Pur-sang contre centaures : le nouveau combat à venir ?
Le terme « identité » est devenu omniprésent. Partout, nous sentons une tentation de l’identitarisation. Si nous n’y prenons pas garde, demain, tout sera identité, tout sera revendiqué comme une identité : races, sexes, politiques, militantismes, classes sociales, communautés, religions ou encore générations, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer. Ce sera le temps des fractures et de la grande lutte des identités. Pourquoi assistons-nous à un tel phénomène ?
Cette émergence des identités est en réalité un effet collatéral, une réaction à une grande tendance de notre temps : l’hybridation du monde. Par hybride, il faut entendre ce qui est mélangé, contradictoire, hétéroclite ; en quelques mots, il s’agit de tout ce qui n’entre pas dans nos cases.
Ce processus d’hybridation accélérée touche absolument tous les domaines de notre vie. Prenez les villes : les projets de végétalisation se multiplient, les fermes urbaines, les potagers, les élevages d’animaux sur les toits des bâtiments se développent au point que la frontière entre les villes et les campagnes tend à devenir de plus en plus ténue. La case « ville » déborde, implose, explose !
Cette hybridation de la nature et de l’urbanisme se fait parallèlement à celle des produits et des services proposés par les entreprises. Si nous étions avant dans une société industrielle et que nous sommes passés à une société de services, il devient difficile aujourd’hui de distinguer les deux et ils s’hybrident dans ce que l’on pourrait appeler une société des usages ou des relations. Ces innovations par hybridation vont bouleverser les entreprises, les métiers, les secteurs, les marchés et la notion même de concurrence.
Les écoles, les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises, les administrations publiques commencent, partout et de plus en plus, à collaborer de manière plus étroite – c’est la logique de la Silicon Valley aux États-Unis ou de l’Institut de technologie d’Israël, le Technion –, ce qui accroît le nombre de doubles-diplômes, brouille les fiches de poste et les métiers et chamboule les modèles organisationnels et les identités professionnelles. La Covid-19 a accentué ces hybridations, en métamorphosant les manières de travailler à distance et en présentiel. La case « travail » doit être complètement revisitée.
Les objets n’échappent pas à la règle et s’hybrident également : votre téléphone, pour prendre l’exemple le plus trivial, est aussi un réveil, une radio, un scanner et un appareil photo. Il est paradoxalement, et tout à la fois, un espace/temps de loisir et de travail.
Les territoires, eux, voient se multiplier les « tiers-lieux » : des endroits insolites qui mêlent des activités économiques de services, avec de la recherche, des start-ups, de l’artisanat, de l’innovation sociale ou encore des infrastructures culturelles. Par ailleurs, les entreprises prennent de plus en plus conscience de leur responsabilité sociétale ; l’économie sociale et solidaire, une économie hybride par excellence – puisqu’il s’agit d’hybrider des logiques économiques et des logiques sociales et solidaires –, qui n’est aujourd’hui qu’un secteur, pourrait bien devenir la norme de demain !
Les modes de consommation et de commercialisation suivent également cette grande tendance à l’hybridation et l’on voit émerger de nouveaux types de magasin où il ne s’agit plus seulement de vendre et d’acheter, mais également de jouer, de se cultiver, de se rencontrer… Il y a une hybridation non pas seulement des canaux (distanciel/présentiel), mais aussi des usages et des fonctionnalités.
De même, l’émergence de nouvelles formes d’habitat, comme celle du co-living, remet complètement en question l’habitat, le « chez-soi », le voisinage, la colocation ou la copropriété, en hybridant diverses manières de vivre ensemble sous le même toit.
Tout s’hybride ! Nous assistons à l’émergence de nouvelles combinaisons et re-combinaisons ; nous entrons à l’ère des mariages improbables et il n’y a rien que l’identité déteste le plus !
Comment en sommes-nous venus à dresser un autel à l’idole Identité ?
