Leçons morales tirées de la crise du Covid
Depuis le début de la pandémie, comme s’ils avaient seulement attendu l’occasion, de nouveaux intellectuels s’expriment jour après jour pour donner leur avis sur la situation. Quels que soient les bons ou mauvais conseils qu’ils donnent, ils ne se demandent jamais si la crise ne pourrait pas être une occasion de réfléchir plus fondamentalement aux formes de notre coexistence démocratique. Ces intellectuels semblent ignorer complètement l’idée qu’un bouleversement social d’une telle ampleur, en mettant entre parenthèses les routines et les pratiques de la vie sociale commune, exige surtout que l’on fasse une pause et que l’on examine prudemment si les choses ne pourraient pas continuer différemment, et en mieux, une fois la situation exceptionnelle terminée.
Au cours de la pandémie, l’occasion s’est présentée plus d’une fois de reconsidérer les fondements problématiques de notre ordre social et de proposer des arrangements différents et nouveaux. Et je ne parle pas ici du sempiternel encouragement à se souvenir de la valeur et du pouvoir réconfortant des amitiés et de la famille. Après tout, nous savons dorénavant à quel point ce conseil bien intentionné est à double tranchant, dans la mesure où la qualité de ces relations personnelles dépend souvent de conditions favorables qui ne peuvent être créées arbitrairement : la taille du foyer, les réserves financières, la situation professionnelle, l’intégration dans un réseau social, la garde des enfants, le don de pouvoir être seul avec soi-même, ainsi que le fait d’avoir les compétences émotionnelles pour équilibrer proximité et distance. L’augmentation de la violence domestique et conjugale lors des périodes de confinement signe l’ambivalence de telles préconisations.
Non, je pense à ces brefs moments de la crise où sont apparus des concepts ou des idées qui suggéraient la possibilité de pratiques sociales différentes, d’une meilleure façon de vivre ensemble. Il est vrai que ces fulgurances ont aussitôt disparu dans la marée monotone de la rhétorique de prévention et des demandes de retour à l’ancien ordre établi. Trois de ces idées quant à un changement des règles de la vie sociale commune seront nommées ici dans l’espoir que la chance de leur réalisation n’a pas encore été définitivement perdue.
Une première impulsion pour revoir les fondements normatifs de notre coexistence démocratique est apparue dès le début de la crise, lorsque l’on a soudainement parlé de professions « indispensables pour le maintien du système ». Que ce soit à Francfort, à Rome, à Paris ou à New York, chaque soir des personnes se sont mises à la fenêtre pour remercier, en applaudissant, en saluant ou en faisant de la musique ou simplement du bruit, ceux et celles qui ont assuré les fondements existentiels de notre coexistence. Il s’agit des infirmières et des soignants, des pompiers, des éboueurs, des conducteurs de bus et de métro, des médecins hospitaliers, des caissières de supermarché, qui ont continué ou ont dû continuer leur travail malgré le danger accru d’infection, afin de subvenir à nos besoins les plus élémentaires.
Pendant une courte période, la hiérarchie dans le système d’évaluation sociale des professions et des activités sociales a fondamentalement changé : des métiers qui, autrement, disparaissent derrière un voile de désintérêt et d’inattention, qui sont généralement mal payés et ne jouissent que de la plus basse estime sociale, ont soudainement été considérés comme particulièrement importants.
Un collectif démocratique qui s’inquiète à juste titre de l’effritement de la cohésion sociale ferait bien de réviser en permanence ses normes de valorisation du travail social.
Ce qui constitue le fondement de cette forme de reconnaissance, laquelle régule la valeur des contributions et des efforts des individus ou des groupes dans la société dans son ensemble, est la division du travail social. Celle-ci ne détermine pas seulement la manière dont les activités nécessaires à notre reproduction sont configurées et distribuées, mais elle décide aussi, en vertu des typologies sociales, de la valeur productive qu’elles ont pour l’ensemble de la société. C’est pourquoi l’évaluation et la classification des revenus ne tiennent pas seulement compte de la relation entre l’offre et la demande médiée par le marché, mais aussi, de manière subliminale, de la valeur socialement construite des activités respectives.
Or, il semble que nous ayons déjà oublié à quels groupes nous devons effectivement la garantie des fondements de notre simple existence physique. On ne se demande plus guère s’il ne faudrait pas, non pas pour remercier, mais tout simplement pour rendre justice, récompenser les prestations et performances des différents groupes professionnels en fonction de l’effort, du risque ou de la contribution au bien commun que comportent leurs activités respectives.
