Économie

Crépuscule des idoles économiques

Historien

Durant cette première année de pandémie, le mythe de l’autonomie d’agents économiques motivés par la seule recherche de leur intérêt a sombré corps et biens. Nous en sommes arrivés au point où le maintien de la vie humaine sur Terre impose de dénoncer le pari faustien diabolique, l’insatiabilité du désir, métaphore de la relance infinie du capital, entreprise à jamais inassouvie. Une nouvelle définition de la prospérité se doit d’advenir, plus riche en temps libéré pour d’autres desseins.

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C’est donc reparti pour un tour, à cette nuance près que cette fois, l’effet de surprise passé, la répétition des confinements devrait conduire à réfléchir de façon un peu plus aiguë à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Avec la lassitude et l’horizon indéfiniment repoussé d’une sortie de la crise sanitaire, pourrait finalement s’installer l’impression que cette pandémie et les effets qu’elle a produits ne constituent pas une simple parenthèse mais marquent plutôt l’entrée dans un nouveau moment historique dont les traits se laissent encore difficilement discerner. En tout cas, l’hypothèse d’un retour aux conditions antérieures peut être écartée d’emblée : ce qui a été appris durant cette première année ne va pas s’effacer si facilement. Cette expérience peut s’entendre à la fois comme un avertissement, une mise à l’épreuve et une première esquisse des conditions futures.

Un avertissement

Nous étions prévenus, nous le savons désormais de première main. Depuis les années 1990, le nombre d’épidémies issues de zoonoses progresse régulièrement à un rythme soutenu ; la déforestation des régions subtropicales par des agriculteurs en situation de précarité en est la principale cause. Si les opérations devaient reprendre leur cours ancien après une suspension momentanée, une nouvelle pandémie, peut-être plus létale encore, pourrait toucher en quelques semaines la planète entière. L’exploitation industrielle du monde sauvage et l’accroissement des inégalités ont atteint une limite qui met à terme en danger la survie de l’espèce.

Si l’alarme qu’a déclenchée le virus a retenti plus fortement que des menaces perçues à tort comme lointaines, c’est qu’à la différence de l’effondrement de la biodiversité ou du changement climatique, les décès qu’il produit sont rapides, visibles et clairement imputables. Il n’existe malheureusement pas de test PCR pour identifier en un instant les victimes de la pollution atmosphérique. Pour autant, ce serait une erreur d’opposer les différentes crises et leur traitement. Le Covid-19 fait partie du désastre environnemental. Il se manifeste à la façon d’un symptôme plus saillant, destiné à attirer l’attention sur une étiologie commune. De ce constat indiscutable, toute la difficulté consistera à tirer les conséquences pratiques acceptables. On sait du moins à présent qu’il est possible de prendre des mesures drastiques en cas de nécessité.

Face à l’épreuve

Face à l’épreuve, s’étonne-t-on parfois, les sociétés ont tenu bon. Elles ont démontré des capacités d’adaptation insoupçonnées ; on a vu émerger çà et là des élans de solidarité. Ce sont plutôt les dirigeants qui ont failli et, dans le cas français, les pesanteurs bureaucratiques qui ont franchi un seuil de ridicule irrémissible. Au-delà des inepties de la gestion quotidienne, l’échec national est surtout le résultat d’une politique d’affaiblissement volontaire de la recherche et de l’hôpital publics engagée depuis près de vingt ans au nom d’une idéologie marchande.

Il s’en faut de beaucoup que toutes les leçons de cet épisode aient été tirées. Le dévouement des soignants n’a pas été récompensé à la hauteur qu’il mérite. La mise en évidence des injustices face à la maladie n’a pas empêché les plus riches de continuer à accumuler des profits indécents. Après les mesures de soutien d’urgence, le temps de la correction fiscale approche inéluctablement. Pourtant, la demande de justice ne s’est pas d’abord fait entendre sur ce terrain, mais sur d’autres fronts.

Même si la causalité ne semble pas évidente à tous au premier regard, l’ordre de consécution est irrécusable : le mouvement Black Lives Matter a pris une ampleur mondiale inattendue au sortir du premier confinement. De même, la sensibilité accrue face aux inégalités de genre ou aux abus sexuels sur mineurs a mûri durant la pandémie. D’anciennes formes de domination et d’impunité sont devenues tout simplement insupportables.

