Société

Le poids du droit, le choc des photos

Juriste

Censuré par le Conseil constitutionnel, l’ex-article 24 de la loi sécurité globale ne venait combler aucune lacune en matière droit à l’image. Mais le faux débat qui a eu lieu s’est engagé au détriment d’une nécessaire réflexion globale sur le droit à l’image pour tous, notamment à l’heure des réseaux sociaux.

Un choc. Un face à face redoutable. La confrontation de deux droits essentiels visant à protéger la personne et son image d’un côté et d’assurer le déploiement nécessaire dans toute démocratie de la liberté d’information de l’autre. Un choc des titans, intervenant habituellement dans l’ombre des palais, révélé au fil des décisions qui opposent des parties peu ou prou célèbres, des décisions rapidement oubliées du grand public.

Mais depuis quelques mois, la bataille entre ces deux droits bénéficie d’une médiatisation redoutable : la proposition de loi sécurité globale controversée a ainsi eu pour mérite de mettre à l’honneur un sujet insuffisamment valorisé en comparaison des enjeux pourtant essentiels et des atteintes considérables causées à l’image de la personne. Après un départ houleux, cette proposition de loi comportant le célèbre article 24 a finalement été adoptée, sans faire l’unanimité, a changé de nom, pour devenir la rassurante « Loi pour un nouveau pacte de sécurité respectueux des libertés » puis finalement a connu le 20 mai dernier une large censure par le Conseil constitutionnel, notamment de l’article 24 pourtant réécrit par le Sénat.

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Ainsi, cette confrontation récente entre la liberté d’information et la protection de l’image invite à s’interroger : fallait-il offrir une nouvelle loi au droit français pour le rendre mieux à même d’atteindre un équilibre dans la protection de ces droits ?

Comme pour toute personne, et a fortiori parce qu’elles sont confrontées plus que d’autres à des violences dans le cadre de leur activité professionnelle, les forces de l’ordre doivent incontestablement bénéficier d’une protection lorsque la diffusion de leur image vise à inciter à la violence à leur encontre. Toutefois, l’article 24 de la loi sécurité globale qui a fait l’objet d’âpres discussions est à notre sens inutile, des outils permettant la sanction de la diffusion de l’image existant d’ores et déjà.

En revanche, une réflexion d’ensemble sur la protection de l’image en France devient, elle, plus que souhaitable. Une réflexion qui cette fois ne tirerait pas profit de l’opposition entre des catégories mais, au contraire, s’intéresserait à la force de l’unité.

Un texte inutile au regard de l’arsenal législatif existant

En droit français, il existe des protections de l’image issues de l’interprétation des textes existant au sein du code civil, du code pénal et de la loi de 1881 sur la liberté de presse. Cette protection présente le mérite d’être unitaire, c’est à dire qu’elle ne crée pas de distinction entre les personnes protégées : chacun et chacune a le droit de disposer de son image et de s’opposer à sa libre disposition par quiconque. Revenons ainsi un instant sur les règles du droit actuel, en précisant les limites de son exercice lorsqu’intervient une rencontre entre protection de l’image et liberté d’expression.

Le code civil contient la construction prétorienne de la protection de l’image. Son article 9 constitue la pierre angulaire de la protection de l’image de toutes les personnes. À partir de cette disposition, les juges français ont progressivement construit une protection spécifique de l’image des personnes qui s’est autonomisée de la protection de la vie privée. Pour le formuler autrement, votre image peut être protégée si elle révèle des éléments de votre vie privée mais vous pouvez également en interdire la diffusion si elle est prise dans un lieu public et ne révèle aucune information privée. L’article 8 de la Déclaration européenne des droits de l’Homme renforce cette protection de principe. Les forces de l’ordre, comme toute personne, bénéficient donc de ces dispositions protectrices pour faire interdire la diffusion de leur image.

