Sport

Tour de France : sans Blondin, comme des singes en hiver

Journaliste

Neuf mois après son incartade de septembre, le Tour de France reprend la route et ses habitudes calendaires : sa 108e édition s’élance ce 26 juin de Bretagne. L’occasion de relire son chantre le plus inspiré : Antoine Blondin, disparu il y a trente ans.

« Depuis 1789, le mois de juillet paraît bien futile, on n’y prend plus que des châteaux de sable. Le Tour est donc utile : il entretient des couleurs épiques, qui, sans lui, ne seraient plus de saison. »

Il y a trente ans disparaissait Antoine Blondin (1922-1991), écrivain flamboyant et suiveur éternel de l’Académie du Tour de France.

« On prend toujours le Tour de France en marche. Il vous accueille mais on le reçoit, comme une sorte de sacrement, un baptême ou une communion si l’on veut, avec le sentiment d’émarger à un grand système qui vous dépasse. (…) À des journalistes américains qui lui demandaient ce qui l’étonnait le plus aux U.S.A., Marcel Aymé répondit naguère : “C’est de m’y trouver.” Ainsi le premier étonnement vient-il d’appartenir enfin à cette caravane qui décoiffe les filles, soulève les soutanes, pétrifie les gendarmes, transforme les palaces en infirmeries ou salles de rédaction, plutôt qu’à ces conglomérats de gamins confondus par l’admiration et chapeautés par une marque de biscuits. Au vrai, la seule ombre portée sur cette initiation est de ne pouvoir se regarder passer soi-même. »

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Nos présidents en perpétuelle recherche de popularité n’échangeraient d’ailleurs pas la place qui leur est traditionnellement réservée dans la voiture du directeur de course contre les commandes d’un char Leclerc, un matin de Fête nationale, sur les Champs-Élysées. Seul le Général préféra la position du spectateur qui attend le peloton là où il lui a fixé rendez-vous, c’est-à-dire devant sa porte : il n’avait sans doute pas échappé à cet autre grand littéraire que durant ce temps suspendu qui précède la volée des coureurs, chaque village qui a la chance de se trouver au bon endroit sur la carte se transforme en capitale de l’euphorie comme dans l’attente de ses libérateurs.

Depuis, une sorte de pacte a été scellé entre la Monarchie de Juillet et la République, qui voit, chaque année, ces suiveurs d’un jour, mais suiveurs toujours, se muer en chef d’étape, ayant parfaitement saisi que quelles que soient la gravité et la résonance des problèmes qui encombrent nos vies, l’une des vertus cardinales du Tour de France, décrété bien essentiel bien avant la pandémie, est de nous les sortir de la tête. Un Maillot jaune vaut mieux que des Gilets jaunes. Mais on ne jurerait pas non plus devant Merckx que dans ce monde de la politique où tout est calcul, quelques réminiscences enfantines au parfum d’embrocation ne viennent pas y mettre leur virgule.

Un jour qu’il se soumettait au fameux Questionnaire de Proust, à la question : « Quelle est votre occupation préférée ? », là où Proust avait répondu : « Aimer » et Mauriac : « Rêver », Blondin répondit : « Suivre le Tour de France ». Combien avons-nous été dans ce cas ? Pour les plus anciens à tout laisser en plan pour imaginer par la magie des ondes une arrivée au sprint ; pour les générations des congés payés à faire une croix sur un après-midi à la plage et une boule de glace à la fraise parce qu’on ne voulait rien rater de l’ascension du Tourmalet. Aujourd’hui, la télévision permet de suivre en direct et au plus près chacun des trois mille et quelques kilomètres de la Grande Boucle, pourtant ce n’est plus tout à fait ça.

Il y a trente ans disparaissait Blondin et, étrangement, son Tour de France avec lui, sportivement parlant s’entend. Les experts s’accordent sur la date de la bascule : 1991 précisément, année de la première des cinq victoires du matador Indurain après laquelle, on l’ignorait alors, rien ne serait jamais plus comme avant.

Cela faisait déjà presque dix ans que Blondin, diminué physiquement et intellectuellement par la maladie, ne rubriquait plus le feuilleton de l’été mais si la salle de presse sonnait creux, son souvenir portait encore un dossard. Après le 7 juin 1991, jour de la mort d’Antoine, ce fut comme si le cyclisme avait voulu prendre le deuil de celui qui en fit bien plus qu’un sport : « une œuvre d’art, figurative et abstraite à la fois ». La caravane continua bien de passer mais les chiens s’étaient tus.

