Montée en radicalité de la violence politique : le cas du 1er mai 2021
Les images ont fait le tour des médias : à la fin de la manifestation parisienne du 1er mai 2021, des manifestant(e)s, identifié(e)s comme appartenant au mouvement des Gilets jaunes (GJ) [1], attaquent le cortège de la CGT : un immense ballon gonflable est crevé, deux camions sont détériorés, et au moins une vingtaine de membres du service d’ordre de la CGT ont été blessés.
Cet événement donne l’occasion d’une réflexion sur la montée en radicalité en manifestation et la tension croissante entre militant(e)s qui respectent les règles traditionnelles de la manifestation et celles et ceux qui ne les respectent pas, en particulier les GJ.
Que s’est-il passé le 1er mai entre les GJ et le service d’ordre de la CGT ?
Avant de tenter de comprendre ce qui s’est passé le 1er mai, soulignons un point rarement mentionné dans les médias : la présence de plusieurs milliers de GJ au cours de cette manifestation parisienne démontre que si le mouvement a été éclipsé de l’espace public et du champ médiatique par la crise sanitaire, il n’en est pas moins vivace [2].
Outre les manifestations régulières chaque samedi (à Paris et ailleurs), des ronds-points sont toujours occupés, des actions ponctuelles sont menées [3], des assemblées populaires se réunissent régulièrement [4], des groupes de GJ sur Facebook pouvant rassembler plusieurs dizaines de milliers de personnes sont toujours très actifs, etc. Il est vrai que la répression et la crise sanitaire l’ont considérablement affaibli, mais plus de deux ans et demi après la naissance du mouvement, des milliers de GJ poursuivent la lutte.
Une grande partie des GJ défilant le 1er mai a rejoint le cortège de tête, refusant de défiler calmement derrière les syndicats et ne craignant pas les affrontements avec la police. Affrontements qui n’ont pas manqué d’avoir lieu à plusieurs reprises durant le trajet : la police a ainsi chargé, gazé et matraqué nombre de manifestants. D’autres heurts ont opposé place de la Nation, en fin de manifestation, les membres du service d’ordre (S.O.) de la CGT et des membres du cortège de tête. Selon mes observations et les témoignages des personnes sur place, dont certaines désignées par les médias dominants comme des « ultra-jaunes [5] » (à la fois GJ et black blocs [6]), trois événements déclencheurs ont été déterminants.
Tout d’abord, certain(e)s manifestant(e)s en tête de cortège, tentant de fuir les charges de la police et le gaz lacrymogène, ont été bloqué(e)s par le S.O. de la CGT, sans doute pour ne pas rompre le cordon de protection qui entourait les dirigeants du syndicat. D’autre part, rumeur ou fait avéré, une femme black bloc aurait été prise par le S.O. de la CGT et livrée à la police, avant la fin de la manifestation, ce qui a provoqué la colère d’une partie des blacks blocs, les amenant à traiter les membres du S.O. de « collabos ». Enfin, lors de la dispersion de la manifestation, pour faire partir les camions du syndicat, le S.O. a voulu déloger des manifestant(e)s qui ont refusé d’obtempérer. On a alors assisté à des échanges d’insultes puis des bousculades et enfin des échanges de coups (un membre du S.O. a également fait usage d’une bombe lacrymogène [7]).
L’écart s’est creusé entre moyens de lutte traditionnels et moyens plus radicaux
Les tensions entre membres du S.O. d’un grand syndicat et les participant(e)s du cortège de tête ne sont pas nouvelles, mais jamais elles n’ont pris de telles proportions semble-t-il. Rappelons qu’un « cortège de tête » existait dans les manifestations syndicales bien avant la naissance du mouvement des GJ. Son objectif était de rendre les manifestations plus offensives et donc efficaces, à un moment où elles ne semblaient plus l’être. En effet, depuis les années 1930, les syndicats ont accepté les règles imposées par le pouvoir : défiler sans commettre de dégradations matérielles et en respectant les forces de l’ordre, avec un service d’ordre (sorte de police interne au cortège chargé de discipliner les manifestant[e]s), en suivant un trajet autorisé par la préfecture de police, trajet éloigné des lieux de pouvoir à Paris [8].
Les règles acceptées par les syndicats ont permis pendant des décennies d’obtenir des avancées sociales ou, plus récemment, de faire renoncer au gouvernement à une réforme néolibérale, comme celle du contrat première embauche (CPE) en 2006. Cependant, aucune lutte n’a été remportée depuis quinze ans [9], alors même que certaines ont mobilisé plusieurs millions de personnes. Dès lors, la formation d’un « cortège de tête » est aujourd’hui en grande partie une réaction contre l’impuissance des syndicats et l’inefficacité des outils de lutte traditionnels.
