Il aura fallu l’arrêt des remontées mécaniques aux vacanciers d’hiver pour comprendre qu’ils pouvaient être heureux en gravissant une montagne à pied dans la neige.


Marie Gausseron

Philosophe, Doctorante en philosophie à l’Université Paris-Sorbonne

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