Politique agricole : au-delà de l’accumulation fordiste, pour un programme rouge et vert
L’agriculture française va mal. La politique agricole, qu’instituent l’État français et les autorités européennes, la détruit. Le monde agricole est le lieu d’une double dynamique, qui s’accentue depuis la fin des années 1990 : l’accumulation du capital économique par une élite, qui alimente l’expropriation de la majeure partie des agriculteurs [1].
Ni hasard, ni fatalité : cette double dynamique est organisée et soutenue par les principales institutions – des mesures politiques précisément – qui régulent l’économie agricole. Celles-ci bénéficient en France de vifs supports : dans le champ économique, dans la bureaucratie agricole, dans le monde partisan, les agents qui occupent des positions dominantes tirent profit du régime d’accumulation qui commande la structure du monde agricole.
À n’en pas douter, les négociations récentes tenues à Bruxelles, Strasbourg et Paris sur la Politique Agricole Commune (PAC) ne seront d’aucun secours. Dans la continuité de la réforme engagée en 1992, celle qui a été édictée vise – conformément au dogme libéral – à faire que la prise en charge des « biens publics » (environnementaux) devienne à terme l’enjeu principal de l’action publique agricole.
Une élite agricole s’érige sur les tombes de ses collègues. Une alliance dominante – entre acteurs issus de segments dominants de l’espace social – orchestre le procès. Est-ce à dire que l’agriculture française est condamnée ? Nous pensons pour notre part que celle-ci a un avenir. À condition toutefois de réviser en profondeur les institutions qui régulent son économie politique.
Cet avenir peut, dans un premier temps du moins, se dessiner dans un cadre capitaliste. Mais il faut pour cela se débarrasser de fausses illusions : la promesse libérale que portent notamment fonctionnaires européens et économistes agricoles selon laquelle le « marché », principe régulateur jugé le meilleur, est susceptible de faire advenir une agriculture socialement désirable ; la fable d’une agriculture française « performante » qu’énoncent ad nauseaum celles et ceux qui ont intérêt à voir perdurer le modèle actuel.
Cet article procède en deux temps : d’abord, nous esquisserons les institutions qui gouvernent l’accumulation dans le monde agricole depuis les années 1990. Mener un tel exercice permet de montrer que le fordisme en agriculture a toute son actualité et que l’accumulation fordiste détruit tant le monde agricole que les écosystèmes.
Ensuite, nous présenterons, après avoir dessiné les contours d’une potentielle alliance anti-hégémonique, les principaux piliers d’une « autre » économie agricole – saine, rentable et durable : celle-ci serait faite par des agriculteurs qui auraient retrouvé leur fonction sociale en redevenant des artisans majeurs de la conservation des vies humaines et naturelles.
L’accumulation fordiste, moteur de la destruction de l’agriculture et des écosystèmes
Commençons par quelques faits [2]. La population agricole française se réduit comme peau de chagrin. Sa part dans la population active décline continuellement : 11 % en 1973, 6,1% en 1990, 3,4% en 2010, 2,3% en 2017. De 2000 à 2016, le nombre d’entreprises a baissé d’un quart, passant de 538 270 à 430 700.
Cette première tendance s’accompagne d’une seconde, l’accumulation du capital économique (des moyens de production : salariat, terres, cheptel, etc.) dans des unités de production toujours plus grandes. Les unes (viticulture, horticulture, aviculture, élevage porcin) concentrent le salariat, les autres (grandes cultures et élevages allaitants) ont la mainmise sur le foncier.
Au début des années 2000, les grandes entreprises – qualifiées de firmes par certains – constituaient déjà 10% des exploitations agricoles : elles employaient à elles seules 28% de la main d’œuvre salariée et commercialisaient 30% de la production brute standard nationale. L’évolution du taux moyen d’endettement des entreprises constitue un bon indicateur de la dynamique historique d’accumulation dont le champ agricole est le lieu : de 18% en 1987, il passe à 35% en 1995 pour atteindre 40% et 42% en 2011 et 2018 [3].
