Cinéma

Allemagne, année zéro ou commencer le courage

Réalisateur, producteur et scénariste

Pour saluer l’ouverture du Festival de Cannes cette semaine, AOC publie un texte inédit de Luc Dardenne à propos d’Allemagne, année zéro de Roberto Rossellini. Deux personnages, deux courages, l’un de sortir de chez lui, l’autre de sortir de la vie. Et aussi, celui du réalisateur lui-même de ne pas céder à l’esthétique du courage mais de se tenir à ses intuitions artistiques, de ne pas faire de l’enfant du nazisme dans un Berlin en ruines une thèse ou un discours mais de le laisser être un enfant.

J’ai décidé, pour mon intervention à propos du film de Roberto Rossellini: Allemagne, année zéro, de regarder ce film avec les pensées, les images-pensées du commencement et du courage.

Pourquoi « le commencement » ? Pour une première et simple raison: le titre l’implique, le comprend avec l’expression : année zéro. L’année zéro est l’année du commencement, du début, de la naissance. Dans la mesure où nous comptons les années à partir de la naissance de Jésus-Christ, il est possible que ce titre, auquel Roberto Rossellini pensa bien avant l’écriture du scénario, fasse écho à cette naissance de Jésus et à travers elle à la religion chrétienne, et plus particulièrement à son interprétation par la philosophe Simone Weil, dont la pensée concernant notamment la force et la faiblesse inspira profondément Rossellini.

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Pourquoi le lien avec le courage ? Bien sûr, pour une raison de circonstance, parce que la Milanesiana de cette année est placée sous le titre « Paura e Corragio dell’Accoglienza » (« Peur et courage de l’hospitalité »), mais plus essentiellement parce que du courage, il en est bien question dans le film, et aussi parce que ce courage, comme l’a écrit Vladimir Jankélévitch dans son Traité des vertus, « est la vertu inaugurale du commencement ». Ou encore : « Il faut commencer par le commencement. Et ce commencement de tout est le courage. »

Il veut, entre autres, dire par ces mots que le courage est le moment de la décision qui tranche, moment d’une rupture et non résultat d’une progression continue, moment d’une décision qui ne résulte pas d’un savoir mais qui au contraire se produit grâce et malgré le savoir du danger à courir, de la peur ressentie. « Grâce », parce que celui ou celle qui ignorerait le danger, la peur ne pourrait être dit courageux mais simplement insouciant, inconscient, sottement intrépide. « Malgré », parce qu’il faut la présence de cet obstacle avec lequel la lâcheté s’arrange et auquel le courage s’oppose, qu’il surmonte.

Je vais d’abord parler du film, du commencement et du courage à travers le parcours d’un personnage secondaire, Karl-Heinz Köhler, le frère aîné d’Edmund, le gamin, l’enfant qui est le personnage principal du film. Karl-Heinz est un jeune ex-soldat de la Wehrmacht qui se cache dans la partie d’appartement occupée par la famille Köhler parce qu’il craint les représailles des forces alliées qui ont vaincu l’Allemagne et représentent le nouveau pouvoir, exigeant que tous les ex-soldats de la Wehrmacht déclarent leur identité et deviennent des prisonniers de guerre.

Toutes les scènes concernant Karl-Heinz se passent  à l’intérieur de cette partie d’appartement dont K-H refuse de sortir. Ces scènes d’intérieur que l’exiguité des décors, la vitesse des mouvements des corps, la fluidité de certains plans, le montage abrupt et la lumière non expressionniste tentent d’arracher au jeu théâtral ne sont sans doute pas les grands moments cinématographiques du film, mais plusieurs concernent le courage ou son absence chez Karl-Heinz. Le mot courage (Mut en allemand) est cité à plusieurs reprises dans les dialogues. La scène la plus remarquable est celle où le père Kölher malade, alité, mangeant son semblant de soupe, dit à Karl-Heinz : « Tu es jeune, tu peux réparer les choses. Montre que tu es un homme, aie le courage de te déclarer. » Et plus tard : « Nous t’en serons reconnaissants, tu me rendras le courage de vivre ».