Il est vrai que si l’on poussait cette idée plus loin, ce type de justice compensatoire exigerait de l’État qu’il intervienne dans le système des salaires médiatisés par le marché afin de garantir que l’« indispensabilité systémique » réelle des services rendus soit prise en compte ici – avec pour conséquence que la hiérarchie sociale, et donc aussi l’échelle des revenus, se déplace sensiblement en faveur des activités de soin et d’éducation. Cela, curieusement, ne vient à l’esprit de personne. Et pourtant, un collectif démocratique qui s’inquiète à juste titre de l’effritement de la cohésion sociale ferait bien de réviser en permanence ses normes de valorisation du travail social en invoquant des exigences de justice sociale.
Après que l’enthousiasme spontané pour les activités « indispensables pour le maintien du système », jusqu’alors difficilement perceptibles, s’était dissipé, un autre sujet a été abordé, qui a également le mérite d’initier une réflexion plus approfondie sur les conditions normatives de notre coexistence démocratique. Il a été souligné de toutes parts et dans une grande unanimité qu’il était désormais important que chacun, individuellement, assume une responsabilité pour le bien-être de l’autre – en respectant les règles de distanciation sociale, en portant des masques et en gardant à l’esprit l’interconnexion intersubjective de notre mode de vie en général.
Certes, même dans ces discussions, il y avait des voix qui voulaient faire croire que cette responsabilité ne soit rien d’autre qu’un avatar de l’intérêt égoïste bien compris pour le propre bien-être de l’individu – comme si le port d’un masque ou la vaccination avait pour unique but un retour rapide en salle de sport. Mais dans la majorité des réactions de l’époque, l’idée a germé, pendant un bref instant, que notre liberté individuelle pourrait dépendre beaucoup plus de l’aide et de la coopération de tous les autres que ce que l’invocation de l’égoïsme privé, de la maximisation habile de son propre bénéfice, conforme au marché, a voulu nous faire croire pendant des décennies.
La question s’est posée dans la conscience publique de savoir s’il ne serait pas judicieux de s’abstenir d’une telle conception purement individualiste de la liberté et d’insister plutôt sur l’enchevêtrement communicationnel de nos libertés individuelles. Car si l’urgence sanitaire a montré que nos libertés individuelles se complètent, que le bien-être physique de l’un dépend fondamentalement de l’assistance obligeante des autres, pourquoi ne pas y adhérer en période post-pandémique et écarter institutionnellement l’égoïsme privé de la vie publique ?
Il n’est pas nécessaire de faire preuve de beaucoup d’imagination sociologique pour envisager ce qu’une telle réorientation de notre conception de la liberté signifierait pour la structure institutionnelle de nos sociétés : le marché capitaliste devrait être repoussé le plus loin possible, là où les besoins élémentaires de la population sont en jeu, afin d’exprimer le souci partagé du bien-être de tous ; les biens publics que sont le système de santé, les transports locaux et interurbains, les paysages, les équipements sportifs et les espaces de vie urbains devraient être protégés de l’influence des intérêts de profits du capital, afin de permettre à chaque citoyen, quels que soient ses revenus et son statut social, de participer librement à la vie sociale.
Malheureusement, l’idée de l’interconnexion communicationnelle de nos libertés a été bien trop éphémère pour qu’ait eu lieu une discussion sur des conséquences aussi profondes que pourtant on aurait dû tirer de l’expérience de la crise. Il semblerait presque que la crise du Covid ait mis cette idée à l’ordre comme par erreur ; en tout cas, en un rien de temps elle a été abandonnée dans le plus grand silence. Comme si rien ne s’était passé, on est revenu au langage du sujet individuel, des libertés et des droits qui lui appartiennent et dont il ne doit faire usage qu’en privé, et qu’il doit surtout défendre avec acharnement contre tous les autres et contre le reste du monde.
Le point le plus brulant qui a été occasionnellement touché dans les controverses publiques, mais qui a été également très rapidement abandonné, cette fois-ci face à l’indignation immédiate de la plupart des personnes concernées, était la propriété privée. Le terme est toujours apparu lorsqu’il fallait trouver des solutions pour aider le plus rapidement et le moins bureaucratiquement possible des commerçants se trouvant au bord de la faillite, ou les personnes vulnérables espérant se faire vacciner dans les meilleurs délais.
