Culture

Ne rouvrons pas les mêmes musées

Historienne de l'art

Les musées, qui doivent réouvrir le 19 mai en France, ont été cruellement fragilisés par la crise. L’occasion pourrait toutefois être saisie pour repenser ce qu’ils peuvent ou doivent être, à l’image de l’expérience exceptionnelle offerte par le Teshima Art Museum au Japon. Le lieu ne peut évidemment pas être reproduit à Paris, Berlin ou New York, mais il invite à penser les musées comme des îles, des haltes isolées et reliées, le lieu des sens renouvelés – des discours aussi, bien entendu, mais d’une manière infiniment discrète.

Il est, à l’autre bout du monde, un chapelet d’îles. J’y ai défait mon sac il y a quelques années, loin du tumulte, prenant pour asile, à l’orée de ce territoire marin, une maison ancienne sur laquelle veillaient deux discrètes figures d’ombre.

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Graviers, buis taillés, bassin d’eau claire, et un pin aux branches torves devant une lanterne de granit ; huit tatamis comme mesure de l’espace où s’enclore ; l’encoche usée de deux solives pour y faire glisser nuitamment les shoji ouvrant ou fermant l’alcôve au jour.

Devant ce belvédère, l’horizon : un unique plan de brume, gris, sans modulations, impalpable mais résolument occultant les jours de pluie – et l’idée, alors, de rien d’autre que d’un air saturé de gouttelettes en suspension – ; toute la profondeur d’un paysage immense, comme infini dans la répétition de ses parties lorsque, la pluie retirée, réapparaissaient au loin les îles vertes et la mer entre elles étagée, claire ou sombre selon les heures. Le soleil enfin, souvent variable, éclatant parfois, invisible à d’autres moments.

Au bord de la mer intérieure du Japon, le paysage s’offre en plans successifs. La dilatation et la rétractation de l’espace s’imposent au fil des jours et des variations de l’atmosphère. La déambulation y prend les allures du ressac. D’île en île, d’un ferry à l’autre, le parcours n’est jamais linéaire. Il faut se rendre ici pour accéder là ; revenir d’où l’on était parti pour prendre une autre liaison ; avancer et reculer, repartir dans une autre direction, progresser par petits bonds.

Il faut aussi savoir renoncer : pas de bateau aujourd’hui, demain non plus. Quand donc ? Qui sait. Reste le plus souvent à obliquer. À abdiquer et s’avouer fragile : non pas incapable, au sens propre du terme, mais tenu par des éléments que l’on ne saurait maîtriser. Reprendre le fil du ressac, et se laisser porter.

Ce mouvement est un dépouillement. Aller, venir dans un espace immense ou resserré, agrandi ou soudain opacifié, sans toujours savoir si l’on parviendra où l’on voulait se rendre, vous invite à reprendre barre sur d’autres réalités.

Voir, pour commencer. Voir le paysage comme une série d’amers d’une confondante similarité – îles vertes, eaux grises ou bleues, ciels à l’avenant que l’œil reconnaît peu à peu dans leur diversité, ou qu’il doit accepter de voir disparaître dans l’épaisseur du mauvais temps. Voir l’espace par les sens, entre visuel et tactilité : sentir les distances, les proximités, éprouver par le corps ce qu’il en coûte de déambuler, saisir de quoi l’espace est fait.

Accepter la nuit, aussi, sans métaphore mais non sans poésie, la nuit noire à découper en tranches serrées que l’Occidental ne connaît plus, pour qui elle est toujours éclairée. Voir sans toujours savoir, en somme, et se laisser porter dans le jeu des intervalles entre ce que l’on croit être venu observer.

Car l’on ne vient généralement pas dans ces lieux sans objet. Les îles de Naoshima, Teshima, Inujima, Shodoshima, pour n’en citer que quelques-unes, sont devenues de hauts-lieux de l’art, à la fois très arpentées et encore méconnues. Le folklore international de la visite culturelle s’y est implanté. Billets, horaires, dépliants, files d’attente et potelets, accueils à l’entrée et boutiques à la sortie signent la présence des musées. Mais en lieu et place de l’expérience attendue, si uniformisée de par le monde sous les formes dominantes – au choix – du temple des beaux-arts, du centre d’art contemporain ou du musée de société, rien d’exactement connu.

Jamais ailleurs qu’à Naoshima l’absence de gravité des reflets des bassins de Giverny n’est plus fidèle à l’esprit de Monet

Ici, trois tableaux – des Nymphéas de Claude Monet – plongés dans l’atmosphère diaphane d’un grand volume blanc où la lumière, et 700 000 tesselles de marbre de Carrare, départagent le haut et le bas d’une pièce aux angles effacés.