Toutefois, lorsque ce droit exclusif de protection de l’image rencontre un autre droit, celui de la liberté d’expression et d’information, il peut connaître des limitations. Du côté du droit civil, il existe une certaine faveur, lorsque la liberté d’information est en jeu, pour cette dernière. Néanmoins, la publication d’image est encadrée, doit s’inscrire dans l’actualité et ne pas porter atteinte à la dignité de la personne, comme cela a pu être rappelé dans l’affaire de l’assassinat du préfet Claude Érignac (décision du 20 décembre 2000 de la Cour de cassation, n°98-13.875).

Cette faveur pour la liberté d’information, dans un cadre précis, se retrouve assurément lorsqu’il s’agit de la publication d’un cliché laissant apparaître les forces de l’ordre. Ainsi, la Cour de cassation a refusé de caractériser l’atteinte au droit à l’image d’un policier qui apparaissait dans un cadre professionnel, dans un lieu public et de manière accessoire sur le cliché (Cass. Civ 1, 10 mai 2005, n°02-14.730). De même, la haute juridiction civile avait considéré comme licite la publication de l’image d’un policier participant à l’expulsion des occupants de l’église Saint-Bernard à Paris (Cass. Civ 1, 20 février 2001, n°99-15.970) et dans une autre affaire l’image d’un commandant de police présent lors de la reconstitution d’un braquage (Civ 1, 5 juillet 2005, n°04-10.607). Dans les deux cas, la liberté d’information primait, la photographie laissant apparaître l’image d’une personne s’inscrivant dans un évènement d’actualité et captant un instant de vie professionnelle et non privé. L’image relevant de la vie privée fait pour sa part l’objet d’une protection renforcée par le droit pénal.

Le droit pénal permet le renforcement de la protection de l’image portant atteinte à la vie privée. L’article 226-1 prévoit une sanction d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende pour les images diffusées sans le consentement de la personne captées dans des lieux privés. Dès lors, la seule transmission, quel que soit le support, peut conduire à la condamnation de son auteur. La diffusion d’image de policiers dans un hall d’immeuble pourrait ainsi être sanctionnée sur ce fondement.

Mais il faudrait toutefois que ces images fassent apparaître une personne dans un lieu privé et non public, ce qui limite le champ d’application du texte. En effet, seules les images à caractère sexuel disposent d’une protection étendue à la sphère publique en droit pénal. Face à la montée en puissance du phénomène qualifié de revenge porn, ou pornodivulgation, et de diffusion d’images à caractère sexuel sans le consentement de la personne, le législateur a en effet rajouté une disposition supplémentaire dans le code pénal, l’article 226-2-1. Il renforce la protection pour les images à caractère sexuel, ce texte étant applicable que l’image soit captée dans un lieu privé ou public. La diffusion de ces dernières est passible d’une peine de deux ans d’emprisonnement et de 60 000 euros d’amende.

Si l’image des forces de l’ordre ne peut donc être protégée ni par le code civil, ni par le code pénal, il reste encore un outil de taille dans l’arsenal législatif à mobiliser : les dispositions de la loi de 1881 sur la liberté de la presse.

La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse présente des dispositions spécifiques supplémentaires quant à la diffusion de l’image. À titre liminaire, rappelons qu’il existe d’ores et déjà une protection spécifique pour les fonctionnaires de police et de gendarmerie dont les fonctions exigent l’anonymat à l’article 39 sexies de la loi du 29 juillet 1881, sanctionnant la révélation d’identité : « Le fait de révéler, par quelque moyen d’expression que ce soit, l’identité des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de personnels civils du ministère de la défense ou d’agents des douanes appartenant à des services ou unités désignés par arrêté du ministre intéressé et dont les missions exigent, pour des raisons de sécurité, le respect de l’anonymat, est puni d’une amende de 15 000 euros. »

La diffusion d’une image accompagnée par exemple d’informations sur ces personnes pourrait donc être sanctionnée à ce titre. Mais le texte ne vise que certains fonctionnaires. Toutefois, les articles 23 et 24 de la loi précitée permettent, eux, de sanctionner les incitations à la violence sur toutes les personnes et ce, y compris sur les forces de l’ordre.