Accumulation et expropriation sont ainsi les deux faces d’une même pièce. Quelles en sont les moteurs ? Deux fausses pistes sont à écarter. La première, fondée sur la théorie économique dominante, représente le monde économique comme un espace clôs : la concurrence entre les entreprises sélectionnerait les seules compétitives. Suivre une telle piste, c’est refuser de considérer que l’économie agricole est structurée par des institutions (dont des mesures politiques) qui favorisent certains agriculteurs aux dépens d’autres. Ainsi ceux qui se représentent comme le fleuron de l’agriculture française – les cultivateurs, producteurs de blé par exemple – bénéficient historiquement des niveaux de soutiens publics parmi les plus élevés en France mais aussi en Europe.
La seconde fausse piste à écarter pour analyser la dynamique d’accumulation que connaît le monde agricole français est celle qui vise à interpréter ses transformations en évoquant les processus surplombants que sont la « globalisation » et l’« européanisation ». Les agriculteurs français, parce que confrontés à la concurrence internationale, n’auraient d’autres choix que d’accumuler des moyens de production nouveaux. Esquisser, comme nous allons le faire maintenant, le régime d’accumulation qui commande la structure du champ agricole contemporain conduit au contraire à montrer que bon nombre de ses composantes plongent leurs racines en France. C’est dire que dans ce même pays se situent des supports politiques puissants.
L’accumulation débridée dont le champ agricole contemporain est le lieu n’est autre que le prolongement du modèle de développement agricole institué dans les années 1960. Expression du fordisme en agriculture, il reposait sur la figure du « producteur spécialisé » chère aux élites de la FNSEA et des Jeunes agriculteurs de naguère : entré dans la « modernité », le paysan devenu agriculteur est depuis producteur de quelques matières premières standardisées (lait et viande bovine, ou blé et tournesol par exemple) que commercialisaient des entreprises de négoce, de statut coopératif ou non.
Au même moment, l’institutionnalisation des prix administrés, en France puis en Europe, a favorisé la généralisation du crédit, donc celles de l’investissement et de l’endettement. Au total, division du travail et investissement ont alimenté un accroissement massif de la productivité des exploitations par l’intensification des moyens de production.
Survenues dès les années 1970, les crises induites par le modèle de développement fordiste ont conduit à la réforme de la PAC. Surplus (les « montagnes de beurre »), envolée budgétaire (coût croissant de la PAC), dégradation de l’environnement naturel et guerre commerciale (entre l’Europe et les États-Unis) ont eu raison des prix administrés – le principal instrument de la PAC originelle.
L’heure est à la libéralisation des échanges agricoles : la grande réforme de 1992, alimentée discrètement par l’État français, a condamné la régulation à l’ancienne, démantelant le triptyque « prix administrés, stockage public, subventions aux exportations » qui avait si largement bénéficié aux fractions productivistes de l’agriculture française.
Pour ses chantres, économistes agricoles et fonctionnaires européens adeptes de la théorie néoclassique en tête, la libéralisation des échanges agricoles devait largement balayer l’agriculture du fordisme. Désormais soumis à la loi de la demande, les agriculteurs produiraient en fonction des souhaits qu’exprimeraient les « consommateurs ». À l’agriculture productiviste, orientée vers une production standardisée, devait succéder une agriculture dans laquelle les producteurs offriraient des produits aux qualités différenciées que certifieraient des labels publics (Appellations d’origine protégée, Agriculture biologique…) et privés (Demeter, Nature et Progrès, …).
Il se trouve cependant que l’histoire, du moins en France, a invalidé le pronostic. Si les productions sous signes officiels de qualité ont connu une expansion depuis le début des années 1990, elles sont loin de constituer le cœur de l’agriculture française.
Ainsi, pour s’en tenir aux principaux labels officiels, les productions sous appellations d’origine protégée et sous agriculture biologique représentaient respectivement 2,3% et 4% de la production agricole commercialisée en 2018 [4]. En outre, les productions sous signes officiels de qualité sont loin de garantir une rupture avec le modèle fordiste, leur développement (très relatif donc) allant de pair avec l’évidement de leurs cahiers des charges [5].
Nous tenons ici un premier élément d’analyse de la dynamique d’accumulation que connait le champ agricole français. La quasi-totalité des agriculteurs, des producteurs de quelques matières premières standardisées, sont enfermés dans un schéma économique dans lequel les niveaux de profit dépendent des volumes produits. Pour augmenter leurs revenus, ils cherchent donc à accumuler des moyens de production nouveaux (terres, cheptel, machinisme, intrants etc.) pour générer des volumes toujours plus importants.