Là, le ciel découpé par quatre obliques de béton que l’on observe, assis, sans tout d’abord le réaliser, dans une pièce de James Turrell, Open Sky. Plus loin, le noir total d’un intérieur de temple où l’on se déplace à tâtons, et où se révèle à l’œil, après de longues minutes d’adaptation, un grand rectangle de lumière bleu foncé.

Du vide extraordinaire dessiné par l’espace et le béton coffré à l’intérieur d’une vieille maison de pêcheur sans qualité – le musée Tadao Ando – aux battements de cœurs anonymes accompagnés du grésillement d’une ampoule dans un baraquement isolé – les Archives du cœur de Christian Boltanski –, les îles de la mer intérieure de Seto offrent des instants insoupçonnés.

Le kitsch d’un bain traditionnel réinventé par un artiste y côtoie la savante simplicité de l’architecture d’Ando, les grandes structures créées sous terre pour abriter de l’art de petites habitations réaffectées, et l’habituelle consommation culturelle, connue, encadrée, maîtrisée, une perte de repères presque violente dans sa radicalité.

Le Teshima Art Museum en marque la plus grande extrémité. Que désigne encore le mot de musée quand un voile de béton ouvert au vent abrite, tout en courbes et en légèreté, quelques centaines de mètres carrés d’un sol lisse et poreux que l’on foule déchaussé, où se meuvent de leur propre volonté des gouttes d’eau qui s’y enfoncent ou s’en extraient, et que c’est là, précisément, tout le musée : de l’espace, de l’air, de l’eau, la nature alentour et le vent pour les traverser ? Que s’agit-il encore de conserver, quand la translation subreptice d’une goutte d’eau ouvre tout d’un coup à des sentiments inconnus ? quand les inflexions de la brise soulèvent de longs rubans qui ondulent, se tendent et reviennent à l’immobilité ? quand on ne sait plus que voir, et qu’il y a tant à sonder ? À quel public tout cela peut-il bien s’adresser ?

Expérience-limite. Oui, mais… à chercher du sens, on ne manquerait pas d’en trouver. Prenez ces Nymphéas. Visions picturales, décoratives et murales d’un peintre ayant dépassé le sommet de sa carrière et gagné au-delà une absolue liberté, ces grands tableaux ne sont pas rares à peupler les musées. « Rebuts » souvent éblouissants du projet abouti dans la double ellipse de l’Orangerie des Tuileries, ils accueillent le visiteur à Bâle, à Toledo, New York, Vienne ou Tokyo, à Honolulu comme à São Paulo, tous semblables et différents, tous encabanés, mis à distance, fièrement montrés.

Mais jamais ailleurs qu’à Naoshima l’absence de gravité des reflets des bassins de Giverny, aboutissement de longues années de recherche, n’est plus fidèle à l’esprit de Monet. Car comment recréer, loin des dizaines de mètres de peinture évoquant l’air et la lumière sur l’éphémère des fleurs naissant de l’eau, son désir d’y exprimer – ce sont ses mots – « l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage » où « les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus », de sorte qu’« à qui l’eût habité, cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri [1] » ?

Chaque goutte, chaque souffle, chaque cri d’oiseau et chaque craquement dans la forêt seront bientôt l’œuvre que sensiblement vous vous constituerez, dans et hors du musée.

Dans l’économie d’un discours muséal infiniment discret, dans l’effacement des repères et la fluidité des lumières, justement ; dans l’immensité d’une pièce où le fragment le plus petit, composant un sol de marbre mosaïqué, ne trouve de bornes à sa répétition que dans la disparition des frontières entre sol et plafond ; où l’œil se perd, où le corps s’étonne, où la peinture vibre et oppose, en un saisissant retournement, sa matérialité à la dissolution impérieuse de son contenant.

Ironie : l’on est sous terre [2], plutôt qu’à la surface de l’eau, et c’est vers nous aussi que la lumière descend. Le vert des plantes et des eaux flotte dans l’éther blanc, comme à chaque fois que Monet fait œuvre de décoration. Comme avec ses blancs Dindons (1874, musée d’Orsay), « inconsistants comme des rêves [3] », brossés vigoureusement sur l’herbe tendre du petit château de Montgeron. Comme sur la Norvégienne (1889, musée d’Orsay), barque perdue dans les algues vertes d’une rivière de l’Eure où pêchent les belles-filles de l’artiste, radieuses dans leurs robes immaculées. Comme sur le plan de tons verts sans exacte réalité que Monet parsème de Clématites diaphanes (1887, coll. part.), à l’heure où le jardin qu’il crée ne compte encore aucun plan d’eau.