Aussi surprenante que l’on puisse juger la corrélation, le constat paraît cependant indéniable : les mesures de privation de libre circulation, patiemment supportées dans l’ensemble, ont d’abord suscité en retour le regain d’exigences d’égalité. Le paradoxe peut s’expliquer si l’on constate que, dans le même temps, une certaine définition de la liberté perdait de sa vraisemblance : durant cette première année de pandémie, le mythe de l’autonomie d’agents économiques motivés par la seule recherche de leur intérêt a sombré corps et biens.

Comme Marcel Gauchet le souligne depuis longtemps, seule l’invisible socialisation effectuée par les institutions étatiques a permis de faire croire à la fable du primat de l’individu sur le collectif [1]. Le postulat d’une antériorité du marché sur l’État est une tartufferie, puisque ce sont les normes et les actions publiques qui construisent l’espace dans lequel peut se déployer le capitalisme. Les consommateurs n’ont accès aux biens qu’on leur apprend à désirer qu’au moyen d’une complexe machinerie.

Il a fallu que ces rouages se grippent pour qu’apparaisse dans toute son inanité l’idéologie de l’individualisme triomphant ainsi que l’appareillage institutionnel qui soutenait cette illusion. Au prix d’une détresse psychique parfois immense, les sujets confinés ont pu vérifier que leur besoin le plus essentiel n’est pas celui de la marchandise, mais de la présence d’autrui. L’être humain est un animal social qui supporte très mal l’isolement, la séparation et l’absence de contact physique. Le désir d’une consommation illimitée est tout à fait secondaire face à ces nécessités primordiales.

Ce qui s’annonce

Le basculement idéologique qui commence à poindre n’implique aucun retour à des formes éprouvées. Pour ce qui est des politiques publiques, le cycle néo-libéral ouvert dans les années 1980, déjà bien mal en point, est désormais révolu. La pandémie l’a achevé. Joe Biden s’est mis en campagne et a remporté les élections sur la conviction que la situation appelait un nouveau Roosevelt, capable de rebattre les cartes des inégalités sociales et raciales. En effet, quelque chose de comparable au New Deal est en train de se produire aux États-Unis et ailleurs. Toutefois, le remaniement qui se joue est bien plus profond qu’un simple retour de l’État au poste de commandement des processus économiques.

Ce qui a été touché relève de ce que Castoriadis appelait les significations imaginaires qui orientent l’action collective. L’idéal d’une liberté définie par le déploiement sans limite des appétits de jouissance et d’accumulation commence à s’estomper face à la prise en compte des contraintes écologiques. La pandémie a eu pour mérite de rendre subitement sensible, pour le pire et le meilleur, l’interconnexion planétaire. La mise à l’arrêt des ateliers chinois a démontré l’extrême vulnérabilité d’un système de production à flux tendus distribué sur l’ensemble du globe, juste avant que la diffusion du virus démontre qu’il se moque bien, lui aussi, des frontières. L’unité de destin planétaire, que la mondialisation marchande a largement contribué à forger, s’est ainsi retournée contre cette dernière.

Nul n’est une île, suffisant en soi-même. La loi de l’interdépendance que l’on redécouvre à la faveur de cette crise globale n’implique pas seulement les relations entre les humains ou celles qui passent entre les nations ; elle concerne également les liens que nous entretenons avec tous les hôtes de la biosphère, ceux que nous côtoyons de près ou de loin comme ceux qui séjournent dans nos organismes (animaux et végétaux, rivières et glaciers, virus et bactéries). C’est sous le signe de cette interdépendance que devra être formulé le nouveau concept d’une liberté consciente de ses conditions de possibilité écologiques, éthiques et sociales.

Aux antipodes de la liberté absolue d’un sujet dominateur qui ne s’arrête que là où commence celle d’autrui, il s’agira d’une liberté subordonnée à la conservation et à l’harmonie des totalités biologiques et sociales au sein desquelles elle peut s’exercer. Cette nouvelle définition conduira nécessairement à faire passer au premier plan une revendication d’égalité des conditions. Pour ne donner qu’un exemple parlant, face à la raréfaction des ressources, ce n’est pas la loi du marché qui devra s’appliquer, mais le principe du rationnement égalitaire. Qui oserait sérieusement prôner le contraire en situation de pénurie ?