Il est ainsi possible, selon la première disposition, de poursuivre la personne qui a incité à des violences qui se sont réalisées, sur toute personne, par tout moyen possible – donc par exemple la diffusion d’une image sur Internet accompagnée d’une légende explicite – en qualité de complice. Pour l’article 24 existant, la seule provocation, sans effet, est tout de même passible d’une sanction de cinq ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amendes.

Pourquoi alors chercher à rédiger un nouvel article 24 ? À la lumière de toute ces dispositions, à quoi bon reprendre la plume législative ? N’était-il pas finalement préférable de chercher à rendre plus efficace et cohérent le droit applicable ?

Un appel à repenser une protection de l’image unitaire

Dans le cadre de la loi sécurité globale, le choix de la procédure accélérée a conduit le législateur à travailler dans l’urgence, à consacrer un temps trop court à une réflexion qui n’est pas à la hauteur des enjeux en présence. La protection de l’image de certains et certaines, et surtout de tous et toutes sans distinction, méritait un temps plus long et une certaine mise à distance des émotions. Comme souvent, la loi est ici transformée en outil politique, pour répondre à des inquiétudes, certes légitimes, mais sans que soit pensé un ensemble législatif cohérent.

Il nous semble que la disposition tant décriée et censurée par le Conseil constitutionnel est finalement l’illustration d’un rendez-vous manqué avec le droit à la protection de l’image. En choisissant de segmenter cette protection au lieu de la penser de manière globale, le législateur a affiché une division là ou l’unité s’imposait. À une époque où les atteintes à l’image de la personne peuvent être si lourdes de conséquences, en raison de leur amplification par les réseaux sociaux, se cantonner à penser la protection d’une catégorie seulement de personnes est bien regrettable.

On soulignera que la proposition de texte initiale ne visait que les fonctionnaires eux-mêmes et non pas leur conjoint, ce qui a fait l’objet d’une modification dans la dernière version du texte adoptée par le parlement mais censurée par le Conseil constitutionnel. De surcroît, au sein même des fonctionnaires, pourquoi ne viser que les forces de l’ordre et non pas les enseignants, les pompiers, les agents du fisc… ? À trop vouloir segmenter la protection, on divise sans mieux laisser régner le droit.

Une autre question se révèle à la lumière de ces débats, une question que peut poser la juriste mais qui sans doute la dépasse car elle relève de choix politiques : celle de l’effectivité des textes. Et cette effectivité est intimement liée aux moyens financiers affectés.

Comme le soulignait très justement Emmanuel Netter à propos de la loi Avia qui visait à lutter contre les contenus haineux sur Internet, il est temps de donner les moyens à la justice pour qu’elle puisse se mettre à la même cadence que celle, effrénée, des réseaux sociaux. Les juges doivent pouvoir travailler dans l’urgence. La mise en place d’une chambre spécialisée avec des juges pouvant être saisis en quelques minutes afin de rendre rapidement une ordonnance pour ordonner par exemple le retrait de l’image constituerait un véritable accélérateur dans la mise en œuvre du droit à la protection de l’image.

De même, pour mieux protéger les forces de l’ordre, ne faudrait-il pas commencer par financer le travail de ceux-là même qui sont au cœur des premiers signalements et constats d’atteinte, en renforçant les effectifs des équipes dédiées aux enquêtes portant sur ce type d’infractions ?

Parfois, une gomme vaut mieux qu’un nouveau crayon. Accepter de prendre le temps d’une page blanche et choisir de repenser une protection de l’image de toutes les personnes s’avère aujourd’hui plus que nécessaire.

 

NDLR : Cet article est publié dans le cadre d’un partenariat entre AOC et le Parlement de la Photographie, instance de concertation mise en place par le ministère de la Culture, qui s’est tenu les 5 et 6 mai 2021 sur le thème “Demain ! La photographie au défi de la transition”. La table ronde “Le photojournalisme, la preuve par l’image  ?” est accessible en replay.

 


Alicia Mâzouz

Juriste, Maîtresse de conférences en droit privé à l’Université catholique de Lille, chercheuse au C3RD et à l’IRJS