C’est à la fin de cette longue scène que se produit une perquisition des alliés, augmentant la peur de Karl-Heinz qui, au lieu de se cacher à l’intérieur comme il n’a cessé de le faire, au lieu de rester dans sa peur et sa honte, décide d’aller dehors pour se déclarer, se montrer. Pour la première fois il sort de l’appartement, pour la première fois son corps franchit la porte menant à l’escalier, pour la première fois il descend l’escalier menant au dehors, vers les alliés qui vont l’arrêter, vers la vérité de sa ville défaite, en ruines.

Cet instant de courage filmé par Rossellini comme une rupture spatiale, un passage soudain du corps de Karl-Heinz de l’intérieur vers l’extérieur, est le mouvement d’un commencement, d’une libération, d’une renaissance morale qui fait écho à l’année zéro du titre. Un peu plus tard dans le film, Rossellini montrera, dans un plan extérieur bref et lumineux, cet ex-soldat libéré par les alliés, marchant dans la rue parmi les bâtiments en ruines, n’ayant plus peur de se montrer parce qu’enfin il a eu le courage de reconnaître qui il fut. Dans ce plan, la joie de Karl-Heinz, son courage de vivre retrouvé, s’incarnent dans son visage décrispé et dans sa démarche aux mouvements déliés, enfin libres, au point qu’à cet instant la lumière blanche et vive du plan semble provenir de ce corps en mouvement, irradiant les ruines de Berlin à l’arrière-plan, les métamorphosant en fondations d’une nouvelle vie.

Ce mouvement courageux de Karl-Heinz franchissant pour la première fois la clôture de l’espace intérieur pour descendre l’escalier vers l’extérieur en même temps que vers son passé enfin reconnu n’est pas encore le mouvement décisif et extrême auquel mènera le trajet de son jeune frère Edmund, le personnage principal du film. Le trajet de cet enfant, étant donné la réclusion volontaire de son frère et le peu de choses que leur sœur aînée rapporte de ses excursions nocturnes, sera de sortir tous les jours de l’appartement pour aller dans la ville en ruines et de revenir avec un peu de nourriture ou d’argent afin de subvenir aux besoins de sa famille, notamment de son père malade qui ne cesse de dire combien il a honte d’être une telle charge pour les siens et préfèrerait mourir.

C’est au cours de ses trajets entre l’appartement et les ruines de Berlin que l’enfant Edmund insouciant, encore étonné par les images et les paroles qui affirment la loi du plus fort dans la survie, qu’il rencontre son ancien instituteur nazi et pédophile qui, en même temps qu’il le caresse, lui rappelle que son père avait refusé que son fils, Edmund, s’inscrive aux jeunesses hitlériennes, lui demande de vendre pour lui un disque avec les discours d’Hitler et lors d’une autre rencontre lui dira à propos de son père malade que dans la vie « les faibles laissent la place aux forts, qu’il faut parfois avoir le courage d’éliminer les faibles ».

L’élimination du faible, de son père, l’enfant Edmund la réalisera durant la longue scène  à la fin de laquelle Karl-Heinz décide de sortir pour se déclarer, comme pour déjà nous avertir que le mouvement courageux du corps de Karl-Heinz sortant de l’appartement ne suffira pas pour commencer une nouvelle vie, pour atteindre l’année zéro. Pour atteindre cette année zéro, pour réellement renaître il faudra un autre mouvement plus extrême que le corps de l’enfant devenu meurtrier accomplira.

Durant la scène du père alité s’adressant à son fils aîné, Edmund perpètre le meurtre. Je dis le meurtre et non son meurtre car ses gestes préparant la tasse de thé, y versant le poison, la donnant à son père sont filmés comme des gestes faits sans hésitation, sans remord, n’appartenant pas à une conscience méchante ou torturée mais au comportement d’un enfant faisant avec sérieux ce qu’il a à faire. Peu après la mort de son père, Edmund va dire à son ancien instituteur qu’il a fait ce qu’il lui avait dit, à savoir éliminer son père et l’instituteur prend peur et le chasse de chez lui en lui interdisant de dire qu’il ait pu lui conseiller de faire une chose pareille.

