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Benzema : plaidoyer pour un roi maudit

Journaliste

La planète football brûle d’amour pour Karim Benzema mais Didier Deschamps regarde ailleurs. « Personne n’est puni à vie », a pourtant déclaré le président de la FFF Noël Le Graët. Mais il ne parlait pas de Benzema, déjà condamné à perpétuité alors qu’il sera jugé en octobre. Au fait, pourquoi ?

Trente-trois ans c’est un bel âge pour porter sa croix. Karim Benzema en est la preuve étincelante. Sous le maillot immaculé du Real Madrid, il porte la sienne avec grâce, station après station. Jamais un genou à terre et souvent les mains levées au ciel. Il est actuellement l’un des meilleurs footballeurs au monde au sein du plus grand club du monde.

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Cela fait maintenant douze ans que le Lyonnais a posé son sac au stade Santiago Bernabeu, un bail inédit pour un joueur non-espagnol, une série en cours de 545 matches pour 272 buts marqués. Zinédine Zidane, son entraîneur, le couvre de louanges, mieux lui déclare sa flamme : « Quand tu aimes le football, tu aimes Karim. C’est obligé. » Eh bien, non. Didier Deschamps, le sélectionneur français, et Noël Le Graët, le président de la Fédération française de football (FFF), n’aiment pas Karim. Ils ne veulent même plus en entendre parler. À leurs yeux, il n’est pas digne de porter le maillot aux deux étoiles et comme la France est championne du monde ils sont convaincus que cela leur donne raison.

Mais la campagne de Russie n’a pas pour autant mis fin à la controverse, qui dure depuis 2015, car si Deschamps et Le Graët sont têtus, les amoureux du beau jeu aussi, qui ne peuvent se résoudre à renoncer à un potentiel trio magique Mbappé-Benzema-Griezmann. Ces trois-là s’entendraient comme larrons en foire, hélas ! les tristes sires n’apprécient guère les larrons en foire. Au vrai, on ne sait plus trop si la croix de Benzema prend encore la forme d’un minable chantage à la sextape ou d’une communication mal maîtrisée. On pencherait plutôt pour « un cycle de l’absurde » butant perpétuellement sur l’écueil des regards trop lointains.

Toujours est-il que Noël Le Graët, fraîchement réélu pour le meilleur et pour le pire, a remis un sou dans la machine à polémique en déclarant que « personne n’est puni à vie ». Mais il fallait lire la note écrite en tout petit en bas de page : la règle ne vaut pas pour Karim Benzema, qui, lui, est damné pour l’éternité. La noblesse du ballon rond s’en est logiquement émue, à commencer par Jean-Michel Larqué : « Le football est donc le seul secteur de la société où un accusé, même coupable, car je considère Benzema coupable, est condamné à perpétuité. Je n’en veux pas à Didier (Deschamps), je dis simplement que le pardon, cela fait partie des qualités d’un homme. Pardonner ce serait peut-être pour Didier se grandir. » Tout à fait Thierry ! Deschamps n’a, toutefois, que faire de se grandir, étant donné qu’il perche déjà sur le toit du monde.

Mais de quoi au juste Karim Benzema est-il coupable ? D’avoir mis les pieds là où il ne fallait pas ? Jusqu’à preuve du contraire, il est toujours présumé innocent dans l’attente de son jugement pour cette affaire d’escroquerie à la vidéo porno. Ses fréquentations, dit-on, ne seraient pas toujours recommandables ? Karim n’a jamais oublié d’où il venait et il est fidèle en amitié. Une certaine suffisance lui aurait été reprochée en sélection ? L’équipe de France est un bal des egos et jamais un entraîneur n’a vu en Benzema un élément perturbateur. Au contraire, il a la réputation d’être un très grand professionnel à la force de travail colossale. Certes, son rendement sous le maillot national (81 matches pour 27 buts) n’a jamais été à la hauteur de ses performances madrilènes mais Benzema a pris récemment une telle envergure que continuer à l’ignorer confine à l’imbécillité. Le Graët lui-même vantait à une certaine époque le comportement du joueur, par ailleurs d’une correction exemplaire sur le terrain puisqu’il n’a jamais reçu le moindre carton rouge durant sa carrière.

Alors qu’il n’avait pas encore vingt ans, Benzema avait eu la maladresse de faire le distingo entre sa patrie sportive, la France, et celle de son cœur, de son-grand-père, l’Algérie.

En 2016, le Premier ministre Manuel Valls s’était pourtant permis de lui rappeler son devoir d’exemplarité, vieux gadget clientéliste du même tonneau que l’injonction à bien articuler la Marseillaise. Le Président de la République François Hollande avait lui aussi mis son grain de sel et in fine il n’y avait pas eu d’Euro en France pour Karim Benzema. Depuis, Le Graët a joué le variant breton dans son discours, soufflant le chaud et le froid, ouvrant et fermant la porte de Clairefontaine, jusqu’à ce que la guillotine tombe en juin 2018 : « l’équipe de France, pour lui, c’est terminé ». En guise de réponse, Benzema demandera à l’omnipotent de le « laisser tranquille », lui rappelant au passage que la décision d’arrêter une carrière internationale appartient au principal intéressé. Trois ans plus tard, El nueve comme l’ont surnommé les Espagnols n’en demeure pas moins persona non grata en dépit de qualités techniques et collectives hors du commun, dont les Bleus n’ont, en effet, pas besoin pour gagner mais qui ne seraient pas superflues tant le jeu qu’ils proposent est minimaliste.

