La gestation pour autrui et le gouvernement juridique des corps
Absente de la révision des lois de bioéthique, la GPA est omniprésente dans le débat public : désignée comme une forme de marchandisation du corps humain, contraire à la dignité de la femme pour ses opposants, elle est justifiée, par ses partisans, comme une réalité incontournable à laquelle il faut répondre par l’inscription des enfants nés par GPA à l’étranger.
C’est cette position minimaliste qui a été adoptée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) lorsqu’elle a condamné la France pour refus de transcription, au nom du droit au respect de la vie privée des enfants.
Afin d’essayer de comprendre l’hostilité envers une pratique procréative autorisée dans plusieurs pays démocratiques et plébiscitée par l’opinion publique française [1], il nous paraissait opportun d’organiser un colloque dont un ouvrage Penser la GPA en est désormais le fruit. Il est impossible d’exposer ici les différentes analyses des intervenants sans trahir la complexité de leur pensée. Nous nous limiterons à présenter brièvement certaines conclusions provenant de nos chapitres respectifs.
Si nous n’étions pas tous d’accord sur l’opportunité d’autoriser la GPA, nous coïncidions cependant sur la nécessité de poser les termes d’un débat apaisé, loin des peurs et des caricatures que les mères porteuses peuvent susciter. La situation est d’autant plus urgente qu’une entreprise intellectuelle s’est mise en place dans l’Hexagone, à coups d’arguments d’autorité, dans le but de soustraire de la délibération démocratique cette forme de procréation.
Tout d’abord, il s’agissait de replacer la question dans sa dimension historique. Dans l’Ancien Testament, Abraham apparait comme le premier commanditaire d’une GPA : sa femme Sarah étant stérile, c’est son esclave Agar qui lui fera un enfant pour assurer sa descendance. Dans la Rome antique, un citoyen, dont l’épouse était féconde, pouvait la céder à un autre, dont la femme était stérile. L’enfant né de cette union charnelle temporaire était réputé être celui du deuxième homme et élevé comme le sien par le couple infécond.
Les anthropologues ont également démontré que, dans les sociétés traditionnelles, certaines formes de gestation pour autrui étaient courantes. Mais, c’est grâce au développement des sciences de la vie que la pratique non seulement se développe mais devient légale dans certains pays comme le Royaume-Uni depuis 1985 et plus récemment le Canada, Israël, les Pays-Bas, l’Afrique du Sud et plusieurs États des États-Unis.
En France, jusqu’à la fin des années quatre-vingt, la GPA était une pratique tolérée. Elle a permis à de nombreux couples stériles d’avoir recours à une mère de substitution pour mener à bien leur projet. En effet, la société civile avait organisé d’elle-même un mode de résolution de l’infertilité des couples hétérosexuels.
La GPA s’inscrivait ainsi dans l’évolution libérale du droit de la famille depuis la fin des années soixante : autonomie bancaire de la femme mariée, suppression de la notion de chef de famille, union libre, IVG, dépénalisation de l’adultère, divorce par consentement mutuel, abandon de la notion de filiation adultérine…
Perçue comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, la GPA – qui ne concernait jusqu’alors que la vie privée des parents et des mères porteuses – fera l’objet d’une attaque savamment organisée par les plus hautes juridictions avec le soutien de juristes conservateurs. Elle s’est traduite tout d’abord par un discours de justification de l’intervention de l’État dans ces « arrangements procréatifs » qui ne le concernaient pas, au départ.
Dans les années 80, la GPA devient ainsi une affaire d’État. La bataille contre la GPA commence dans ces années et se déroule en dehors de l’arène parlementaire : devant les tribunaux. Deux décisions de justice obtiendront sa prohibition : l’une du Conseil d’État avec l’arrêt « Les cigognes », en 1988, et l’autre de la Cour de cassation par l’arrêt « Alma Mater », en 1991, avant que le législateur n’entre en scène pour définitivement bannir cette activité en 1994.
En France, jusqu’à la fin des années quatre-vingt, la GPA était une pratique tolérée.
L’interdiction juridictionnelle de la GPA s’est construite grâce à l’apport des professeurs de droit conservateurs dans le cadre d’un combat tendant à mettre un frein aux réformes trop enclines à suivre les transformations sociales. Pour ce faire, ils importèrent de la philosophie morale et de la théologie des notions telles que l’indisponibilité du corps humain ou la dignité humaine, qui ne sont que le codage juridique de conceptions religieuses.
Ces notions permettent de justifier un retour de l’État dans les questions familiales et dans le rapport du sujet à lui-même. Alors que les progrès sociaux entamés dans les années soixante avaient plutôt engendré un reflux de l’État, la bioéthique met en évidence un retour de type paternaliste.
L’histoire qui déclenchera la réaction des magistrats commence en 1983 lorsque le docteur Sacha Geller anime un réseau associatif avec lequel il entreprend de mettre en place « une approche non commerciale du prêt d’utérus ». L’association Sainte Sarah rassemble tous les couples commanditaires tandis que les femmes porteuses sont, quant à elles, regroupées au sein de l’association Les cigognes. Enfin, Alma Mater est créée par le docteur Geller pour gérer l’ensemble des problèmes pratiques, notamment les relations financières entre les couples et la femme porteuse.