Même si les membres de ce cortège suivent le trajet déclaré par les syndicats, ils défilent sans service d’ordre et, pour certains, commettent des dégradations matérielles et des violences contre les forces de l’ordre. Reconnaissons pourtant que les violences commises n’ont pas permis d’obtenir de meilleurs résultats. Des dirigeants syndicaux allant jusqu’à affirmer que ces violences concourent à donner une mauvaise image des manifestants et provoquent une plus forte répression policière que subit l’ensemble des manifestants.
Le mouvement des GJ marque une nouvelle montée en radicalité et une rupture nette avec le cadre traditionnel de la manifestation. Les GJ ont décidé de bloquer illégalement des ronds-points et surtout de manifester à Paris, sur les Champs-Élysées, près des lieux de pouvoir, sans demander l’autorisation à la préfecture. Ils n’ont pas hésité non plus à faire usage de la violence, en particulier à affronter les forces de l’ordre.
La radicalité d’une partie des GJ les a éloignés des syndicats, qui condamnent leurs violences. Ainsi, le 6 décembre 2018, quelques jours après l’Acte III qui a fait reculer le pouvoir, l’intersyndicale (FO, la CGT et la CFDT notamment) signe un communiqué de presse affirmant que « le dialogue et l’écoute doivent retrouver leur place dans notre pays. C’est pourquoi nos organisations dénoncent toutes formes de violence dans l’expression des revendications ». Condamnation des violences des manifestant(e)s mais pas des violences subies par ces manifestant(e)s qui comptent de nombreuses personnes gravement blessées, dont plusieurs mutilées.
Les relations entre GJ et syndicats n’en sont pas sorties améliorées, les premiers se méfiant des derniers en raison de leur proximité réelle ou supposée avec le pouvoir. Pourtant, on compte parmi les GJ nombre de militant(e)s rattaché(e)s à des syndicats [10], la défiance est bien davantage dirigée contre les directions que leur base. Par la suite, les positions des uns et des autres ont évolué et des tentatives de « convergence » ont eu lieu, notamment le 5 février 2019 à l’occasion d’une grève nationale de 24 heures, à laquelle nombre de GJ participent, puis le 1er mai 2019, même si les dirigeants syndicaux se méfient encore de la radicalité des GJ.
Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, a ainsi déclaré le 28 avril 2019 : « Mercredi 1er mai, mon S.O. sera actif, avec nos amis les bleus, pour contenir et neutraliser les excités Gilets Jaunes ». Nombre de GJ continuent à participer aux manifestations organisées par les syndicats, qui n’appellent pas à la réciproque [11]. Finalement, ayant perdu toute confiance dans les structures syndicales existantes, des GJ fondent en novembre 2020 un Syndicat GJ, qui se veut « indépendant, démocratique et révolutionnaire [12] ».
L’escalade de la violence est-elle inévitable ?
Tous les GJ ne sont pas pour l’usage de la violence en manifestation et certains préfèrent aujourd’hui déclarer les manifestations à la préfecture. Pourtant, ce sont bien les premiers « Actes » du mouvement et les émeutes dans les « beaux quartiers » qui ont fait peur au pouvoir et l’ont poussé à faire des concessions (retirer la taxe sur le carburant qui a fait descendre les GJ dans la rue et annoncer des mesures pour une somme de 17 milliards d’euros). Si les GJ ont gagné en efficacité par rapport aux manifestations syndicales, le prix à payer est notable : la répression a été d’une grande ampleur et particulièrement brutale [13].
Rappelons que plus de 2500 GJ ont été blessé(e)s, dont 27 éborgné(e)s et 5 mains arrachées. Le pouvoir a déployé des moyens exceptionnels pour tenter d’écraser la contestation : mobilisation d’agents non formés au maintien de l’ordre (comme la BAC), nombre inédit de munitions utilisées (13000 balles de LBD tirées sur les GJ pendant les seuls trois premiers mois du mouvement), multiplication des gardes à vues (près de 11 000 de novembre 2018 à juin 2019) et des condamnations à des peines de prison (3163 dont 1000 à de la prison ferme en un an).
En réaction, on aurait pu imaginer une escalade de la violence. Des armes dangereuses (cocktails Molotov et engins explosifs) ont été utilisées dans quelques manifestations de GJ [14], mais ces actions ne se sont pas généralisées. On a parlé d’intention de basculer dans la lutte armée [15], ce qui n’a pas eu lieu. La répression a été jusqu’à présent relativement efficace pour réduire le mouvement à l’impuissance. Mais quelles alternatives s’offrent aux militant(e)s qui ne veulent pas abandonner la lutte ?
Si le pouvoir ne s’engage pas dans un processus de pacification avec les manifestant(e)s et de négociation avec les organisations politiques existantes, on peut craindre une nouvelle montée en radicalité et la croissance de la violence politique.
NDLR : Laurent Denave vient de faire paraître S’engager dans la guerre des classes (Raisons d’agir).