L’adieu à l’économie

Si l’on veut tenter de discerner la direction que prend le cours des choses, il importe également d’identifier ce avec quoi il conduira à rompre. Ce nouvel horizon annonce en premier lieu l’obsolescence d’une conception de l’économie comme sphère d’activité séparée, dotée de ses propres normes, qui s’imposerait aux sociétés et déterminerait leur devenir. De telles convictions sont particulièrement robustes puisqu’elles constituent le fond commun que partagent marxistes et libéraux. Leur crédibilité est cependant mise à mal, une fois qu’une partie du monde est entrée dans l’âge de l’opulence et du gaspillage, en creusant des inégalités stratosphériques avec les conditions des plus démunis.

Parmi les révisions qu’appelle le constat de la débâcle écologique à laquelle a conduit une dynamique sociale guidée par la recherche du profit, est requise en premier lieu une nouvelle définition de la prospérité, plus frugale en matières premières, plus riche en temps libéré pour d’autres desseins. La difficulté à décrire le contenu de ces « autres desseins » et à leur reconnaître une valeur normative est au cœur du problème. En régime démocratique, les fins ultimes sont laissées à l’appréciation de chacun. C’est précisément la raison pour laquelle l’économie, règne des moyens, s’est imposée comme domaine privilégié sur lequel tout le monde pouvait s’entendre.

Pour parler en termes abstraits, nous atteignons le moment où la priorité accordée aux moyens sur les fins devient intenable. La machine économique tourne encore à plein régime, alors que les nouvelles satisfactions qu’elle apporte sont au mieux douteuses et ses destructions, cruellement tangibles. Elle ne pourra être bridée que par l’affirmation de ces « autres desseins » qui donnent un sens à l’activité (ou la passivité) humaine, par la manifestation des valeurs à travers lesquelles les individus se rapportent à ce qui les dépasse. Il n’y aura pas d’autre façon de se libérer de l’emprise de l’économie que d’affirmer de nouvelles finalités collectives. Entre toutes, la défense de la biosphère paraît être la candidate qui s’impose à l’évidence.

Le recours à la longue durée

Si la redéfinition de ces concepts incombe à la philosophie politique, dans le même chantier l’histoire a pour tâche de faire apparaître la constitution de l’économie en un domaine séparé et prépondérant comme une profonde anomalie, typique de l’Occident. Plutôt que d’en rester au récit convenu qui en place l’origine dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il m’a semblé plus instructif d’enquêter sur les préalables de cette émergence. Celle-ci n’est pas une pure invention, mais une torsion imposée à un vocabulaire et à un cadre préexistants.

Depuis le milieu du XIIIe siècle, les philosophes-théologiens ont forgé une grille d’analyse des contrats marchands et des opérations financières. Lecteurs d’Aristote, ils ont eu comme préoccupation centrale l’équité des conditions et la limitation des profits. Pour eux, l’économie est d’abord une affaire de justice et de décence morale. C’est essentiellement ce sens des limites qui s’est évanoui dans l’économie classique, le libre jeu des passions étant supposé bénéfique à la prospérité collective.

En revanche, et bien malgré eux, un invisible fond théologique demeure inscrit au cœur du raisonnement des économistes qui le rend particulièrement étrange aux yeux des autres sciences sociales. Le dogme fondateur du choix rationnel d’agents individuels ne fait que prolonger l’ancienne doctrine du libre-arbitre ; seule l’équivalent d’une intervention de la providence divine autorise à penser que l’équilibre résultant de leurs interactions sera optimal.

La bonne échelle, pour saisir le phénomène dans son intégralité, impose d’observer l’unité du second millénaire chrétien, de l’an 1000 à l’an 2000. Ces dates marquent les bornes de ce que l’on peut considérer avec un peu de recul comme l’histoire achevée de l’Occident. Si le tournant de l’an mil a donné lieu à d’infinis débats, on peut en retenir une définition négative : l’abolition définitive, sur la frange occidentale de la péninsule européenne, de l’empire romain que Charlemagne avait encore tenté de ranimer. À l’autre extrémité, l’an 2000 peut être pris comme repère de l’entrée dans un monde multipolaire où l’Occident perd ses anciens privilèges. Entre ces deux termes, au lieu d’insister sur différents seuils ou ruptures, il est plus éclairant de restituer une dynamique d’ensemble dans laquelle se mêlent facteurs politiques et sociaux, intellectuels et religieux, matériels et techniques. La composante chrétienne impose en outre d’y voir une bifurcation dans une histoire plus profonde encore.