La véritable leçon du troisième cycle de débats publics sur la crise aurait dû être beaucoup plus radicale : abandonner enfin la formule « il n’y a pas d’alternative au marché ».
Il y a bien eu des intellectuels et des journalistes qui ont osé exprimer l’idée qu’il devait être possible d’inciter les propriétaires de grands portefeuilles immobiliers à réduire les loyers des magasins pendant un certain temps, ou de faire pression sur les entreprises pharmaceutiques de manière à ce qu’elles distribuent les vaccins – dont l’État, après tout, a largement contribué à financer le développement – , à faible coût, c’est-à-dire sans chercher à maximiser leurs profits, parmi les plus démunis du monde entier. Les réactions outrées de nos contemporains face à ces propositions attestent avant tout d’une étonnante méconnaissance de la Loi fondamentale allemande, dans laquelle est inscrite le fait que le droit de propriété doit être exercé dans le cadre des lois et de l’intérêt général.
En tout cas, ceux qui pensaient sérieusement que le petit propriétaire, qui avait acquis son bien au prix d’une vie de dur labeur, ne pouvait pas supporter de telles pertes – comme si les rangées de magasins des grandes villes appartenaient à des milliers de petits épargnants – n’avaient évidemment jamais entendu parler de ce fait. Combien doit être grand le dommage causé par la glorification de la propriété privée capitaliste dans l’esprit de tels représentants de l’opinion publique pour qu’ils ignorent le grand acquis de notre constitution, selon laquelle les interventions dans la propriété privée sont naturellement justifiées en faveur du bien commun (Loi fondamentale Art. 14).
La troisième leçon morale à tirer de la crise du Covid prend donc, dans un premier temps, seulement la forme d’un rappel d’une évidence : la propriété privée, parce qu’elle s’est toujours constituée avec l’aide des apports infrastructurels d’un collectif, est soumise à des restrictions légales qui peuvent résulter des exigences de l’objectif primordial du bien-être général.
Ce point aurait pu rapidement donner lieu à des conclusions beaucoup plus poussées : si la crise exigeait que l’État s’engage dans des économies planifiées ciblées pour, disons, maintenir un certain nombre de lits de soins intensifs, pour amener les entreprises à produire des kits de test par des incitations économiques ou des directives contraignantes, ou pour inciter les entreprises de biotechnologie à accélérer la recherche d’un vaccin approprié par des subventions généreuses, pourquoi ces formes alternatives d’activité économique avaient-elles complètement disparu de notre vocabulaire social au cours des dernières décennies ?
Il était facile, face à cet appauvrissement de notre imagination en matière de politique économique, d’envisager la possibilité que notre fixation obtuse sur le marché nous a privés de toute capacité à penser à des nouvelles combinaisons de moyens très différents pour satisfaire nos besoins économiques d’une manière qui serait bien plus favorable au bien commun – qu’il s’agisse des moyens de l’économie planifiée ou de la propriété commune, des directives de l’État ou des biens communs autogérés.
La véritable leçon du troisième cycle de débats publics sur la crise aurait donc dû être beaucoup plus radicale : abandonner enfin la formule « il n’y a pas d’alternative au marché », que l’on ne cesse de marteler, et s’efforcer de penser collectivement à des formes d’économie mixtes complètement nouvelles dans lesquelles, selon le type et l’urgence du besoin, des méthodes complètement différentes d’approvisionnement efficace seraient utilisées.
Toute crise, dit-on, est aussi une opportunité. Elle libère de nouvelles forces et des idées novatrices et, dans le meilleur des cas, inspire même la volonté de surmonter le malaise de l’ « ancienne normalité ». Il n’y a guère de signes de cela pour le moment, au contraire : si l’on suit les débats dans la sphère publique, on a l’impression que de telles leçons transformatrices n’ont pas été tirées du tout de la pandémie.
Il est certain qu’il existe des gains minimes de connaissances qui devraient nous protéger à l’avenir contre des développements indésirables qui étaient déjà apparus dans le passé. Personne ne poursuivra sérieusement le projet de tout convertir en e-learning dans les écoles et les universités, et seuls quelques-uns oseront encore plaider en faveur de nouvelles économies dans le secteur de la santé publique. Mais combien plus pourrait-on gagner en termes de renforcement des institutions et des attitudes démocratiques si nous prenions plus au sérieux les leçons que la pandémie nous enseigne sur la primauté du bien commun sur les intérêts individualistes.
Traduit de l’allemand par Julia Christ