Société

Nouveaux troubles dans le genre : identité ou identification ?

Psychanalyste

Diffusé en décembre sur Arte, Petite fille, le documentaire de Sébastien Lifshitz qui conte le récit d’une enfant transgenre, a rencontré un beau succès. En empruntant au vocabulaire de l’identité, il tombe pourtant dans l’écueil de l’essentialisation. Ce n’est pas le combat qui est ici en cause mais bien la passion catégoriale dans laquelle certains se sont engouffrés. À la réalité substantielle et à l’entreprise de fixation – je suis, à jamais – doit être opposé le processus, l’identification, qui seul permettra d’échapper aux assignations.

Où que l’on tourne le regard, articles, livres, émissions TV, documentaires, films, il n’est question ces jours-ci que du libre choix par chacun de son identité sexuée quelle que soit l’anatomie dont on serait pourvu en naissant.

Cette réclamation est en soi heureuse. Pourquoi ne pas faire valoir ce que j’éprouve en mon for intérieur : que je me sens plutôt fille, quand l’anatomie m’indique que je suis garçon ou plutôt garçon quand l’anatomie m’indique que je suis fille ? La chose est d’autant plus légitime que la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme va dans ce sens et que la médecine de notre temps se dit prête à corriger la nature et à la rendre adéquate à la demande de chacun.

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Fermez le ban ! Que dire de plus ? Sauf qu’à y regarder de plus près, une erreur de catégorie saute aux yeux. Il n’est question dans tout ce qui s’écoute ou se lit que d’identité, et nullement d’identification, de quelque chose de substantiel ou du moins qui se présente tel, et non de quelque chose qui varie avec les circonstances : Fabrice del Dongo, comme Stendhal, l’inventeur du personnage, n’est jamais tout à fait le même au fil des événements de sa vie.

L’identité, au départ, ne l’oublions pas, est ce qui permet de distinguer n’importe quel objet du monde et ainsi n’importe quel être humain, identité fournie à chacun depuis la nuit des temps par ses prénoms, sobriquets et patronyme, voire ses date et lieu de naissance ou son numéro de sécurité sociale.

Cet usage du mot identité est son usage logique, idem : si x=a et si y=a, il suit que x=y, si le vainqueur d’Austerlitz est Napoléon et si le vaincu de Waterloo est Napoléon, le vainqueur d’Austerlitz est le vaincu de Waterloo.

Par extension de sens, le mot identité désigne aussi un certain nombre de qualités liées aux diverses communautés (nationale, religieuse, professionnelle, régionale, politique, etc.) auxquelles chacun appartient.

Puis, par une nouvelle extension de sens, le mot identité en est venu à désigner des attributs reconnus à chacun par son entourage : courageux, merveilleux, lâche, maladroit, etc., au point que chacun se prête ces qualités en employant si possible un possessif : mon courage, quel que soit le réel auquel ces qualités se rapportent puisqu’on peut bien se croire courageux et être à l’occasion lâche.

Chacun voit que ce qu’on appelle identité revient alors à nous octroyer une réalité substantielle, parménidienne, qui dure, et à ce titre qui nous assure une continuité un peu comme celle de nos symptômes : je suis x, y, etc.

Or, pour ce qui concerne notre réalité féminine ou masculine, ce qu’on appelle notre genre, comme ce qu’on appelle l’orientation sexuelle de chacun, il n’a pas été question d’en faire une identité jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Est-ce que Flaubert se vivait homosexuel ou hétérosexuel ? Si on lui avait posé la question, il aurait répondu : mais cela dépend des circonstances.

Disons que c’est un usage récent lié à une passion plus administrative que scientifique que de classer les êtres humains. Si Linné nous a convaincu que nous aurions intérêt à classer les plantes et Buffon les animaux, pourquoi pas classer les êtres humains ? Nous devons ainsi à quelques médecins maniaques dont Richard von Krafft-Ebing d’avoir inventer le classement des êtres humains selon leur identité sexuelle féminine ou masculine et leur orientation sexuelle hétérosexuelle ou homosexuelle, catégorisation inventée de toute pièce par les médecins du XIXe siècle.