Désormais Edmund est seul, seul dans les ruines de la ville, portant sur ses épaules d’enfant le poids trop lourd d’un monde amoral, perverti, enfant ne pouvant plus jouer avec d’autres enfants et pourtant encore enfant, il erre dans les ruines de Berlin, de l’Allemagne. Trajet d’enfant solitaire s’inventant au hasard d’un muret lui permettant de faire un petit saut, de taches de goudron au sol devenant un jeu de marelle, au hasard d’un objet qu’il ramasse dans les décombres et qui lui donne soudain l’idée de le tenir en main comme un révolver et de tirer, de se tirer une balle dans la tête, au hasard d’une envie enfantine de courir pour courir, de taper dans une pierre pour taper dans une pierre, de monter un escalier à toutes jambes pour le monter à toutes jambes et d’arriver au dernier étage d’un immeuble en ruines sans l’avoir prévu, de rencontrer là-haut le bout d’une large poutrelle sortant du sol éventré et descendant vers l’étage inférieur, objet qui s’associant au toboggan de l’enfance conduit Edmund à enlever sa veste et, redevenu l’enfant en culotte à bretelles, il se laisse glisser sur la poutrelle puis se retrouve au bord du vide, regarde en bas, met sa main sur les yeux et se laisse tomber dans le vide.

La chute dans le vide de l’enfant, son suicide est l’extrême mouvement de sortie qui en quelque sorte enveloppe et radicalise le premier mouvement de sortie de Karl-Heinz pour descendre jusqu’au plus bas, jusqu’au plus profond de l’année zéro, jusqu’à ce zéro où un peuple idolâtrant la mort, la force comme pouvoir de donner la mort, doit descendre pour pouvoir renaître. La chute dans le vide de l’enfant est un extrême mouvement de sortie au sens où l’enfant, Edmund, sort de la vie, se donne la mort et aussi au sens où se donnant la mort, il se dit l’enfant innocent perverti par l’idéologie de la force, et dénonce celle-ci en s’en montrant la victime mais en même temps il demande qu’on ne le regarde pas comme victime: il est aussi l’enfant innocent capable de se sentir coupable et de faire de ce saut mortel dans le vide son mouvement à lui, son mouvement de courage qui, sans cesser d’être le sien, signifie aussi, pour nous spectateurs, le saut dans le vide capable de vider, de purger l’Allemagne de son idéologie nazie et de repartir de zéro.

On a beaucoup écrit concernant le suicide d’Edmund et ce flot d’interprétations n’a rien de surprenant, d’abord parce que le suicide et l’enfance se repoussent, se refusent à composer, à faire oxymore sinon en provoquant une douloureuse incompréhension, une suffocante stupéfaction dont nous essayons de sortir en produisant de multiples interprétations et ensuite parce que la mort d’Edmund, la mort de l’enfant reste quand même la mort de l’innocent et que cette mort fait écho à celle de Jésus-Christ et donc aussi à la dialectique chrétienne de la chute et de l’élévation, de la mort et du rachat ; d’autant plus que le dernier plan de la passante prenant le corps d’Edmund dans ses bras évoque la Pietà et que ce plan se termine par un mouvement panoramique vers le ciel qui cependant, détail rarement noté, n’offre aucune certitude, car à peine la caméra a-t-elle dépassé la ligne horizontale qu’il commence à s’obscurcir pour devenir une nuit noire nous renvoyant à la seule lumière de notre responsabilité humaine.

Il y aurait beaucoup à dire à propos de ces diverses interprétations. Je ferai seulement remarquer qu’elles sont possibles et n’épuisent pas le film parce que Rossellini, c’est la raison pour laquelle il est un grand cinéaste, n’a pas mis en scène une thèse ou des idées mais un enfant, qu’il a regardé cet enfant avec sa caméra sans en faire le porteur d’une idée ou d’un discours, le laissant être une présence vivante rétive à tout encagement idéologique ou esthétique.

