Société

Malaise dans la culture et culture du malaise

Psychanalyste

Dans l’archéologie des rapports entre psychanalyse et racisme, l’apport d’Octave Mannoni est sans doute moins connu que celui de Franz Fanon. Pourtant, son concept de « décolonisation de soi », le processus de déprise des idéaux et des croyances forgés dans et pour la colonisation, est très utile pour comprendre les ressorts inconscients du racisme. Mannoni permet ainsi de renverser la fonction du « malaise dans la civilisation occidentale » théorisé par Freud, et de repenser la relation entre la solution universaliste et l’identitarisme.

«Au début de ma pratique analytique, confiait le psychanalyste Octave Mannoni en 1966, je me rappelle avoir été tenté de dire à un patient juif, qui se trouvait en difficulté avec sa propre judéité, qu’il n’existait pas réellement de Juifs, que ce n’était qu’un mot, une étiquette que les mains d’autrui lui avaient collé sur le dos – interprétation indéfendable, car même si la race juive n’a aucune existence scientifique (ou “objective”), le problème posé à chaque Juif par ses rapports avec les non-Juifs ne peut pas être résolu, il s’en faut, par ce genre de négation [1]. »

Mannoni semblait prendre ainsi ses distances avec le Sartre des Réflexions sur la question juive, le Sartre de l’immédiat après-guerre, celui de la construction sociale du stigmate racial qui avait été un allié de poids aussi bien pour Mannoni lui-même que pour Fanon, et pour d’autres encore soucieux d’ouvrir l’horizon d’une critique politique de la situation coloniale. Alors que la séquence des décolonisations politiques était juste achevée, le psychanalyste en venait ainsi à soutenir non seulement que le Juif n’existe pas seulement dans l’œil de l’antisémite, mais que s’il peut être entendu par un psychanalyste, c’est dans la mesure où celui-ci ne s’en tiendrait pas qu’à cette manière-là de défaire l’identité.

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Car celle-ci fonctionne comme un piège : à la fois omniprésente et insaisissable, elle suscite un malaise qui cherche sa résolution dans des catégories d’analyse discutables – ainsi celle d’identitarisme se donne-t-elle pour projet de dépasser l’impasse qu’elle produit elle-même. C’est aux modalités, et aux effets du renversement du malaise dans la culture en culture du malaise, que les récentes polémiques agitant le débat public nous invitent à nous intéresser.

L’idée du malaise dans la culture trouve son origine dans l’immense déception imposée par le premier conflit mondial, qui est aussi un affrontement des puissances impérialistes pour l’hégémonie, à ceux qui, comme Freud, avaient envisagé l’œuvre de civilisation comme une promesse de paix. Lorsqu’il publie son Malaise dans la culture une quinzaine d’années plus tard, en 1930, il a renoncé à la paix, mais pas à la notion de civilisation – bien qu’il ait réduit son périmètre à l’équilibrage fragile et précaire des forces pulsionnelles sous la pression refoulante du Surmoi.

La répression pulsionnelle y apparaît comme la cause conjointe du malaise et de la civilisation – ce qui peut aussi se lire ainsi : pas de culture occidentale sans malaise, pas de culture qui ne confronte celles et ceux qu’elle civilise à la possibilité d’une résurgence de la violence, qui viendrait invalider le sacrifice consenti pour que triomphe la culture sur la supposée sauvagerie. L’universalisation de ce modèle culturel occidental peut dès lors jouer comme une protection contre cette inquiétude toujours latente, comme une possibilité d’ignorer activement la fragilité de l’opération sur laquelle il repose.

Produisant un clivage entre savoir et croyance, le démenti donne lieu à une déformation qui permet de dissocier une chose des mots pour la dire.

Cette ignorance active est précisément le point d’appui que choisit Mannoni pour mettre au centre de sa réflexion sur la décolonisation de soi sa critique d’un universalisme abstrait, critique à partir de laquelle on peut concevoir le renversement de la fonction du malaise : non plus ce qui est propre à la culture – cette intranquillité qu’elle cultive elle-même structurellement – mais au contraire ce qu’il faut cultiver pour maintenir cette culture comme modèle universalisable. C’est un processus de défense isolé par Freud sous le terme de Verleugnung (déni de la réalité, ou démenti, dans l’usage qu’en fait Mannoni dans un texte publié dans Les Temps modernes peu de temps avant celui qu’il consacre à sa propre décolonisation [2]) qui permet d’entrer dans la logique de ce qu’il convient alors d’appeler cette culture du malaise.