Grâce à l’accouchement « sous X », le nom de la mère porteuse ne figurait pas dans l’acte de naissance et, le conjoint ayant de son côté reconnu immédiatement l’enfant, devenait le père. Il ne restait alors plus qu’à la mère d’intention d’engager une procédure d’adoption plénière devant le juge civil, ce qui ne posa pas de problème à l’époque.
À la demande du pouvoir exécutif (ministre de la Santé, ministre de l’Intérieur et ministre de la Justice), le contentieux sera porté devant les deux ordres de juridiction afin de proscrire les deux associations. Les juges adversaires de la maternité pour autrui trouvent l’argument pour la condamner : ayant un objet illicite, la convention est nulle et ne peut produire d’effet, de sorte qu’il ne peut y avoir de maternité pour autrui.
Alors que le don de tissus, d’organes, de sang, de gamètes et d’autres produits du corps humain ne se trouve nullement entaché de nullité, il va falloir donc chercher un argument permettant de justifier l’exception pour le prêt d’utérus.
C’est le Commissaire du gouvernement, épaulé par la doctrine conservatrice, qui finira par le trouver : « La maternité de substitution est d’une autre nature. Qu’elle soit pratiquée par insémination directe de la mère porteuse, ou même par transfert chez celle-ci d’un ovule fécondé, elle conduit une mère, génitrice ou au moins gestatrice, à se séparer d’un enfant qu’elle a porté. Elle aliène ainsi le corps de la mère et dispose entièrement de celui de l’enfant. Tout engagement ayant un tel objet est contraire à des principes civils d’ordre public, en particulier au principe d’indisponibilité du corps humain. »
Pour mieux comprendre la situation, il faut souligner que le Conseil d’État allait publier un document, qui signe son intervention dans la matière. Il s’agit du rapport Braibant du 5 février 1988 intitulé Sciences de la vie : de l’éthique au droit, dans lequel on peut lire clairement qu’il est nécessaire « pour l’État de reprendre en main les questions de bioéthique ».
Ce rapport s’inspire clairement d’idées jusnaturalistes. Il développe la question de l’indivisibilité du corps et de l’esprit qui « sous-tend toute l’architecture de notre droit et inspire sa philosophie », de la dignité et de l’indisponibilité du corps humain, qui seront en réalité la façon dont les juristes vont « laïciser » des catégories d’inspirations chrétiennes.
Le document énonce : « Ce travail a conduit (…) le Conseil d’État à traduire en prescriptions la morale commune ». Ces idées ne sont, pour le Conseil d’État, rien moins que la base d’un ordre public. Autrement dit, la police administrative rentre dans le droit des personnes. La situation est d’autant plus grave qu’à aucun moment la question de la liberté ou de la volonté n’est évoquée à cette époque.
Concernant la construction civile de l’argument contraire à la GPA, outre la non-marchandisation du corps et la fraude à la loi, il faut se référer également à l’influence de la doctrine jusnaturaliste d’inspiration thomiste [2] citée par l’avocat général et qui a fini par coloniser le droit civil [3]. En effet, la notion d’indisponibilité du corps humain n’est que la transcription juridique d’un concept forgé par l’Église afin de mettre sous tutelle le corps du chrétien comme le rappelait le Pape Pie XII : « L’homme n’est que l’usufruitier, non le possesseur indépendant et le propriétaire de son corps et de tout ce que le créateur lui a donné pour qu’il en use et cela conformément à la nature. »
Mais, une fois l’argument sécularisé par la jurisprudence, nul besoin de faire appel à la Bible, les notions de marchandisation, d’esclavage ou d’aliénation suffisent. Ce sont les arguments mis en avant par les évêques pour contrer la GPA. En effet, la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE) a publié le 23 février 2015 un Avis sur la gestation pour autrui, pratique comparée par les évêques à « une forme de traite d’êtres humains » : tous les types de GPA constituent une atteinte grave à la dignité humaine de ceux qui sont impliqués dans cet échange, estime cet avis, mettant en cause « l’emprise sur le corps de la mère porteuse », voire son « aliénation ».
Ce sont ces mêmes arguments qui ont été repris ad nauseam et de manière pamphlétaire dans l’arène politique. Désormais, il ne sera question que « d’esclavage », de « marchandisation du corps », de « trafic des femmes», de « vente d’enfants », « d’utérus mercenaire », de « carnet de commandes », de « pratique eugéniste », de « déni contractuel de grossesse », de « volonté aliénée », de « bébés à la carte », « d’enfants génétiquement modifiés », de « pratique vétérinaire », de « tourisme procréatif», « d’industrie de l’enfantement sur commande », de « maternité artificielle » ou encore du « premier pas vers le transhumanisme », comme on peut le lire dans les revues juridiques et dans la presse généraliste.