À ce propos, je voudrais dire brièvement deux choses concernant le courage de Rossellini. La première concerne le courage du regard de Rossellini metteur en scène, regard qui ne cherche pas l’intrigue forte à suspens ou le personnage fort auquel le spectateur puisse s’identifier. Il ne se laisse pas séduire par ces tropes du cinéma commercial, non qu’il ne désire pas que ses films soient des succès, mais il désire avant tout être fidèle à ce qu’il pense, à ce qu’il intuitionne être son art. Sachant le lien entre la force et la mort, entre la faiblesse et la vie, jamais sa caméra, sa lumière, sa mise en scène n’héroïsent les corps, jamais elles ne les enferment dans ce que nous pourrions appeler une esthétique du courage. Du premier plan au dernier plan Edmund est un enfant filmé à hauteur d’enfant et son dernier mouvement, son saut dans le vide que j’ai qualifié de courageux, est filmé en faiblesse, permettant à l’enfant d’avoir peur du vide et de se cacher les yeux avant sa chute.

La deuxième chose que je voudrais dire à propos du courage de Rossellini concerne encore son regard de metteur en scène mais, si je puis dire, situé dans l’époque où il prépara et tourna Allemagne, année zéro, c’est à dire les premières années qui suivirent la seconde guerre mondiale.

Durant l’écriture du scénario, Rossellini était entouré de personnes communistes enclines à défendre la thèse de la résistance antinazie d’un peuple allemand plus communiste que nazi, la thèse d’un nazisme produit du capitalisme, et surtout la thèse du communisme comme seul espoir pour l’Europe de la seconde moitié du XXe siècle. Nous avons le recul historique pour sourire de ces débats entre Rossellini et ses conseillers ou scénaristes communistes, mais à ce moment de l’histoire ce n’était pas aussi simple. Cela demandait le courage d’être seul, de ne pas faire partie du groupe, de ne pas partager la doxa de l’intelligentsia de l’époque qui se focalisait sur la résistance au nazisme et ne voulait pas encore voir que celui-ci avait aussi été la destruction massive des juifs d’Europe.

En restant fidèle à ses intuitions artistiques, en s’obstinant à regarder cet enfant du nazisme dans les ruines de Berlin, Rossellini a non seulement fait un grand film mais il a aussi donné une image, l’enfant meurtrier de son père, l’enfant nazifié pouvant voir en son père le vieil homme faible et malade devant être éliminé, une terrifiante image en résonance avec l’incommensurable horreur des camps de la mort même si aucune allusion à ces camps n’apparaît dans le film.

Je voudrais pour terminer vous lire un court extrait de L’Espèce humaine de Robert Antelme en résonnance avec cette terrifiante image, avec le malheur d’Edmund, avec ce que son suicide, sa chute dans le vide retrouve comme année zéro. La scène se passe dans un wagon de train de marchandise peu avant la fin de la guerre, au moment où fuyant l’approche des alliés, les SS emmènent des détenus de Buchenwald vers Dachau.

« Le vieil Espagnol qui était couché sous la lucarne s’est assis contre la paroi du wagon. C’est un Catalan. L’un de ses fils a été fusillé en France devant lui, l’autre est étendu là, à côté. Le vieux a une tête jaunâtre, ronde et séchée, pleine de rides, on ne peut plus savoir son âge.
(…) Le mystère de l’irréductible étranger que reste un père s’est apparemment dissous dans la faim et les poux. Il est transparent maintenant.
Les SS croient que, dans la partie de l’humanité qu’ils (le vieil Espagnol et son fils) ont choisie, l’amour doit pourrir, parce qu’il n’est qu’une singerie de l’amour des vrais hommes, parce qu’il ne peut pas exister réellement. Mais, là, sur le plancher de ce wagon, l’extraordinaire connerie de ce mythe éclate. Le vieil Espagnol est peut-être devenu transparent pour nous, mais pas pour le gosse ; pour lui, il y a encore sur le plancher la petite figure jaunâtre et ridée du père et, sur elle, celle de la mère s’est imprégnée et, à travers elle, encore tout le mystère possible de la filiation. Pour le fils, le langage et la transparence du père restent aussi insondables que lorsque celui-ci était encore pleinement souverain. »

NDLR : Ce texte est celui d’une intervention de Luc Dardenne à la Milanesiana de juillet 2017, il doit paraître en 2022 dans le volume 3 de « Au dos de nos images », aux éditions du Seuil dans La Librairie du XXIème siècle.


Luc Dardenne

Réalisateur, producteur et scénariste

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