À ce premier élément d’analyse, fruit de l’héritage fordiste, s’en ajoute un deuxième, qui tient aux rapports qu’entretiennent les agriculteurs avec les entreprises de négoce (de statut coopératif ou non). Alors qu’ils devenaient des producteurs spécialisés, les paysans de naguère se plaçaient sous la dépendance des entreprises qui leur fournissaient leurs intrants (semence, pesticide ou engrais par ex.) et achetaient leurs produits. Les années 1990 ont été le théâtre de l’accentuation de cette position de sujétion, pour deux raisons principales dont les effets se cumulent.
La première tient à la polarisation des entreprises de négoce. Les agriculteurs, qui généralement organisent leur vie sur la base de leur héritage familial, font face à des entreprises qui, dans leur segment de production, comptent parmi les leaders européens et mondiaux. Des oligopoles ont, pour chaque segment de production, la main sur la collecte : ainsi, la collecte du lait est dominée par une poignée d’entreprises, dont Lactalis [6]. De même, la collecte céréalière, jusqu’alors partagée entre l’entreprise Soufflet et des coopératives régionales, est désormais dominée par le groupe coopératif In Vivo (qui a racheté Soufflet).
Cette polarisation, encouragée et saluée par l’État français, permet aux entreprises de négoce d’imposer leurs prix aux agriculteurs, de manière outrancière et outrageuse : les premières achètent régulièrement aux seconds leurs produits à un prix inférieur à leurs coûts de production ! L’asymétrie des forces est telle que, dans certains segments de production, des « listes noires [7] » permettent aux négociants de mettre au pas toute velléité de rébellion des producteurs : ainsi, celui qui, en bisbille avec sa laiterie, décide de frapper à la porte de son concurrent ne trouvera pas acheteur pour son lait.
Si une telle asymétrie des forces est possible, c’est que les pouvoirs publics – l’État français en tête – l’appuient. Pas seulement en édictant un arsenal juridique permettant la polarisation des entreprises de négoce (cas par exemple des lois sur la filialisation pour les coopératives) ou en ayant une interprétation lâche du droit de la concurrence, mais aussi en se refusant à organiser les marchés agricoles.
On en vient à la seconde raison de l’accentuation de la position de sujétion des agriculteurs à l’égard des entreprises de négoce. Le démantèlement des instruments de régulation de la PAC, auquel l’État français a discrètement apporté sa contribution, a eu pour effet de priver les agriculteurs de leurs atouts de jadis dans le rapport de forces qui les oppose aux négociants.
L’État français a parachevé le détricotage en privant au début des années 2000 les interprofessions, lieux de négociation traditionnels, du pouvoir de donner des indications sur les prix (en matière de viande bovine et de lait). L’adhésion à l’imaginaire libéral est manifeste. Ceux qui dominent l’État se refusent à organiser les marchés agricoles, préférant une régulation dite « contractuelle », en dépit de son inefficacité pour stabiliser et relever les prix payés aux producteurs. En témoigne la loi EGAlim promulguée sous la présidence Macron.
La panoplie d’actions de l’État français se soumet au marché et à ses présupposées vertus : « régulation contractuelle », prise en charge des asymétries d’informations (via les labels par exemple), prise en charge des biens publics (via les mesures environnementales par exemple). Résultat : les agriculteurs, eux, sont pieds et poings liés aux grands groupes alimentaires.
Comment donc survivent-ils ? Grâce à la politique agricole et à ses aides aux revenus. Depuis la fin des soutiens par les prix administrés, celles-ci, qui représentent bon an mal 70% du budget agricole européen, forment en bout d’exercice les résultats économiques de bon nombre d’exploitations agricoles françaises, à hauteur de 100% et parfois plus pour les grandes cultures et pour les élevages de viandes bovine et ovine.
Le budget agricole étant à peu près constant mais le nombre d’agriculteurs ayant chuté drastiquement, la part des aides publiques dans les résultats des exploitations a grandement augmenté. Sans ces aides aux revenus, les agriculteurs qui sont enfermés dans le schéma de production fordiste ne seraient plus. Grand paradoxe de la « libéralisation » des échanges agricoles : les agriculteurs, assujettis à leurs négociants, sont désormais sous la dépendance financière des pouvoirs publics.
