Urbanisme

Face aux risques naturels, de nouvelles urbanités

Architecte

Ce 16 juillet, 65 équipes rendront leurs propositions en réponse à un concours d’idées lancé par le ministère de la Transition écologique à destination des architectes, urbanistes et paysagistes. Face aux risques naturels de plus en plus importants qui pèsent sur la ville, il s’agit de promouvoir de nouvelles pratiques d’aménagement sur les territoires. L’occasion de développer des imaginaires d’installation bien différents.

Le ministère de la Transition écologique vient de lancer le programme AMITER (pour « [Mieux] aménager les territoires en mutation exposés aux risques naturels »), un concours d’idées destiné aux architectes, urbanistes et paysagistes visant à promouvoir de nouvelles pratiques d’aménagement sur les territoires exposés aux risques naturels afin de « réduire leur vulnérabilité est améliorer leur résilience ».

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La phase de travail des concepteurs, aujourd’hui ouverte, fait suite à une première étape du programme dans laquelle 43 collectivités ont répondu à l’appel à manifestation d’intérêt : neuf ont été retenues sur l’exemplarité des problématiques soulevées. 65 équipes sont donc au travail et rendront leurs propositions le 16 juillet.

Ce concours marque une avancée dans la préoccupation des pouvoirs publics pour les réflexions et actions préventives. Sur le territoire national, comme ailleurs en de très nombreux endroits, les aléas deviennent plus fréquents, plus nombreux, d’une emprise plus vaste, d’une intensité plus forte. Des catastrophes s’en suivent, avec des victimes chaque année plus nombreuses et des montants de réparation eux aussi en augmentation.

Regroupant des compétences professionnelles, académiques et pédagogiques, la chaire « Nouvelles urbanités face aux risques naturels, des abris ouverts [1] » propose de se saisir de ce contexte de risque pour promouvoir quelques changements culturels, professionnels et esthétiques, en rupture avec les habitudes défensives et réparatrices post-catastrophes qui dominent aujourd’hui.

À partir d’une double posture de prévention et de valorisation des régulations naturelles s’engagent alors des cultures d’aménagement et des imaginaires d’installation bien différents.

Un combat de puissances mal engagé

L’histoire de l’urbanisation, sans doute plus que toute autre discipline, montre de manière évidente comment, en Occident, la relation à la nature apparait au fil des époques comme celle d’une séparation. Que ce soit, dès la place instauratrice donnée à un régime géométrique abstrait, par les hauteurs des murailles du Moyen Âge, par la voracité territoriale des cités industrielles, par l’arrachement à toute spécificité locale des récits utopiques, par le désir hors-sol des constructions sur pilotis et des quartiers sur dalle de la modernité du XXe siècle, par la standardisation d’un urbain générique et, plus récemment, par l’abstraction de la numérisation des smart cities, la liste est longue des gestes par lesquels, étape après étape, les établissements humains se sont déliés des conditions de leurs milieux naturels.

À tel point que cet affranchissement des conditions environnementales natives est apparu, au fil du temps, comme critère d’évaluation des performances d’aménagement. La culture moderne de la « tabula rasa » marque vis-à-vis du sol cette volonté de libération des contraintes d’un site. Et l’on retrouve cette même tendance séparatrice avec l’engouement pour l’air parfait de la climatisation dans le domaine des ambiances thermiques.

Mais alors que la puissance de ce chantier global atteint les ordres de grandeur même de la planète, ce système progressiste n’est pas parvenu à ces fins. L’environnement n’est pas « maitrisé » : au contraire, ce sont des aléas d’un ordre de puissance encore plus important qui, en retour, viennent malmener les conditions d’assise des établissements humains, pourtant bâtis pour s’en affranchir !

Amitav Ghosh donne une lecture saisissante de cette réalité. Dans son dernier ouvrage [2], il livre le récit de la tornade qu’il rencontre un après-midi de 1978 à New Delhi et dont l’expérience le secoue, au plus profond de lui, au propre comme au figuré. Dans cet ouvrage remarquable, il livre avec force et conviction la nécessité de partager de nouveaux récits, de nouveaux imaginaires d’installation sur Terre afin de faire face à ce qu’il nomme « le grand bouleversement ».