Les différents éléments qui ont cristallisé dans la formation de la sphère économique sont issus de cette histoire, selon des cheminements variés. Certains ont une provenance clairement religieuse. C’est le cas pour la nécessité du travail et la condamnation morale de l’oisiveté que l’on peut faire remonter aux préceptes des Pères du désert d’Égypte au IVe siècle, résumés par la formule de Saint Jérôme adressée à un jeune aspirant à une carrière monastique : « Que le diable te trouve toujours occupé ! » D’autres ingrédients sont à comprendre comme le produit d’interactions plus complexes, tels que les concepts de valeur, de risque et de capital ou l’institution d’une monnaie territorialisée. La connaissance de leur histoire est la meilleure façon de leur ôter le caractère d’évidence sous lequel ces notions et institutions se présentent.

Faust ou le mythe du capital

Dans sa version médiévale, le pacte avec le diable est noué par un ivrogne qui vend son âme dans une taverne contre quelques pichets de vin. Sa place est prise, au XVIe siècle, par la figure d’un savant, alchimiste et magicien, soupçonné d’accointances avec le démon. Dans la version qu’il en propose, Goethe en fait très subtilement une métaphore du capitalisme naissant [2]. Ce n’est pas un pacte que Faust propose à Méphistophélès mais plutôt un pari : celui de ne jamais être satisfait par tous les plaisirs qui lui seront offerts, au point qu’il puisse en arriver à supplier l’instant présent pour lui demander : « Arrête-toi donc, tu es si beau. »

Que l’insatiabilité du désir et de la curiosité corresponde à la relance infinie du capital, la preuve en est fournie par le second Faust auquel Goethe travailla jusqu’aux derniers mois de sa vie. Le protagoniste apparaît au quatrième acte en entrepreneur inassouvi, avide de conquérir toujours davantage de pouvoir sur les éléments, en repoussant la mer et en asséchant les terres. Hors de son emprise, quelques tilleuls et la cabane qu’ils abritent lui « gâchent la possession du monde ». Ils sont aussitôt anéantis avec leurs habitants qui avaient la mauvaise habitude de pratiquer l’art de l’hospitalité.

Des quatre femmes grises qui apparaissent alors à Faust, le Souci qui s’est depuis longtemps rendu maître de lui énonce le secret du mal qui le possède : « Il ne songe qu’à l’avenir et jamais il n’en vient à bout. » Mobilisant alors la foule de ses ouvriers pour achever sa grande œuvre, le maître s’exalte à la pensée de son accomplissement ; c’est par anticipation qu’il prononce les mots fatidiques, imaginant le moment où il pourra dire à l’instant futur : « Arrête-toi donc, tu es si beau. »

Nous en sommes arrivés au point où le maintien de la vie humaine sur Terre impose de dénoncer ce pari diabolique. Les jouissances futures au nom desquelles se poursuit la destruction du monde actuel n’en valent pas la peine. Sous peu, il ne restera plus grand-chose à liquider. C’est au contraire la fragilité du présent qui requiert désormais toute notre attention. Et puisque les grandes causes n’ont de sens qu’incarnées dans des cas concrets, j’appelle à défendre de toutes nos forces les jardins ouvriers de la plaine des Vertus à Aubervilliers, menacés par l’insatiabilité faustienne des entrepreneurs olympiques.

NDLR : Sylvian Piron, Généalogie de la morale économique, L’Occupation du monde, t.2, Zones sensibles, novembre 2020


[1] En dernier lieu, Marcel Gauchet, Le Nouveau Monde. L’avènement de la démocratie, t. 4, Paris, Gallimard, 2017.

[2] Johannes Wolfgang von Goethe, Faust. Urfaust, Faust I, Faust II, éd. J. Lacoste, J. Le Rider, Paris, Bartillat, 2009.

Sylvain Piron

Historien, Directeur d'études à l'EHESS, co-responsable éditorial des éditions Vues de l'Esprit

Notes

[1] En dernier lieu, Marcel Gauchet, Le Nouveau Monde. L’avènement de la démocratie, t. 4, Paris, Gallimard, 2017.

[2] Johannes Wolfgang von Goethe, Faust. Urfaust, Faust I, Faust II, éd. J. Lacoste, J. Le Rider, Paris, Bartillat, 2009.