Cela dit, Benzema n’attend plus rien. Il sait très bien ce qui n’est jamais passé, cette déclaration faite au journal Marca en juin 2016 : « Deschamps a cédé à une partie raciste de la France ». Celle-ci faisait suite à une interview fracassante accordée par Éric Cantona au Guardian dans laquelle The King qualifiait d’« injuste » la non-sélection de Karim Benzema et du non moins talentueux Hatem Ben Arfa, soulignant leurs origines maghrébines. Et de s’interroger sur les desseins de la parole tutélaire de ces politiques qui avaient réclamé publiquement la tête de Benzema. La suspension du joueur par la FFF suite à sa mise en examen (son contrôle judiciaire sera levé quelques semaines plus tard) était opportunément intervenue entre les deux tours des élections régionales de décembre 2015, soit un mois à peine après les attentats du 13 novembre. Et Cantona d’enfoncer le doigt dans la plaie : « Le regard que l’on porte sur la communauté nord-africaine a changé. On vit une période où on sanctionne une communauté… ou plutôt une période où on a envie de la sanctionner. »

Il n’en fallait pas plus pour faire sauter le couvercle placé sur la cocotte-minute fédérale après l’épisode calamiteux de Knysna et la révélation en 2011 du scandale des quotas de jeunes joueurs ayant un grand-parent étranger et donc susceptibles de rejoindre une autre sélection que l’équipe de France. Dès 2006, alors qu’il n’avait pas encore vingt ans, Benzema avait eu la maladresse de faire le distingo entre sa patrie sportive, la France, et celle de son cœur, de son-grand-père, l’Algérie. À partir de là, une partie de l’opinion n’aura de cesse de faire son procès, réclamant à tout bout de champ son bannissement, comme lorsqu’il apparaît dans un clip du rappeur Booba.   

Dans sa défense du joueur et, en creux, sa volonté de faire barrage aux extrêmes, qui ont depuis fait le chemin que l’on sait, Éric Cantona avait pointé des noms « bien français », dont celui de Didier Deschamps, et d’autres qui à priori l’étaient moins, brouillant un peu son message et prêtant surtout le flanc à des interprétations à l’emporte-pièce, dont le sélectionneur fut victime. Se réveiller un matin et se voir traité de raciste sur le mur de sa résidence laisse forcément des traces. Ce fut certainement une erreur de la part de Cantona. Pourtant, cette opposition des noms prend une toute autre signification cinq ans plus tard, sous l’éclairage nouveau d’une société française qui prend petit à petit la mesure de son « racisme culturel » et tente de faire tomber un à un ses tabous.

Tirer le fil de la pelote Benzema nous confronte aujourd’hui à une autre réalité : « l’intégration d’un racisme devenu inconscient, bien plus insidieuse que les insultes », pour citer le musicien et écrivain Abd al Malik. Personne n’est puni à vie mais quand la gravité des actes donne l’impression d’être proportionnelle à l’origine de celui qui les a commis, quand les hommes n’apparaissent pas égaux devant le fameux devoir d’exemplarité, il y a malaise. Un chantage présumé à la sextape ferait donc de facto de Karim Benzema un sale type quand une photo intime postée par un ex-secrétaire d’État ferait de lui un beau gosse.

Le cas Benzema pose d’autant plus question qu’il n’est pas unique. Knysna c’était la faute à Anelka, désigné bouc-émissaire en moins de temps qu’il ne faut pour monter dans un bus. L’attaquant de Chelsea avait osé dire à Raymond Domenech tout le bien qu’il pensait de lui, se faisant pour le coup le porte-parole de pas mal de gens. Roué en place de Grève ! Mais quand Adrien Rabiot remet en cause les choix de Deschamps, ça n’a rien à voir, c’est un caprice d’enfant gâté. « Il était normal de ne pas le convoquer pendant un moment mais il aurait fallu être stupide pour dire qu’il ne jouerait plus jamais en équipe de France », explique Le Graët.

« Stupide » : c’est également le terme que le président de la FFF avait employé pour qualifier la dénonciation de Cantona. Certes, on ne sait plus trop quel crédit accorder aux propos de ce vieil homme capable de déclarer que tant que l’équipe de France féminine gagne ses matches, ses joueuses peuvent bien « se tirer les cheveux ». Sexiste, lui ? Il a mis son entreprise entre les mains de ses filles. Notez la puissance de l’argument. Le même, interpellé au sujet des conditions de travail sur les chantiers de la Coupe du Monde au Qatar, a d’ores et déjà annoncé que la France ne boycotterait pas la compétition, qui a, selon lui, été attribuée à l’émirat « par des gens raisonnables ».

« Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois », disait Albert Camus. Cela pourrait laisser encore quelques espoirs à Karim Benzema mais l’histoire ne dit pas si le Prix Nobel  de littérature figure en bonne place dans les bibliothèques de Le Graët et  Deschamps.


Nicolas Guillon

Journaliste

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