Une travail au contact des aléas et des risques

À la suite du tsunami de 2011, Le Japon a érigé une immense muraille de 400 km, qui atteint plus de 14 mètres en 620 tronçons, obstruant baies et criques dans trois départements. Cette réalisation titanesque a déjà entrainé des maux spécifiques, autant écologiques de par l’absence d’échanges entre nappes phréatiques que psychiques pour les populations côtières, qui vivent depuis longtemps de la mer et se voient ainsi privées de leurs horizons océaniques ouverts.

Mais au-delà de la monumentale dépense de matières carbonées et d’énergie qu’engagent des tels ouvrages en béton, ce sont aussi les ravages cognitifs d’une infrastructure technique de séparation à cette échelle qui sont inquiétantes, alors que d’autres pistes sont pourtant possibles, même au regard de catastrophes aussi impactantes. Dès 2005, dans un ouvrage important [3], le philosophe Jean-Pierre Dupuy proposait une autre attitude que celle visant à tourner le dos à ces menaces, proposant de regarder au contraire, les choses de près :
« C’est parce que la catastrophe constitue un destin détestable dont nous voulons dire que nous n’en voulons pas, qu’il faut garder les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue. »

Il est donc possible de travailler en étudiant l’aléa, en décryptant les mécanismes de fabrication des risques, tout en accordant à ces caractéristiques du système Terre le statut de présences géographiques. On découvre alors que chaque aléa possède sa consistance physique, ses processus d’émergence, d’amplification, d’accélération. Submersions, inondations, incendies, éboulements, tempêtes constituent à l’évidence des menaces, mais sont aussi des acteurs : plutôt que de leur tourner de dos en déléguant à des digues la fabrication d’un monde divisé entre les établissements humains et les éléments naturels, commençons par ouvrir notre curiosité pour connaitre leurs vitalités, pour mieux saisir la gradation de leurs nuances et de leurs caractères ou encore la poésie des écritures qui les accompagnent [4].

Selon que se mettent en mouvement des solides, des liquides, des gaz, que les masses en jeu soient chaudes ou froides, en déplacement lent ou rapide, régulier ou saccadé, ce sont des univers physiques différents qu’il faut observer, connaitre, accueillir ou tenir à distance, pour à chaque fois mieux les intégrer dans nos cultures d’installation.

Ces aléas ne sont pas de simples productions physiques hors-sol. Ils naissent d’un contexte géographique, climatique, urbain ou industriel à chaque fois spécifique. Ainsi, c’est par sa vulnérabilité que se révèle l’identité de chaque milieu habité, dans sa topographie, dans l’unicité de son adresse terrestre, en latitude, longitude et altitude. Se fortifient des liens plus consistants que les coordonnées X, Y et Z du repérage de l’espace isotrope, si caractéristique des infrastructures monofonctionnelles et repérable par la dislocation de l’espace qu’elle génère alentour [5]. Un travail de composition beaucoup plus fin se déploie de la prise en compte attentive de ce qui peut défaire, mais aussi mieux constituer l’habitabilité du lieu, tournant de manière salutaire le dos à la tendance à l’homogène de la fabrique urbaine contemporaine.

De nouvelles cultures de conception en urbanisme et architecture

Ces nouvelles réalités offrent à l’architecture comme à l’urbanisme des possibilités d’extension et de repositionnement. En effet, prendre au sérieux les dynamiques de ces aléas consiste à réinsérer toujours plus les établissements humains comme partie prenante de milieux vivants aux conditions climatiques mouvantes : s’y engagent de nouvelles connaissances qui revivifient le jeu de l’invention.