Cette manie aurait fort étonné avant : est-ce que Flaubert se vivait homosexuel ou hétérosexuel ? Si on lui avait posé la question, il aurait répondu : mais cela dépend des circonstances. Un célèbre procès au XVIIe siècle, celui de Théophile de Viau, avait déjà tranché la question : on ne saurait être réduit à une manière d’être masculine ou féminine comme à un goût pour les personnes du même sexe anatomique que soi ou de l’autre sexe anatomique que soi. George Sand en est l’illustration. Élevée par sa grand-mère en souvenir de son illustre arrière-grand-père et en substitution de son père mort quand elle a 4 ans, elle attrape des traits masculins suggérés par sa grand-mère – ne s’habille-t-elle pas en homme, ne fume-t-elle pas la pipe, ne se prête-t-elle pas un prénom masculin ? – tout en n’étant pas dépourvue de traits féminins quand sa vie érotique est autant suscitée par des hommes (Musset, Chopin) que par des femmes (Marie Dorval). Les mêmes remarques vaudraient pour Colette ou Aragon.

C’est donc une manie récente qui nous obligerait à revêtir une identité sexuelle, à nous déclarer féminin ou masculin, hétérosexuel ou homosexuel, voire transsexuel, sachant qu’il serait naturel pour la médecine d’être conforme à son sexe anatomique et à une sexualité susceptible d’assurer la procréation. La mode du Coming out est un des effets de cette manie.

Toute différente est l’identification. C’est un processus sans fin, héraclitéen pourrait-on dire – ne se baigne-t-on pas jamais deux fois dans le même fleuve ? – qui se déploie pour chacun selon au moins trois modalités différentes.

Il y a déjà celle qui s’ensuit de nos actions : que César ait été le vainqueur de la Guerre des Gaules et qu’il ait franchi le Rubicon lui fournit après-coup pour tous les Romains deux traits d’identification.

Il y a aussi celle qui s’ensuit de la prise d’éléments auprès de ceux que notre entourage valorise : que le chef d’un groupe, d’un parti, soit adulé de tous s’ensuit que nombre de ses membres (du groupe, du parti) vont prélever sur ce chef tel ou tel trait dont chacun s’affuble. C’est ce mode qui est à l’œuvre pour chaque enfant qui prend auprès de ses parents, voire de proches, des traits valorisés par eux (qui peuvent être aussi des « défauts » : on peut s’identifier au courage du père comme à sa lâcheté).

Il y a enfin celle qui s’ensuit de la convocation d’éléments évanescents qui suscitent notre désir à l’exemple de Descartes interpellé par les yeux louches d’Hélène Jans et dès lors égalé à cette capture ou de Matisse interpellé par la joie d’un camarade d’hospitalisation s’exerçant à la peinture et réclamant la possibilité de faire de même. La princesse de Clèves est à jamais celle qui s’éprit du duc de Nemours et en a vu sa vie bouleversée.

Autant l’identité  résulte d’un tu es cela exprimé par un membre de l’entourage de l’enfant doté d’une certaine autorité conférant à l’énoncé une force performative lui assurant un statut de vérité, autant l’identification procède d’évènements (après-coup d’actions, saisie de traits valorisés auprès de personnes remarquées, rencontre érotique ou créatrice, etc.) qui confèrent à chacun dans des circonstances précises quelque trait à partir duquel il existe : Juliette n’est plus que l’amoureuse de Roméo et organise toutes ses actions à partir de ce trait ; Julie n’est plus que l’amoureuse de Saint-Preux, etc.

Chacun mesure qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil du genre ; on a toujours su que la manière d’être de chacun et chacune n’était pas liée à son sexe anatomique comme son goût érotique n’était pas assigné par ce dernier. Catulle était partagé entre Lesbie et Juventius, Flaubert entre Louis Bouilhet et Louise Colet, etc.

Mais, on a toujours su que cette manière d’être plutôt féminine ou masculine était liée aux attentes de l’environnement précoce comme le goût érotique était lié aux expériences précoces comme aux circonstances ultérieures.

Ainsi, pour reprendre des exemples historiques, le cas de Philippe de Bourbon se vivant très tôt « fille » pour la plus grande joie de sa mère Anne d’Autriche qui l’interpellait ainsi depuis sa naissance ou de Christine de Suède se vivant très tôt « garçon » pour la plus grande joie de son père Gustave Adolphe qui l’interpellait ainsi depuis sa naissance. Mais, Philippe avait beau se vivre comme fille, il n’en a pas moins eu des relations sexuelles, outre avec des jeunes hommes, des relations avec des femmes selon les circonstances. De même, si Christine a eu des relations sexuelles surtout avec des femmes, elle a aussi eu une longue relation amoureuse avec un homme (un cardinal romain) à la fin de sa vie.

La passion catégoriale a désormais envahi ceux qui étaient dans le « placard » : les gays, lesbiennes et transsexuels.