Envisagé d’abord par Freud dans son analyse du fétichisme, le démenti finit par être détaché de la perversion par laquelle il avait été initialement abordé. Ce processus de défense peu exploité par les psychanalystes eux-mêmes a voyagé hors du champ psychanalytique, et notamment rencontré l’intérêt de la sociologue Colette Guillaumin, qui a précisément choisi pour titre de son étude sur les paradoxes de la racisation la formule du démenti, « Je sais bien, mais quand même », que Mannoni avait mise en exergue.

Produisant un clivage entre savoir et croyance, le démenti donne lieu à une déformation qui permet de dissocier une chose des mots pour la dire – ainsi peut-on par exemple, et pendant longtemps, parler « d’événements » pour qualifier une guerre comme la guerre d’Algérie, et on le fera d’autant plus volontiers que cette guerre est particulièrement sale.

Dans son texte-testament sur Moïse, Freud montre comment opère cette déformation : en changeant l’aspect de quelque chose (il ne s’agit pas d’une guerre, encore moins d’une guerre de libération, mais d’événements politiques) et en changeant cette chose de place (il ne s’agit pas d’une guerre civile, bien que l’Algérie soit la France avant 1962, mais du maintien de l’ordre dans une colonie, hors métropole).

Lorsque Mannoni analyse la tentation qui est la sienne de dire à son patient juif que sa judéité n’est pour rien dans ce qu’il a à dire, il sait y repérer la ruse à laquelle il aurait été facile de céder : en considérant que cette situation particulière d’énonciation n’a pas d’effet sur les énoncés qu’elle supporte, ceux-ci cessent de pouvoir être entendus là où ils sont dits, jusqu’à devenir méconnaissables et sans impact. Et l’on n’aurait ainsi plus à en tenir compte. La ruse avait en effet été épinglée par Freud comme caractéristique du démenti, grâce à laquelle on maintient une croyance qui nous arrange, de manière à occulter un savoir qui nous dérange.

Mais pour être opérante, la croyance qui s’y fait valoir doit constamment être réaffirmée contre le savoir désavoué qui ne cesse pourtant de la hanter. Cette persévérance requise par le démenti est aussi ce qui permet de le considérer comme un analyseur de l’illusion universaliste : le renoncement à la satisfaction pulsionnelle qui, dans la conception freudienne, est toujours déjà assuré par le refoulement, trouve sa contrepartie insistante dans le non-renoncement à une croyance, elle-même porteuse de satisfaction, qui permet de contourner une perte de jouissance (la perte d’un Empire, par exemple, ou plutôt des positions symboliques qu’il autorise) à laquelle on n’a jamais vraiment pu consentir.

« La solution universaliste est si agréable elle ouvre un tel paradis, imaginaire, de justice et de bonheur, qu’il n’est pas facile de la critiquer [3] », et qu’à s’y essayer, on prend le risque, ces temps-ci, de s’exposer à l’accusation d’identitarisme. Ce qui justifie la mobilisation de cette dernière catégorie, c’est l’inquiétude d’avoir à faire au triomphe de l’idios – « soi-même comme un roi », ainsi que l’avance dans son dernier livre l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco [4]. Construire une position d’énonciation en tenant compte d’un trait particulier (qu’il s’agisse d’être juif ou musulman, d’être lesbienne ou d’être trans, d’être noir.e, etc.) reviendrait à sacraliser l’identité et à menacer ainsi la cohérence de l’ensemble social – ce qui suppose, au moins implicitement, de concevoir la société comme un tout tendant vers l’homogénéité.

Les « identitaires », c’est-à-dire celles et ceux qui sont prêt·e·s à sacrifier les joies d’une égalité abrasive sur l’autel honteux de la différence, peuvent ainsi être qualifié·e·s de narcissiques, mais aussi bien de communautaristes et de séparatistes… Pourtant, ce qui se cultive à l’envi dans la mobilisation de cette catégorie, chez celles et ceux qui bénéficiaient jusque-là du « privilège de l’homme blanc [5] », n’est-ce pas surtout le malaise que suscite le démenti apporté par la solution universaliste à celles et ceux qui en supportaient jusqu’ici le poids, au point de ne plus pouvoir respirer ? Et ne devrait-on pas alors surtout craindre d’avoir plutôt à faire, derrière le triomphe supposé de l’idios, à celui de l’idiot ?

Si l’on ne parle pas des désordres par lesquels on est affectés, alors à quoi bon se retrouver sur le divan d’un·e psychanalyste ?