Étymologiquement, le mot « identité » vient du latin identitas, (« qualité de ce qui est le même »), lui-même dérivé du latin classique idem, « le même »… L’« identité » va de pair avec l’« identique » pour renvoyer à l’idée de pureté et d’homogénéité. Il est étonnant que ce mot soit devenu non seulement un concept politique, mais en plus un centre de gravité – aux sens de la physique et de la psychologie – de notre débat public.
C’est étonnant, parce que ce mot repose sur une illusion. « Qualité de ce qui est le même » : mais qui est le même ? Personne n’est le même ; ce serait une vanité de le croire ! Tout le monde change et le monde change. La cristallisation n’existe pas, puisque tout finit toujours en fumée. Le fait même d’avoir imaginé et conceptualisé l’idée de l’identité est un terrible malentendu, fondé sur un refus de la mort. La mort, qui constitue le changement massif, le changement par excellence, le changement ultime.
Dans la vie, il n’y a pas d’identité, il n’y a que du mouvement, de la métamorphose, de sempiternelles combinaisons et re-combinaisons. La Nature ne fait pas non plus dans l’identité ; elle a beaucoup plus d’imagination. Alors, comment en sommes-nous venus à dresser un autel à l’idole Identité et à lui offrir toutes les forces du culte ?
Il convient de remonter le cours de l’histoire des idées, afin de comprendre quels ont été les mécanismes à l’œuvre. Dans l’Antiquité grecque est apparu peu à peu le logos, qui avait pour rôle, à ce moment-là, d’être un simple outil permettant d’expliquer la Nature. Il s’agissait d’enregistrer les régularités des événements naturels, de comprendre leur fonctionnement et leurs mécanismes sous-jacents. Le logos était le moyen de rendre la réalité un tout petit peu plus prévisible et atteignable.
Mais peu à peu commence à se formaliser une certaine manière d’aborder le monde : connaître revient à construire des catégories, connaître se met à signifier « définir ».
L’un des plus grands intellectuels du XXe siècle, Elias Canetti, dira au sujet de cette pensée par catégorie, de cette théorie de la connaissance ou épistémologie compartimentale : « il se trouve encore des gens, de nos jours, qui ne savent pas s’approcher d’un sujet sans lui appliquer des compartiments et des cases et qui s’imaginent que dans les boîtes et les tiroirs d’Aristote, les choses se présentent avec plus de clarté, alors qu’en réalité, elles y sont parfaitement mortes [1] »…
À partir de là, notre rapport au monde a consisté à identifier tout ce qui nous entourait, c’est-à-dire à donner une identité à tout et à tous, à définir et à classer pour comprendre et prévoir.
Cet humanisme de l’Antiquité grecque s’est dénaturé en anthropocentrisme, après la Renaissance. La raison est devenue un paradigme permettant aux sciences de se développer, tout en rejetant tout ce qui ne pouvait être « clair et distinct »… Nous ne voulions plus seulement expliquer la Nature, nous voulions la maîtriser. Nous ne voulions plus seulement prévoir les événements naturels ; nous voulions les provoquer !
Les catégories, si pratiques, pour construire les sciences, se sont rigidifiées pour ressembler à des couperets, découpant de la réalité tout ce qui était susceptible de dépasser leurs limites. C’est ainsi que la raison est devenue une usine de traitement du réel, n’hésitant pas à le mutiler ou à le tuer pour le faire entrer à marche forcée dans ses cases.
Le réel, c’est tout à la fois le monde, la Nature, l’Autre. La dénaturation de la raison s’est poursuivie, et de paradigme, elle est devenue système, puis « idéologie », au sens d’Hannah Arendt, c’est-à-dire une logique implacable, rendant impossible tout pas de côté créateur et libérateur. Il ne s’agit pas ici de la raison, en tant qu’elle s’oppose à la foi ou à l’émotion, mais en tant que mode de pensée et manière d’aborder la réalité. Identifier, trier, classer : telle est la mécanique implacable de la raison qui range tout et tout le monde dans des cases, faisant des principes d’identité, de non-contradiction et du tiers-exclu une manière, bien pratique et rassurante, d’aborder le monde.