Nous tenons ici un troisième et dernier élément d’analyse de la dynamique d’accumulation que connaît le champ agricole français. Les aides aux revenus, sans lesquelles la quasi-totalité de l’agriculture française s’effondre, sont allouées en fonction du capital économique dont disposent les agriculteurs en exercice. Ceux qui auparavant ont accumulé terres et cheptel bénéficient des montants d’aides les plus importants. La politique agricole, édictée à Paris et en Europe, récompense financièrement et symboliquement les agriculteurs qui ont su accumuler [8].
Le bon agriculteur de la politique agricole n’est pas celui qui se distingue par ses pratiques agronomiques, zootechniques ou commerciales, mais celui qui – par son comportement de prédation – s’est accaparé les terres de feu ses collègues voisins.
Ceux qui dominent en France l’administration agricole auront beau jeu de se défendre, disant qu’ils ne sont que les simples exécutants de règles européennes inégalitaires. L’histoire de la PAC montre cependant que les enjeux d’égalité n’ont jamais constitué la priorité des gouvernements français dans les négociations bruxelloises, à droite comme à gauche, et que la mise en opération des règles européennes en France a toujours visé la reproduction de la hiérarchie de ses bénéficiaires – au premier rang desquels figurent les cultivateurs. Le mandat de Stéphane Le Foll n’a guère tranché : il s’en est suffi d’une mauvaise récolte céréalière pour rabaisser ses (modestes) ambitions égalitaristes. Les arbitrages récents faits à Paris en témoignent : Julien Denormandie, actuel ministre, ne se montre guère plus volontariste, se contentant de prolonger les orientations de son prédécesseur.
Production standardisée, sujétion des agriculteurs aux négociants, allocation des aides publiques en fonction du capital économique : l’accumulation est débridée ; en conséquence de quoi l’expropriation bat son plein. Mais ce n’est pas tout : l’accumulation fordiste détruit aussi les écosystèmes. L’historiographie environnementale des Trente glorieuses est sur ce point désormais établie.
Dans le cas de l’agriculture, le schéma économique qui vise à relever ses niveaux de profit en augmentant les volumes produits conduit à l’intensification des moyens de production par une consommation accrue d’« intrants » (engrais, pesticides, aliments, produits vétérinaires). Des indicateurs solides attestent que l’accumulation qui frappe le monde agricole s’accompagne d’un accroissement de l’intensification.
Ainsi, concernant les grandes cultures, la France se distingue toujours par sa grande consommation de pesticides (la France comptant parmi les principaux pays consommateurs en Europe et dans le monde), dont les effets délétères sur l’état des sols, rivières, nappes phréatiques, sur la qualité de l’air et sur la biodiversité ne sont plus à démontrer. Ainsi, concernant la production laitière, la concentration depuis le début des années 2000 est allée de pair avec une augmentation de la part du maïs-ensilage dans les assolements [9].
Nous y voilà : l’accumulation fordiste, qu’orchestrent État français et Union européenne, détruit agriculture et environnement naturel. Belle politique agricole que celle qui organise l’expropriation des agriculteurs au profit d’une poignée d’élites et qui compromet la conservation des vies naturelles et humaines ! On le comprend maintenant plus clairement : offrir un avenir à l’agriculture française, c’est changer de politique agricole.
Au-delà des fausses illusions : pour un programme rouge et vert
Tôt ou tard, il nous faudra changer de modèle agricole. Certes parce qu’il détruit l’agriculture et l’environnement naturel, et qu’il menace par là même les conditions mêmes de la pratique agricole (disparition des pollinisateurs, dégradation de la qualité des sols, …). Mais aussi parce qu’il présente une faible rentabilité économique – en dépit de ce que clament ceux qui en sont les partisans.
Quand on sait que, historiquement, les cultivateurs français (céréaliers en tête) se sont taillés la part du lion dans les budgets de la PAC, s’arrogeant les montants d’aides parmi les plus élevés en Europe (et sans doute dans le monde), il est difficile de ne pas penser que l’excellence professionnelle qu’ils prétendent incarner – qu’exprimerait leur « compétitivité » sur les marchés internationaux – tient davantage à leur pouvoir politique qu’à leurs compétences agronomiques et commerciales.