La condamnation de la GPA atteint son paroxysme lorsque celle-ci est comparée aux pratiques nazies. Ainsi, le sénateur Henri Leroy (Les Républicains) déclarait en 2018 : « Il faut se souvenir que l’eugénisme a débouché, au siècle dernier, sur des expériences dramatiques, comme celles du professeur Mengele qui voulait manipuler les gènes pour arriver à une race parfaite. Quand on joue avec les gènes, on ouvre la porte à tous les détraqués. »
Ou encore Laurent Wauquiez qui, lors d’un discours prononcé cette même année devant des militants de Sens Commun, décrivait l’ouverture de la PMA aux couples de femmes ainsi : « Oui, c’est un engrenage et cet engrenage mènera nécessairement à la marchandisation des gamètes. Tout ceci a un nom, c’est l’eugénisme ; tout ceci a été fait par un régime, c’est le nazisme. »
Dans cette nouvelle configuration procréative, ce n’est plus la biologie, mais le projet parental qui semble déterminer la source de la filiation.
Or, loin du chaos et de l’apocalypse prédis par les idéologues, les études sociologiques s’accordent à souligner que les familles dont les enfants sont nés grâce à un don de gamètes ou à une GPA présentent le même niveau de bien-être et de qualité de leurs relations que les autres [4] et que les femmes qui portent un enfant pour autrui ne souffrent pas puisqu’elles ne se considèrent pas elles-mêmes comme mères de l’enfant.
De surcroit, « la femme porteuse, plus qu’une simple pourvoyeuse d’enfant, a intégré l’entourage amical des parents d’intention [5] ». Des recherches scientifiques ont mis en lumière les rapports qui se tissent entre les parents commanditaires et la gestatrice : « Ils se choisissent mutuellement, le profil psychologique, le mode de vie, les goûts (…) Une entente se noue entre la mère qui vit la grossesse par procuration et celle qui la vit dans son corps… [6] » Dans cette nouvelle configuration procréative, ce n’est plus la biologie, mais le projet parental qui semble déterminer la source de la filiation.
Comment expliquer alors la panique morale provoquée par la GPA ? Qu’ont en commun les opposants à cette pratique aussi bien de gauche que de droite ?
La réponse à ces questions est à chercher au-delà du droit et de l’activité juridictionnelle. En dissociant la maternité du corps de la femme et en plaçant la volonté au cœur du dispositif parental, la GPA s’est attirée les foudres des courants antirationalistes, antilibéraux et technosceptiques (c’est dans cette veine que la critique heideggérienne de la technique est utilisée).
Dans cette croisade, la dignité humaine est systématiquement invoquée comme le seul levier possible contre la « loi du désir ». Pour ce faire, la notion d’indisponibilité du corps humain vient réactualiser la vieille conception canonique sur laquelle se fonde toute autorité. La dignité humaine est la part indisponible de l’Humanité dans chaque individu.
La méfiance à l’égard du progrès, la négation de l’autonomie individuelle, la haine du libéralisme (en tant que philosophie qui accompagne l’essor de l’individualisme) et de son corrélat, le « droit-de-l’hommisme » (n’oublions pas que Marx affirmait que l’idéologie des droits de l’homme était étroitement liée à l’économie capitaliste), responsables de la vague de narcissisme individualiste et des revendications infinies dénoncées par des nombreux intellectuels.
La réponse à ces questions est à chercher surtout dans l’inconscient collectif des élites françaises forgé par le personnalisme de Mounier (dignité de la personne humaine) et l’anti-libéralisme (nécessaire marchandisation du corps humain) au sein desquels se retrouvent les deux forces idéologiques de la France : le catholicisme et le marxisme, dans leur obsession commune contre l’individualisme et la haine de l’argent.
Le fervent catholique qu’était Mounier louait la critique marxiste de la démocratie libérale en soulignant que « les droits que donne aux citoyens l’État libéral sont pour un grand nombre d’entre eux aliénés dans leur existence économique et sociale ».
La critique provenant du féminisme matérialiste s’inscrit aisément dans cette tradition lorsqu’elle affirme qu’aucune femme ne peut librement consentir à la GPA en tant que « système organisé de la reproduction dans le cadre de la globalisation des marchés du corps humain ». Alors que l’on pourrait penser exactement le contraire, à savoir que c’est justement la rémunération qui permet à la femme porteuse de se détacher affectivement de l’enfant sans pour autant le traiter comme un objet, comme le montre Marlène Jouan.
C’est cette idéologie illibérale, cette nouvelle forme de la pastorale chrétienne (Foucault) qui a rendu fous les juges français (pour reprendre l’expression de Caroline Mécary) lesquels, s’affranchissant de la règle de droit, ont privé les enfants nés d’une GPA des droits les plus fondamentaux.
Après vingt ans de contentieux et cinq condamnations de la CEDH, la justice française a fini par faire ce que la société civile et le Docteur Geller avaient (quelle ironie du sort !) déjà fait auparavant. Avec toutefois une différence de taille : il faut maintenant disposer de beaucoup de moyens pour procéder à une GPA à l’étranger alors que jusqu’à la fin des années quatre-vingt, on pouvait le faire en France.
NDLR : Daniel Borrillo et Thomas Perroud ont récemment dirigé l’ouvrage collectif Penser la GPA aux éditions L’Harmattan.