Il n’y a plus de retour en arrière ni de pas de côté possible. La raison nous fait entrer dans un rapport au monde dans lequel la contradiction, le mélange, l’imprévisible, sont des erreurs, des interdictions. À propos des atrocités du XXe siècle, certains philosophes se sont opposés : la raison ferait-elle de nous des diables ou des dieux ? Est-ce l’hypo-rationalisme ou l’hyper-rationalisme qui a conduit à ces abominations ?
Cette manière de rationaliser le monde a provoqué en nous une sorte de « pulsion d’homogénéité » qui agit comme une véritable usine à produire du « même ». Il n’y a pas de chaîne de montage, mais des chaînes de démontage, qui visent à détruire les différences, les aspérités, les mouvements – autrement dit, la vie – pour donner lieu à des cases pures qui excitent tous les instincts de propriété : les identités.
Mais c’est oublier que le monde comporte une part fondamentalement hybride et qu’en l’abordant sous le prisme de l’identité, en tentant illusoirement de le faire entrer dans des cases pures et homogènes, nous passons complètement à côté de la réalité. C’est ainsi que l’identité est, elle aussi, devenue une « idéologie »…
Tout est à redéfinir dans un monde de plus en plus hybride, qui nous invite à inventer autre chose que des cases pour enfermer les autres et nous-mêmes.
Pendant des siècles, les centaures – c’est-à-dire ceux qui sont des êtres hybrides, hétéroclites, contradictoires, mélangés, n’entrant dans aucune case – ont été les mal aimés, les refoulés, les rejetés, les massacrés de l’histoire des idées occidentale. Face à eux, il y a toujours eu des purs-sangs théorisant la pureté, l’uniforme, l’identique.
Comment nous sommes-nous convaincus que la raison résume à elle seule toute la pensée et qu’il n’y a pas une autre manière de penser le monde qui nous entoure ? Tant que nous réduirons la pensée à la raison, nous serons incapables de construire une théorie de la connaissance respectueuse du monde. Tant que nous serons emprisonnés dans l’idéologie rationaliste, la crise de notre rapport à la réalité ne s’éteindra pas et nous continuerons à la mutiler.
Aujourd’hui, alors que le monde s’hybride de plus en plus et que les centaures reviennent subrepticement sur le devant de la scène, nous n’avons pas encore saisi toute la force qui peut être la leur, toute la fécondité d’un monde en hybridation. Fini le pilotage automatique et ses dogmatismes, finies les vieilles cases, finis les concepts rigides, fini le passé qui enferme l’avenir : la ville s’hybride avec la campagne, alors qu’est-ce que c’est qu’une ville ? Repensons-la ! Le travail d’aujourd’hui n’entre plus dans notre case « travail », alors réinventons-le !
Tout est à redéfinir dans un monde de plus en plus hybride qui fait éclater nos cases et nous invite à nous remettre en question, à être plus humbles face au réel et à être suffisamment créatifs pour inventer autre chose que des cases pour enfermer le monde, les autres et nous-mêmes.
Alors, non, ce n’est pas l’identité qui devrait nous définir. On a trop tendance à la confondre avec l’histoire ou avec la culture, mais ce n’est pas la même chose. L’identité donne l’illusion que chacun d’entre nous ou que tout a une définition une et indivisible, donnée une fois pour toute et immuable. C’est faux, l’identité n’est qu’une vérité provisoire !
Cet éloge de l’hybridation scandalisera ceux qui haïssent les contradictions et les mélanges. Nous voyons déjà autour de nous la nostalgie d’un retour en arrière, fait de dérives en tout genre. Face aux centaures, des purs-sangs s’élèvent, qui voudraient pétrir la réalité, l’homme et la Nature comme une pâte à modeler et offrir à leur déesse Identité tous les holocaustes. Il est à craindre que ces « pur-sang » se radicalisent et soient tentés d’annihiler les centaures : sera-ce le combat de ce nouveau siècle ?
NDLR : Gabrielle Halpern a récemment publié Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, éditions Le Pommier, 2020.