Encore plus quand on sait que, résultats comptables à l’appui, les cultivateurs français présentent une relativement faible compétitivité comparativement à leurs homologues européens quand bien même ils disposent de conditions agronomiques jugées d’ordinaire exceptionnelles. Qu’importe ! Le régime d’accumulation dont nous avons tracé les contours trouve en France de puissants supports.
D’abord dans le monde professionnel : les représentants des associations spécialisées (de grandes cultures notamment mais aussi d’élevage bovin) qui dominent les bureaux de la FNSEA comptent parmi les principaux. Eux qui parfois président des groupes industriels et financiers (cas du président de l’association générale des producteurs de blé aussi président du groupe Céréaliers de France, cas du président de la fédération des oléo-protéagineux aussi président d’Avril) se donnent pour mission de faire advenir un programme énoncé clairement, « la compétitivité par le tonnage [10] », qu’implique selon eux deux conditions : lever les « contraintes environnementales » et « réorganiser les exploitations ». La messe est dite.
Quelles que soient ses conséquences (destruction de l’agriculture et de l’environnement naturel, gaspillage de l’argent public), ceux pour qui le modèle fordiste a été la clef du succès personnel œuvrent à le faire perdurer.
Ils trouvent de bons alliés au sein de l’administration agricole, notamment en son segment fort, la Direction Générale de la Performance Économique et Environnementale des Entreprises (DGPE). Gestionnaire du budget de la PAC, elle est – aujourd’hui peut-être plus qu’hier, ses compétences ayant été élargies – le lieu des grandes carrières administratives agricoles. Elle est aussi le lieu où un seul et même corps règne en maître, celui des Ingénieurs des Ponts, Eaux et Forêts (IPEF), principalement issus des écoles d’agronomie.
Le fordisme a fait leur succès d’hier, il fera leur succès de demain, mais dans une forme quelque peu revisitée : les « productions » laissent place aux « filières » ; les agriculteurs s’effacent au profit des autres entreprises de la chaîne alimentaire. Un habillage environnemental (façon modernisation écologique) pare le discours économique : l’action publique vise la « double performance », économique et environnementale des entreprises.
Enfin, le régime d’accumulation que nous avons esquissé trouve des supports puissants au sein du monde partisan. Les profils des ministres et de leurs conseillers se distinguent selon leur orientation partisane, exprimant des stratégies politiques différentes, mais leurs actions convergent : les uns (à droite), principalement issus des cercles partisans, cajolent une clientèle électorale ; les autres (à gauche), principalement issus de l’administration agricole, gèrent la stabilité gouvernementale et les équilibres économiques.
Entre ces trois fractions d’agents, les va-et-vient sont plus que fréquents : les parcours des directeurs de la DGPE en attestent : principalement des hommes, principalement des IPEF, principalement des agents qui ont servi en cabinet ministériel et qui parfois (ceux marqués à droite) partent pantoufler dans le segment dominant de l’espace agricole, notamment à la tête du groupe Céréaliers de France.
Dans un tel contexte, défaire le régime d’accumulation fordiste, changer de politique agricole, c’est faire émerger une contre-alliance, qui est envisageable. Les supports politiques en France existent. Dans le monde agricole, il y a le syndicalisme de gauche (la Confédération paysanne), les agriculteurs biologiques (la Fédération nationale des agriculteurs biologiques) et le réseau agriculture durable par exemple. Dans le monde associatif, il y a les organisations environnementalistes, consuméristes et altermondialistes.
Il « suffirait » que les élites partisanes cessent de servir les représentants des associations spécialisées qui règnent sur la FNSEA : qui représentent-ils, eux qui – aujourd’hui comme hier – comptent parmi les principales forces de destruction de l’agriculture française ? Le fait, fort peu discutable, étant établi, ceux qui se disent incarner la « profession » apparaissent tels des colosses aux pieds d’argile.