Comme à chaque fois que l’artiste tente de dissoudre la paroi pour l’ouvrir à la rêverie, déployant par la peinture « une délicatesse de songe [4] » qui n’est autre, sans doute, que le sens sous-jacent d’une de ses recherches fondamentales – la quête du décoratif comme valeur picturale cruciale aux développements de son art, qui l’aura vu contribuer aux réflexions du XIXe siècle quant au rôle (menacé) du tableau sur le mur, avant d’ouvrir, par ricochets, des horizons fertiles que le XXe siècle a plusieurs fois contemplés [5].

L’écrire est l’affaire des historiens de l’art, et la chose passionnante, féconde, joliment ardue à s’y pencher réellement. Mais le ressentir devrait pouvoir être l’affaire de tous, et donner à l’éprouver celle des gens de musées. Or, que peut-on justement saisir – et peut-on même être réellement saisi, hormis sans doute à l’Orangerie, par ces grands Nymphéas inclus dans de longs parcours de visite, regardés par des foules mobiles un temps agglutinées, pris en sandwich dans les millefeuilles de vastes collections que des textes de surcroît décrivent, que des panneaux explicitent, que des guides décryptent ?

Assurément. Le nier serait absurde, tout autant que de se prononcer contre la richesse, la pédagogie et la complexité du discours que tiennent avec justesse un si grand nombre d’institutions. Reste que la puissance de la suggestion, à Naoshima, dépasse tout ce que, dans sa forme la plus courante, le musée peut exprimer.

Sonné par l’expérience de cette « chambre toute blanche [6] » qu’appelait déjà, pour de semblables œuvres de Monet, la très musicienne princesse de Polignac en 1889, le visiteur s’en extrait. Il fait quelques pas, passe un seuil, s’assoit, lève les yeux : le ciel ! le ciel magnifié brille ou chatoie, c’est selon les jours et les heures ; il est bleu, orangé, rose, à l’instar de ses reflets dans les tableaux de Monet.

Il est là, réel, physique, proche et pourtant éloigné, et l’on ne sait plus si James Turrell, qui l’a découpé, est un plasticien, un peintre ou bien… ou bien ce que vous devenez : moins un visiteur, sage et discipliné – « Ne pas toucher » – que l’acteur d’un récit artistique et personnel que le ressac, les ferries, les brouillards et les marées continueront à approfondir, à bercer, à transporter, peut-être même à contrarier dans ses appréhensions du monde, si changeantes, et peu à peu unifiées.

D’une île l’autre, dans l’air, la lumière, l’épaisseur de l’atmosphère qui lie les expériences et les perceptions, subsiste un peu de Monet. Et dans chaque goutte vivante, mouvante – « muante de vie [7] », pour citer Georges Clemenceau décrivant les Cathédrales du maître –, dans chaque flaque redessinée sous le voile de béton du Teshima Art Museum, la perception de l’œuvre et de l’art se trouve radicalement modifiée.

La parole reflue. Le temps s’efface. Chaque goutte, chaque souffle, chaque cri d’oiseau et chaque craquement dans la forêt seront bientôt l’œuvre que sensiblement vous vous constituerez, dans et hors du musée.

Monet, en 1909, disait à un critique : « S’il vous faut de vive force, et pour les besoins de la cause, trouver à m’affilier, rapprochez-moi des vieux Japonais : la rareté de leur goût m’a de tout temps diverti et j’approuve les suggestions de leur esthétique qui évoque la présence par l’ombre, l’ensemble par le fragment. […] L’indéterminé et le vague sont des moyens d’expression qui ont leur raison d’être et leurs propriétés ; par eux la sensation se prolonge ; ils formulent le symbole de la continuité [8]. »

Les îles de la mer intérieure de Seto, quelque cent ans après, réitèrent admirablement – presque miraculeusement – cette pensée. Ce sont des îles-musées. Tout y est musée précisément parce que, sans distinction, sans hiérarchies, et in fine sans réelle entrée ni sortie, tout y est vivant, tout y semble infini, tout y trouve un sens particulier : et l’art, et les villages revivifiés, et la mer et les sentiers qu’empruntent des visiteurs déboussolés.

Les musées devraient toujours être ces îles !

Cela va sans dire, Naoshima n’est ni New York, ni Berlin, ni Paris, et il ne s’agit pas ici de recettes à copier, ni même d’un modèle économique qu’il serait loisible de dupliquer. Mais les musées devraient toujours être ces îles ! Des haltes isolées et reliées, le lieu des sens renouvelés – des discours aussi, bien entendu, mais non des moulinets.

