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Euro 2020 : Eyes Wide Shoot

Journaliste

Bien sûr, le timing est encore loin d’être parfait. Bien sûr, les stades ne feront pas encore le plein. Mais aux terrasses tout juste sorties de leur sommeil, au moins va-t-on changer de sujet de conversation : le coup d’envoi du 16e Championnat d’Europe de football est donné ce vendredi à Rome, un an après la date initialement prévue. Au diable la Superleague et les Tartuffe de l’UEFA ! Retour au jeu.

2020 : le millésime sur le flacon n’a pas été modifié, comme pour reprendre le cours du temps là où il s’est arrêté, en espérant retrouver un peu d’ivresse. L’Euro 2020 débute enfin ce 11 juin 2021 et, déjà, l’affiche du match d’ouverture déborde du cadre : un Italie-Turquie à Rome, ville du traité fondateur de la construction européenne. L’affaire va nous occuper un mois : 51 rencontres disputées dans 11 pays d’une Europe allant vraiment pour le coup de l’Atlantique à l’Oural.

C’est la première fois que la compétition occupe tout l’espace du Vieux Continent : une idée lumineuse de Michel Platini rendue depuis quelque peu fumeuse par cette satanée pandémie. À l’origine, la volonté de célébrer dignement les 60 ans de la compétition tout en limitant les dépenses en infrastructures. À l’arrivée, sous un ciel encombré de CO2, un cadeau empoisonné pour des villes-hôtes écartelées entre sécurité sanitaire et désir de se refaire la cerise sur le plan économique, l’intransigeante Union des associations européennes de football (UEFA), ordonnatrice toute-puissante de la compétition, ayant sonné le retour des spectateurs en tribunes. Un oukase de plus dans la longue liste des exigences délirantes imposées aux pays organisateurs.

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Certes, l’année qui vient de s’écouler a fait la démonstration que sans public, le football professionnel n’a guère de raison d’être. De là à faire fi des règles édictées par les autorités… L’instance européenne fut pourtant bien contente de les trouver, les autorités, pour l’aider à torpiller la tentative de putsch du printemps. Mais chez ces gens-là, jamais un renvoi d’ascenseur, c’est quand ça les arrange et toujours à leur avantage.

Éternelles rebelles, Bilbao et Dublin ont, toutefois, refusé de se plier à ce jeu qu’elles jugeaient trop risqué. Le couperet tomba immédiatement : pas de spectateurs, pas de matches ! Sur le site de la mairie de Bilbao, on put lire ce communiqué : « Nous n’accepterons en aucune manière la remise en cause de la capacité des autorités basques à gérer et organiser des événements internationaux. Nous ne laisserons planer aucun doute sur les critères qui ont toujours été appliqués dans ce projet car c’est là que prévaut le style basque : sérieux, cohérence, professionnalisme et responsabilité. » En creux, comprenez : tout ce qui manque à l’UEFA.

On ne mesure peut-être pas la portée des enjeux de cet Euro mutant qui vient clore une saison en enfer.

S’adonner à la roulette russe ne fait, en revanche, peur à personne du côté de Bakou ou de Saint-Pétersbourg, dont les enceintes seront remplies à 50 % de leur capacité, ni à Budapest, où l’ancien footballeur Viktor Orbán promet une Puskás Aréna sans le moindre siège vide.

La France, organisatrice de la dernière édition de l’épreuve en 2016, ne fait pas partie de cette gigantesque fan zone. Encore sous le choc, cinq ans après, du but fantomal qui la priva d’une troisième couronne européenne, elle a néanmoins un honneur à laver – du moins dans la tête de Didier Deschamps – et pour mettre tous les atouts de son côté elle est allée rechercher son fils maudit : Karim Benzema.

L’association du génie madrilène avec Antoine Griezmann et Kylian Mbappé, soit trois prétendants au Ballon d’Or, est la principale attraction du tournoi et lui confère même une saveur d’antan. On n’avait plus vu un tel attelage depuis le trio magique Rijkaard-Gullit-Van Basten qui, en 1988, offrit un titre mémorable aux Pays-Bas. Champions du Monde, N’Golo Kante et ses copains peuvent se hisser à la hauteur de la génération Zidane, qui, dans son élan du Mondial 98, avait écrit la légende de l’Euro 2000 en alexandrins. De sa jeunesse triomphante en Russie il y a trois ans, le pays n’a malheureusement pas su tirer le fil, voici donc offerte l’opportunité de rajuster le tir, de reprendre ses esprits et de mettre une touche de couleur dans un tableau que d’aucuns se plaisent à noircir.

Nous nous sommes tant aimés en ces interludes estivaux durant lesquels le rêve d’une Europe des peuples fait brièvement oublier par le jeu le manège désenchanté des commissaires bruxellois. En 2016, quand les Islandais transformèrent nos stades en volcans. En 2004, quand les Grecs vinrent danser le sirtaki au pays du fado, avant d’être marqués au fer rouge de la troïka. Ou en 1992, quand, en pleine guerre de Yougoslavie, les Danois, appelés à la dernière minute pour faire le nombre, repartirent avec le trophée sous le bras.

Je me souviens personnellement d’une nuit blanche à Lisbonne où les Anglais payaient leur tournée aux Portugais qui venaient pourtant de les renvoyer à la maison. Les limonadiers du Rossio avaient dû se faire livrer des fûts à la hâte. Scènes d’un autre âge alors que la distanciation sociale est désormais signe de civisme et qu’à l’heure où les stades se vident, les bars ont déjà baissé leur rideau.