Sortir de l’accumulation fordiste, mais pour aller où ? À n’en pas douter, tout changement efficient n’adviendra que par un changement de modèle de production. À ce propos, il faut repousser le discours sur la coexistence entre différents modèles d’agriculture (qu’il s’agisse d’agriculture biologique et conventionnelle, de circuits courts et circuits longs, etc.), très prisé dans les cercles officiels et académiques. Ce discours n’est là que pour légitimer le modèle dominant qui, compte tenu des comportements prédateurs intrinsèques à l’ethos capitaliste, détruit – au mieux cantonne – les modèles alternatifs. Ne parlons pas de l’« agriculture de précision » ou de l’« agriculture numérique » qui ne sont que des béquilles apportées au modèle fordiste, lui apportant un supplément d’âme environnementaliste, tout en accroissant la dépendance financière des agriculteurs.
Soigner les maux que suscite le modèle fordiste, faire advenir une agriculture rentable, saine et durable, implique, c’est notre première proposition, d’agir sur l’offre agricole. Jamais une demande massive pour une agriculture de qualité n’émergera de manière spontanée : c’est pourquoi nous proposons de réserver la totalité des aides publiques aux agriculteurs pratiquant l’agriculture biologique (dans sa version stricte).
Des études sérieuses ont montré, de longue date maintenant, ses bénéfices à la fois économiques, sociaux, environnementaux et sanitaires [11]. Des cahiers des charges, proches de l’agriculture biologique mais s’autorisant quelques traitements chimiques de secours, pourraient servir de marchepied pour une telle évolution (cas de l’agriculture économe-autonome). Cette première proposition visera donc à allouer un paiement à ceux qui pratiquent l’agriculture biologique (un paiement alloué au travailleur – agriculteur ou salarié, pas à l’hectare).
Notre deuxième proposition vise à agir sur l’installation en agriculture. Considérant que la politique actuelle soutient principalement les prétendants les plus dotés en capital (foncier notamment) qui se conforment au schéma fordiste, il s’agira au contraire de soutenir exclusivement les candidats qui entendent pratiquer l’agriculture biologique et qui, dans une certaine mesure, développent des projets de production ajustés aux besoins alimentaires des territoires dans lesquels ils s’inscrivent.
Une telle politique d’installation en agriculture demanderait une réforme profonde de la politique foncière : si celle-ci a pour objectif premier l’installation, les organismes (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) qui assurent la gestion du foncier agricole exercent un contrôle très marginal sur les transactions de terres, quand ils ne se détournent tout simplement pas de leur mission de service public. Un contrôle élargi des échanges fonciers, recentré sur l’installation des agriculteurs, est la condition d’une véritable politique d’installation.
Notre troisième proposition vise à agir sur la distribution territoriale des productions. Aujourd’hui, les territoires agricoles sont spécialisés, mais cette spécialisation ne tient compte ni des besoins alimentaires des territoires, ni même souvent de leurs potentiels agronomiques (pensons que la Bretagne est en France la première région productrice de tomates…).
Or, un approvisionnement à dominante locale des centres de consommation permettrait de favoriser la complémentarité entre élevages et cultures, clef d’une agriculture durable, tout en limitant les coûts énergétiques des transports. Planification et contractualisation permettraient de localiser les productions en fonction des besoins alimentaires. Une politique d’installation renouvelée servirait pour cela de levier (en favorisant l’installation de candidats désireux de développer des projets agricoles tournés vers les besoins des territoires).
Ajuster la production alimentaire aux besoins des territoires nécessiterait de repenser la formation agricole qui, substrat du modèle fordiste, repose aujourd’hui (encore) sur deux parcours principaux – « production végétale » et « production animale » – de manière à ce que les agriculteurs de demain aient les armes pour produire, mais aussi transformer et commercialiser leurs productions. Un tel objectif nécessiterait aussi que les pouvoirs publics aident massivement la création d’ateliers de transformation, individuels et collectifs.
Notre quatrième et dernière proposition est d’instituer des rapports de commercialisation justes. Comment est-il possible que des collecteurs tels que Lactalis achètent aux éleveurs leur production à un prix inférieur à leurs coûts de production ? De manière cyclique dans l’histoire, les États, dont l’État français, ont régulé les marchés agricoles du fait de la rigidité de l’offre et de la volatilité des cours induites par les aléas climatiques. Il s’agirait ici que l’État français, en France et au-delà, joue son rôle, favorisant la définition de prix qui rémunèrent correctement, de manière juste, le travail agricole.