C’est que, un peu comme la messe sans le latin dans la chanson de Brassens, sans le Blondin le Tour nous emmerde. Indurain, Armstrong, Froome : depuis trente ans, l’ennui n’a, en effet, cessé de gagner du terrain. « Car le Tour de France est avant tout une course cycliste. On l’ignore trop », nous rappelle fort à propos l’auteur dans une de ses chroniques. Il ne saurait en aucun cas se réduire à une adaptation vélocipédique du Village préféré des Français où, à l’heure de la sieste, des commentateurs condamnés à l’antenne comme aux travaux forcés devraient rivaliser d’éléments de langage pour tromper la monotonie d’un scénario immuable.

Le Tour s’est, de fait, « considérablement domestiqué », laissant la part du pauvre à l’épopée, dont la dernière trace authentifiée remonte à Marco Pantani, soit au siècle dernier. Les visages de souffrance du peloton ont cédé la place à des masques de dissimulation, une oreille dans la voiture de leur directeur de conscience, un œil sur leur ordinateur de bord, qui leur parlent de watts : il faut bien vivre avec son temps.

Ces logiciels de pédalage feraient presque litière de la nature véritable de l’exercice de la bicyclette en compétition, « une activité où toutes les fonctions naturelles, hormis celle de la reproduction, sont appelées à jouer un rôle durant les nombreuses heures où s’étire une course, mentionne Blondin. À plus forte raison, le Tour de France, en fonction de la répétition quotidienne et de la diversité des efforts qu’il propose sous des climats contrastés. »

Durant des décennies, les meilleurs tacticiens du bitume ont répété à l’envi qu’on ne fait pas du vélo sur un tableau noir comme un entraîneur de football y peaufine son schéma de jeu. Nonobstant, le coureur ne va plus, aujourd’hui, au gré de ses sensations, qui pourraient le trahir, encore moins selon son humeur, qu’il doit dompter, et parfois même il fait fi de sa morphologie, qui ne le prédisposerait plus à aucune spécialité. La marge entre vouloir et pouvoir a été gommée par la robotisation des corps et là où l’audace, le courage et les attributs devraient former la Sainte Trinité de l’épreuve dans une foi inébranlable, le soupçon permanent vient, à tort ou à raison, empêcher de donner toute bénédiction au champion. Quand Blondin confondait vainqueur et vaincu comme les mêmes hérauts d’un cortège « beaucoup plus moral qu’on ne le pense », la chronique sentimentale de juillet voit désormais l’un comme le bourreau immoral de l’autre.

Mais on ne guérirait pas du Tour de France, paraît-il. « Cette proposition émouvante, en forme d’aveu, pourrait en cacher une autre dont la signification serait beaucoup plus terrifiante. Elle nous obligerait à formuler une question (…). Pouvons-nous conserver l’assurance réconfortante que les athlètes continuent d’illustrer cette “épidémie de santé” dont parlait Jean Giraudoux pour qualifier le sport ? Plus particulièrement, ici, le cyclisme, comme la mythologique Latone, serait-il en voie de dévorer ses enfants ? S’il en était ainsi, la légende née du champion finirait par se nourrir de lui. À l’ère des personnages, puis des personnalités, succéderait celle des idoles aux pieds d’argile, contraintes de recourir aux expédients, nécessaires mais pathogènes, de ceux qui veulent tout et tout de suite. »

Antoine Blondin écrivit ces mots en 1979. Oracle, ô désespoir ! Quel ton donnerait-il aujourd’hui à son récit ? Orphelins de sa littérature, qui était bien plus que « litres et ratures », nous sommes à chaque solstice d’été comme ces singes égarés que l’on rencontre dans certaines villes d’Orient quand vient l’hiver. Par chance, ses œuvres complètes tiennent sur une table de chevet, pleines de lui, de tout ce qui fait la vie d’un homme entre folies et désenchantement, ce qui autorise à les lire en (Grande) boucle, comme une symphonie de Beethoven peut vous accompagner toute la vie.

Alors que le Tour de France reprend la route libérée du couvre-feu, invitant les voyageurs immobiles à un nouveau départ, les premières lignes de L’Humeur vagabonde, troisième roman du maître (La table ronde, 1955), livrent une description assez précise de ce à quoi peut ressembler un déconfinement :
« Après la Seconde Guerre mondiale, les trains recommencèrent à rouler. On rétablit le tortillard qui reliait notre village à la préfecture. J’en profitai pour abandonner ma femme et mes enfants qui ne parlaient pas encore. Ma femme, elle, ne parlait plus. C’est donc dans un grand silence que je pris le chemin de la gare, par l’avenue dont les platanes venaient d’être émondés. Ces moignons d’arbres ouvraient devant moi un itinéraire d’hiver, rendu sensible par le contraste d’une campagne croulante de feuillages et de grappes. On était à la fin du mois d’août. Je n’avais pas très chaud au cœur. »

NDLA : Les citations de cet article ont été pour la plupart tirées du livre d’Antoine Blondin, Sur le Tour de France, paru aux éditions de La table ronde en 1996.

 


Nicolas Guillon

Journaliste

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