Revenons encore une fois à la scène analytique et à la cure que cet homme juif avait entreprise avec Mannoni. Si lui-même, comme analyste, échappe à cette facilité qui aurait consisté à décréter qu’être juif est nul et non avenu, pour ne pas avoir à en tenir compte dans son écoute, pour ne pas avoir à savoir qu’être juif ou ne pas l’être oriente différemment la trajectoire d’un discours singulier dans les dispositifs politiques et sociaux qui en établissent la valeur relative, il remarque néanmoins qu’il aurait très bien pu y céder si son patient l’y avait incité en résolvant le problème avant même qu’il ne se pose – « bien des Juifs essaient eux-mêmes cette solution [la solution universaliste], s’efforcent de s’assimiler aux non-Juifs et souvent y réussissent, à condition de payer d’ailleurs pour cette négation un prix en angoisses et désordres de toutes sortes, que les psychanalystes connaissent bien. »

Arrivé·e·s là, on est bien forcé·e·s de se demander qui sont ces psychanalystes qui connaissent bien le prix subjectif payé pour s’assimiler, le prix payé pour faire fonctionner cette solution universaliste contre soi-même et garantir ainsi que celles et ceux à qui elle profite ne soient pas dérangé·e·s ? Qui sont-ils/elles, puisque pour mesurer le prix payé et les désordres ainsi créés, il faudrait commencer par pouvoir entendre que c’est précisément l’impératif d’assimilation qui impose, pour pouvoir parler des désordres qu’il occasionne, d’avoir précisément à le faire comme juif ou musulman ? Et si l’on ne parle pas des désordres par lesquels on est affectés, alors à quoi bon se retrouver sur le divan d’un·e psychanalyste ?

On prendra sans doute la mesure de l’enjeu en envisageant l’alternative qui se dessine alors : soit la psychanalyse est réservée à celles et ceux qui ne risquent pas de mettre à mal la solution universaliste, à l’exclusion de tous/toutes les autres, et elle devient elle-même de facto une pratique ségrégative ; soit il s’agit effectivement pour la psychanalyse de pouvoir recevoir les angoisses et désordres de toutes sortes auxquels ont à faire tous/toutes ceux et celles qui sont susceptibles de s’adresser à elle, et alors elle n’a pas d’autre choix que de cesser de croire elle-même à la solution universaliste, ou du moins de cesser de l’utiliser comme une ruse pour ignorer activement les angles morts engendrés par elle.

Ne pas cultiver le malaise en prétendant qu’on peut impunément continuer à croire à la solution universaliste ne signifie pas, il m’importe de le préciser, qu’on puisse simplement congédier l’universel. C’est comme solution que l’universel peut et doit être récusé, pas comme problème. Et la psychanalyse a ici son rôle à jouer – ce n’est pas le moindre mérite d’Octave Mannoni que d’en avoir mis en lumière la possibilité.

La psychanalyse rencontre effectivement l’universel comme problème dans la mesure où elle a quotidiennement à faire au fondement du malaise dans la culture, cette contrainte que le langage fait peser sur tous les corps, quoi qu’ils en aient, et par laquelle se produit un arraisonnement des pulsions, un assujettissement, mais qui force aussi la relève subjective à partir de laquelle un exercice de la liberté est possible, sous la forme d’une négociation située, singulière, conflictuelle, douloureuse, inventive, avec cet universel incorporé.

NDLR : Sophie Mendelsohn a publié récemment avec Livio Boni La vie psychique du racisme. 1. L’empire du démenti, La Découverte.


[1] Octave Mannoni, « The Decolonization of myself », Clés pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Seuil, 1969, p. 296.

[2] Octave Mannoni, « Je sais bien, mais quand même », op. cit., p. 9-33.

[3] Octave Mannoni, « The decolonization of myself », art. Cit., p. 296-297.

[4] Elisabet Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaristes, Seuil, 2021.

[5] Cette expression, qui a récemment trouvé une place de choix dans les discours des pourfendeurs de la dite « culture woke », était utilisée dès 1964 par un Mannoni critique de l’illusoire neutralité qui « commençait à apparaître de façon déconcertante, comme un privilège de l’homme blanc et semblait être une source de difficultés – presque un symptôme de leur refus <celui des hommes blancs> de comprendre certains aspects de la situation. » Octave Mannoni, Le racisme revisité, Denoël, 1984, p. 32.

Sophie Mendelsohn

Psychanalyste

Notes

[1] Octave Mannoni, « The Decolonization of myself », Clés pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Seuil, 1969, p. 296.

[2] Octave Mannoni, « Je sais bien, mais quand même », op. cit., p. 9-33.

[3] Octave Mannoni, « The decolonization of myself », art. Cit., p. 296-297.

[4] Elisabet Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaristes, Seuil, 2021.

[5] Cette expression, qui a récemment trouvé une place de choix dans les discours des pourfendeurs de la dite « culture woke », était utilisée dès 1964 par un Mannoni critique de l’illusoire neutralité qui « commençait à apparaître de façon déconcertante, comme un privilège de l’homme blanc et semblait être une source de difficultés – presque un symptôme de leur refus <celui des hommes blancs> de comprendre certains aspects de la situation. » Octave Mannoni, Le racisme revisité, Denoël, 1984, p. 32.