Actuellement, la politique menée ne fait, sur la base des deniers publics qui maintiennent les agriculteurs en (sur)vie, qu’enrichir les entreprises de négoce et/ou de transformation qui, pour certaines d’entre elles, ont connu une formidable expansion. Les effets dérisoires de la loi EGAlim de 2018 sur les prix payés aux agriculteurs par les entreprises de négoce et/ou de transformation en témoigne : un véritable rééquilibrage des rapports de forces ne découlera pas de textes visant à encadrer des accords « volontaires ». Agir sur les prix agricoles impliquerait de ré-instituer des outils bien connus, instances de négociation des prix (dans l’esprit de ce que faisait l’interprofession laitière jusqu’en 2009, avant que l’État français ne lui interdise de donner des recommandations) et stockages publics (pour retirer les surplus du marché de manière à faire remonter les cours).
Les revenus agricoles seraient, dans cette logique, constitués d’un paiement par travailleur (pour ceux qui pratiquent l’agriculture biologique) et de prix rémunérateurs. Enfin, l’application sans entrave de la politique de la concurrence (nationale et européenne) aux entreprises de négoce et de transformation réduirait la concentration de l’offre alimentaire (et le sentiment d’impunité qui est son corollaire), qui ne sert que les intérêts des plus grandes d’entre elles.
Faire advenir ces propositions permettrait de tracer un futur pour une agriculture saine, rentable et durable dans laquelle les agriculteurs – nombreux – seraient des artisans de la conservation des vies humaines et naturelles. De telles propositions trouveraient, à n’en pas douter, des soutiens nombreux en France. Si elles s’écartent de l’esprit libéral et de ses croyances dans les vertus (supposées) du marché, elles font cependant le pari qu’une agriculture meilleure peut être développée dans le cadre des institutions capitalistes. De plus, elles ne concernent dans le fond qu’une réforme profonde de la politique agricole, l’allocation d’un paiement par travailleur agricole en complément de prix rémunérateurs permettant de ne pas surenchérir les coûts de l’alimentation (n’impliquant donc pas une hausse des salaires).
À un certain niveau et dans une certaine mesure, les pistes esquissées croisent celles issues des analyses produites par France stratégie, qui, en 2018, a réuni un groupe de travail présidé par les économistes Jean-Christophe Bureau et Pierre Dupraz. Des convergences sont à relever : la volonté d’instituer un paiement par travailleur agricole ou bien de soutenir l’agriculture biologique notamment. Au demeurant, nous nous opposons à la philosophie de leur rapport qui, fondée sur la théorie économique dominante, fait du marché l’alpha et l’oméga de la vie économique et sociale.
Les traditions de sciences sociales à partir desquelles nous déployons notre réflexion montrent que les marchés sont des construits sociaux que génèrent des rapports de forces historiquement situés. « Offre » et « demande » n’émergent ni ne s’équilibrent spontanément. De fait, nos propositions visent à agir tant sur l’une que l’autre. De même, nos propositions ont pour objectif d’agir sur les rapports de commercialisation entre agriculteurs et négociants/transformateurs, considérant l’asymétrie de leurs positions comme fondamentalement injustes – injustices qu’il incombe à l’État de combattre.
À n’en pas douter, faire advenir un tel modèle de développement impliquera une action politique volontariste. C’est la condition pour se défaire d’un régime d’accumulation qui détruit, à grands renforts d’argent public, l’agriculture et l’environnement naturel. Celles et ceux qui dominent le champ professionnel – dévoyant leur mission syndicale – comptent pour leur action politique parmi les principales forces de destruction.
Localement, dans les communes, les agriculteurs qui restent enfermés dans le schéma de production fordiste, par leur comportement de prédation (captation du foncier notamment), entravent le renouvellement générationnel. De tels agriculteurs, pour répondre à l’exploitation qui est faite de leur travail, s’attaquent à leurs collègues qu’ils détruisent – et non à ceux qui les exploitent !
Il est dans la vie fréquent de se tromper de cible, mais jusqu’à quand et jusqu’à où ? Nul déterminisme ne condamne l’agriculture française. Un avenir meilleur est clairement possible, à condition de destituer celles et ceux qui, occupant des positions dominantes dans le monde économique, l’État et les partis politiques, tirent profit, comme jadis leurs ainés, d’un régime d’accumulation profondément destructeur.