C’est la manière dont les parents parlent de leur enfant, parfois dès avant sa naissance, des qualités qu’ils lui assignent, et déjà dans le choix du prénom : tu es ceci, tu es cela, etc., qui organise la manière d’être du nourrisson puis du garçonnet ou de la fillette, emploi de la copule être qui crée une illusion substantielle que l’enfant, en en faisant l’expérience répétée, implémente : « je suis ceci, je suis cela ».

Nous savons tous que des futures mères et des futurs pères attendent plutôt une fille ou un garçon, quel que soit le sexe anatomique réel de l’enfant, et que cette attente a une force performative tant sur eux que sur l’enfant : la mère ou le père voit l’enfant à travers cette attente comme l’enfant se voit à travers elle : la mère sait que son enfant est un garçon mais elle croit que c’est une fille, paradoxe logique (paradoxe de Moore) qui traverse chacun d’entre nous et qui signe notre clivage, de sorte que l’enfant sait aussi qu’il est un garçon bien qu’il croit qu’il est une fille, à l’exemple du célèbre film : « Guillaume et les garçons à table ! ».

La nouveauté historique de notre temps, c’est que la passion catégoriale a désormais envahi ceux qui étaient dans le « placard » : les gays, lesbiennes et transsexuels, et qui se sont sentis obligés de payer leur tribut à notre modernité : au lieu de continuer à vivre leur sexualité selon leur spontanéité qui varie, comme toute sexualité, avec les circonstances, ils se sont attachés à fixer dans le marbre d’une catégorie leur sexualité, voire pour les transsexuels à en appeler à la médecine pour assurer cette fixation dans leur chair à la plus grande joie de la médecine qui voit ainsi son paradigme validé par ceux qui étaient jusque-là en dehors.

Certes, certaines sociétés fixaient les transsexuels dans une fonction : les berdaches chez les Iroquois, les hijras chez les Indous, etc., mais les sociétés européennes jusqu’au XIXe siècle ne leur assignaient aucune fonction car tous le monde savait que l’identification qui organise la vie érotique se métamorphose sans cesse et que l’identité sexuelle attendue par les parents est susceptible de se transformer.

Nous savons par le Journal de Jean Héroard tous les détails de l’attitude de Marie de Médicis vis-à-vis de son fils Louis XIII et comment ce dernier à répondu au mieux au vœu de sa mère d’être plutôt féminin et surtout inhibé. Toute la cour voyait cet enfant de plus en plus introverti, mais nul n’y voyait matière à catégoriser, tout simplement parce que les circonstances pouvaient à l’occasion mobiliser ce repli sur soi comme ce bégaiement – et à juste titre : l’amour vécu dès ses 10 ans avec Albert de Luynes de 24 ans son aîné va le métamorphoser.

Aussi quand la médecine, ici sous les traits de la pédopsychiatre du film « Petite Fille », déclare que le vœu de Sasha, le petit garçon du film, d’être une fille est légitime et sans lien avec le vœu maternel d’avoir une fille, nous ne pouvons que voir la passion de la catégorisation poussée à l’excès. Grâce à l’endocrinologie et à la chirurgie, la médecine peut désormais fixer dans la chair la catégorie à laquelle Sasha sera désormais assigné : « Tu demandes à être une fille ? Nous t’offrons de réaliser ton vœu », en occultant, ce que tout le monde sait, que les enfants ne sont que les porte-voix de leurs parents.

D’une certaine manière, la médecine signe ainsi ce qu’elle est : une entreprise de réduction de chacun à une identité dans le déni de son articulation à la constellation de son entourage. On est désormais « bi-polaire », « schizophrène », « TOC », « addict », etc.

Et pourtant, les neurosciences ne font que répéter dans un cri inaudible manifestement que l’épigénèse est la règle, que tout vœu de l’enfant vient d’ailleurs – ce que Freud découvre en écoutant ses patients et appelle « fantasme » constitué exclusivement de choses vues et entendues, mais aussi « surmoi » pour ce qu’il en est des normes et formes de vie de la société.

Qu’importe les neurosciences, qu’importe l’histoire, qu’importe la littérature, qu’importe, bien sûr, la psychanalyse : la médecine poursuit inexorablement l’appropriation de nos corps et de nos âmes au grand bénéfice d’une société d’ordre : classer. Si Sasha dit qu’elle est une petite fille, nous allons la rendre à jamais petite fille. Corriger la nature, écrivait Nietzsche. Sûrement. Si je comprends bien : quand on a quelque vœu (venu des parents et que nous souhaitons satisfaire pour répondre à leur demande), la médecine est là. Bravo.


 

Pierre Marie

Psychanalyste

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