Sur le fil, peut-être est-il temps de trancher. Dans nombre de pays, les musées sont aujourd’hui fermés, parfois rouverts, cruellement fragilisés. Non essentiels ici, aliénables là. Ne les rouvrons pas tels qu’ils ont trop été : intégrés dans les logiques du troc (un prêt contre un prêt), du marché (expositions blockbuster pour caisses renflouées), du nombre (toujours plus grand : des visiteurs, des mètres carrés, du prix du billet…), du spectaculaire et du jetable (scénographies d’expositions, trajets d’avion, caisses de transport consommés, détruits, oubliés) et de l’efficacité (au nom de laquelle la science, âprement défendue par des équipes mobilisées, savantes et passionnées, est trop souvent malmenée, car il faut simplifier, faire vite, attirer).

Rouvrons-les réinventés. Cela passera par une apparente immobilité : des collections, à regarder là où elles sont ; des publics, à retrouver près des musées ; des évènements, à extraire du déferlement pour en augmenter la portée.

Cette stase vaut mieux que le vide abyssal que laissent les lieux de culture quand ils sont fermés, et mieux aussi que la surenchère qui, il y a peu, les agitait encore. Elle ne sera pas sans soubresauts, sans désir de tout multiplier, pour ce que le savoir et la beauté vivent dans le mouvement, les échanges et les circulations – on saura les convier. Mais elle peut – elle devrait – se penser dans le temps long, et s’y redéployer. C’est là un rendez-vous à ne pas manquer.

Les musées sont des lieux d’approfondissement de soi et du monde. Des microcosmes fragiles, récents en réalité, où le sensible et le savoir se côtoient, où la rencontre avec l’œuvre, avec l’objet, avec l’autre et l’ailleurs ne peuvent être ni simplifiés, ni précipités.

La crise actuelle enjoint à les repenser, avec imagination et quelque indiscipline, en-dehors des frénésies aliénantes où leur sens se dissout dans de chimériques exigences de performance, d’attractivité et de rentabilité. Elle invite à commencer par y faire renaître le primat de la sensation, de l’étonnement et du désir – de voir, de connaître et d’éprouver, de s’agrandir et de faire communauté.

Au musée, chacun est une île, et chaque visite un ressac : l’expérience d’un éloignement, pour mieux se retrouver. Ne rouvrons pas les mêmes musées !

 


[1] Roger Marx, « Les “Nymphéas” de M. Claude Monet », Gazette des Beaux-Arts, juin 1909, p. 529.

[2] Le nom du Chichu Art Museum, dont il est ici question, signifie littéralement « musée d’art dans la terre ». Il est en effet essentiellement enterré, quoique la lumière – zénithale – y tienne un rôle majeur.

[3] Paul Mantz, « L’exposition des impressionnistes », Le Temps, 22 avril 1877, p. 3.

[4] Maurice Guillemot, « Claude Monet », La Revue illustrée, 15 mars 1898.

[5] Voir notamment Romy Golan, Muralnomad, Paris, Macula, 2018 [1e éd. angl. 2009] et Monet in the 20th century, exposition tenue en 1998 au Museum of Fine Arts de Boston. Cette dernière suscita, dit-on, le désir de l’éditeur Soichiro Fukutake d’acheter les Nymphéas aujourd’hui présentés au Chichu Art Museum, et de leur faire bâtir cet écrin dont il est ici question.

[6] Lettre de John Singer Sargent à Claude Monet, Paris, juin 1889. Paris, musée d’Orsay, ODO 2007-1-163.

[7] Georges Clemenceau, « Révolution de cathédrales », La Justice, 20 mai 1895, p. 1.

[8] R. Marx, op. cit.

Marine Kisiel

Historienne de l'art, Conseillère scientifique à l'Institut National d'Histoire de l'Art

Notes

[1] Roger Marx, « Les “Nymphéas” de M. Claude Monet », Gazette des Beaux-Arts, juin 1909, p. 529.

[2] Le nom du Chichu Art Museum, dont il est ici question, signifie littéralement « musée d’art dans la terre ». Il est en effet essentiellement enterré, quoique la lumière – zénithale – y tienne un rôle majeur.

[3] Paul Mantz, « L’exposition des impressionnistes », Le Temps, 22 avril 1877, p. 3.

[4] Maurice Guillemot, « Claude Monet », La Revue illustrée, 15 mars 1898.

[5] Voir notamment Romy Golan, Muralnomad, Paris, Macula, 2018 [1e éd. angl. 2009] et Monet in the 20th century, exposition tenue en 1998 au Museum of Fine Arts de Boston. Cette dernière suscita, dit-on, le désir de l’éditeur Soichiro Fukutake d’acheter les Nymphéas aujourd’hui présentés au Chichu Art Museum, et de leur faire bâtir cet écrin dont il est ici question.

[6] Lettre de John Singer Sargent à Claude Monet, Paris, juin 1889. Paris, musée d’Orsay, ODO 2007-1-163.

[7] Georges Clemenceau, « Révolution de cathédrales », La Justice, 20 mai 1895, p. 1.

[8] R. Marx, op. cit.