Aussi ne mesure-t-on peut-être pas la portée des enjeux de cet Euro mutant qui vient clore une saison en enfer. Après la tragi-comédie de la Superleague, le football joue très gros. Les audiences s’effondrent. Le peuple des gradins a manifesté son dégoût pour la soupe insipide qu’on voudrait lui faire avaler à des tarifs prohibitifs et il n’est pas dupe : le rétropédalage opéré par neuf des Douze Salopards à la manœuvre ne doit rien à sa révolte, même si les Tartuffe de l’UEFA se plaisent à le lui faire croire.

Couvrez cette abomination que nous ne saurions voir, feignent-ils de s’offusquer, mais la menace brandie – au demeurant suspendue « jusqu’à nouvel ordre » – d’une exclusion des non repentis (Barça, Real, Juve) ne suffit pas à masquer le caractère tout aussi ignominieux de la réforme de la Champions League dans les tuyaux : une Super Ligue qui ne dit pas son nom, à la seule différence que le pactole restera entre les mains des caciques de Nyon. Car le pognon est bien leur unique préoccupation. Sinon, pourquoi exiger des villes hôtes de l’Euro qu’elles actionnent les bandits manchots au mépris de leur situation sanitaire ?

Le monde du football est petit et le capitalisme financier à l’agonie.

L’affiche de la finale de la Champions League, le 29 mai, à Porto, convenait ainsi en tous points à l’UEFA puisqu’elle opposait Manchester City à Chelsea, deux clubs à avoir fait machine arrière, les Cityzens, premiers à se retirer, ayant même déclenché l’effet domino. Là encore, n’y voyez aucune probité. D’une part, City n’avait pas trop de quoi la ramener après une suspension de deux ans des coupes d’Europe pour entorse au fair-play financier, sanction finalement commuée en amende. D’autre part, si la Superleague s’appuyait sur la banque américaine JP Morgan, les milliards provenaient essentiellement d’Arabie Saoudite et du côté d’Abu Dhabi, maison mère de City, on évite autant que faire se peut d’être associé au grand voisin dont la réputation n’est pas fameuse. C’est encore plus vrai au Qatar, jusqu’à peu sous blocus saoudien, d’où l’opposition marquée du PSG, qui ne doit rien à une passion secrète de Nasser Al-Khalaïfi pour la nature révolutionnaire du Che.

Chelsea, c’est une autre chanson, dont le barde est l’oligarque Roman Abramovitch, un proche de Vladimir Poutine. Or, le principal sponsor de l’UEFA est le géant russe de l’énergie Gazprom, détenu à 51 % par le Kremlin ; Gazprom, par ailleurs actionnaire majoritaire du Zénith Saint-Pétersbourg, un habitué de la Champions League ; Saint-Pétersbourg qui servira de cadre à la prochaine finale de la compétition et qui – quelle coïncidence ! – a hérité de trois des quatre matches délocalisés de Dublin. Dans la capitale impériale, les intérêts s’emboîtent comme des poupées gigognes.

La présence du Real Madrid au stade du Dragão aurait été pour le moins embarrassante, son président Fiorentino Perez n’ayant pour sa part pas abandonné l’idée de faire sécession, au motif que dans sa forme actuelle le football courrait à sa ruine. On ne peut lui donner tout à fait tort mais le magnat du BTP a aussi le projet de construire chez les Saoud un « Las Vegas pour les musulmans ». Il risque de croiser un jour Aleksander Ceferin, le président de l’UEFA, dans les salons business de l’aéroport de Ryad car pour rendre la Champions League plus lucrative, sans doute la seule façon efficace de calmer les ardeurs des dissidents, des négociations ont été engagées avec un fonds d’investissements londonien lié à la monarchie islamique. Le monde du football est petit et le capitalisme financier à l’agonie.

Dans cette atmosphère de déclin, le succès en Ligue Europa de Villareal, sorte d’Auxerre version tapas et Rioja, aux dépens du Manchester United des frères milliardaires Glazer, est venue à point nommé. Il n’a sans doute pas replacé l’église au milieu du village mais juste rappelé ce qu’était la quintessence de ce sport : faire société autour d’une passion commune.

Dans le port de Gdansk, le bonheur authentique des supporters du sous-marin jaune avait la ferveur des victoires remportées en ces mêmes lieux, quarante ans auparavant, par les syndicalistes de Solidarność. Alors que leurs homologues mancuniens, un peu hagards, semblaient se dire que le meilleur moment de la saison avait été l’envahissement du stade d’Old Trafford, tribunes, pelouse et jusqu’aux vestiaires, pour dénoncer le mode de gestion d’un club qu’ils ne reconnaissent plus. Ce jour-là, à l’entrée du théâtre des rêves… évanouis, une bannière résumait le malaise en ces termes : « Vous pouvez acheter notre club mais vous ne pourrez acheter ni notre cœur ni notre âme. »

À un an et demi d’une Coupe du Monde d’hiver dont on sait déjà qu’elle ne ressemblera à rien, on voudrait s’accrocher à la promesse de ces petites lueurs dans la nuit et croire que cet Euro 2020, qui se sera fait attendre, proposera un jeu qui en valait la chandelle. Qu’il sera une fontaine de jouvence et rappellera que le football a une histoire qui n’appartient à personne d’autre qu’aux joueurs et aux fans, ces derniers ne pouvant être réduits au rang de simples clients.

« En vivant et en voyant les hommes, il faut que le cœur se brise ou se bronze », nous dit Nicolas de Chamfort. Les amoureux du ballon rond en sont précisément à cette croisée des chemins.

 


Nicolas Guillon

Journaliste

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