L’architecture tout particulièrement trouve l’occasion de s’acculturer plus encore à l’écologie scientifique, pour tisser avec cette discipline des rapports aussi inventifs que ceux qu’elle a entretenu historiquement avec la statique. Les contraintes de la résistance des matériaux ont toujours été respectées, car les bâtiments doivent tenir debout. Les lois de la statique ont été interprétées de plusieurs manières, engagées dans les processus d’invention non seulement parce que les bureaux d’études spécifiques font, par obligation, partie des équipes de maitrise d’œuvre, mais aussi par ce que la culture des architectes a intégré une part de ces connaissances, enrichissant en chemin leurs stratégies d’invention et leurs palettes expressives.

Acceptons donc l’idée, dorénavant, qu’il n’est plus seulement question de stabiliser des constructions en dialoguant avec la connaissance des lois de la gravité, mais bien de faire tenir, d’entretenir les niches écologiques dont nous sommes dépositaires. L’urbanisme et l’architecture, se saisissant de ces nouvelles obligations, intègrent donc la responsabilité de nouveaux risques d’effondrements, qui ne sont plus uniquement aujourd’hui ceux des édifices, mais bien ceux liés à la diversité et à la quantité des formes du vivant. En chemin s’observe de nouveaux horizons sensibles, des bonheurs biophiliques [6] qui émergent de la diversité des échelles de rencontre avec ces présences et respirations de nature, dans la variété de leurs échelles d’apparition.

À prendre ainsi en considération ces aléas, l’architecture apprend à dialoguer avec le mouvant, avec des rythmes, des amplitudes, des fluctuations. Ce n’est pas une mince affaire car, en Occident, elle s’était définie historiquement comme horizon de stabilité, d’immobilité, d’immuabilité.

Une seconde occasion d’évolution s’offre aussi à l’architecture, alors qu’elle s’est principalement définie jusqu’à aujourd’hui, comme compétence à la production d’objets architecturaux. Son histoire, ses modes d’appréciation stylistiques ont fortement valorisé cette logique jusqu’à en faire le noyau de son évaluation esthétique. Toutefois, dans la fragilité et l’instabilité spécifique du contexte anthropocénique, on découvre combien chaque construction, plutôt que d’affirmer des conditions d’indépendance vis-à-vis de son environnement, doit plutôt mettre en œuvre des interdépendances.

Chaque construction constitue un nœud de relations aux ramifications multidimensionnelles qui, bien qu’ancrées dans la réalité inerte des pierres assemblées, les outrepassent largement. Dans l’actuel contexte de risques apparait notre communauté de vulnérabilité avec les autres vivants et leurs milieux de vie. Face à la puissance toujours techniquement possible des infrastructures, cette incursion de la fragilité oblige à des précautions qui déplacent les curseurs, redéfinissent les modes d’évaluation, ouvrent de nouvelles plages d’appréciation esthétiques.

Enfin, parce que les enjeux d’aménagement auxquels nous sommes confrontés sont inédits, ils invitent à repenser nos missions et, entre autres, les répartitions entre études préalables, expertises et programmation. Les échelles, les forces et les acteurs en présence appellent à la constitution de publics inédits et de processus d’invention mieux partagées.

Deux types de publics sont plus spécifiquement attendus. Les aléas comme présences de nature, dont nous avons présentés les caractéristiques, mais aussi les générations futures dont la présence à la table des négociations semble nécessaire. L’expérience Future Design, mise en place à Yahaba au Japon, à la suite des travaux du professeur Tatsuyoshi Saijo, directeur du Research Institute for Future Design à la l’Université de technologie de Kochi est intéressante. Elle insère, par un processus futé, la parole d’habitants de 2060 ; ces énoncés, portés depuis le futur, apaisent et revivifient les échanges sur le futur à construire.

Ainsi, en même temps que les expertises scientifiques bien nécessaires, une démarche d’analyse inventive s’instaure, dans laquelle l’État en responsabilité des PPRI (plan de prévention des risques d’inondation), les collectivités territoriales et leurs représentants, les partenaires locaux avec leur feuilletage de responsabilités et d’intérêts, les habitants attachés à leurs lieux de vie et à la valeur de leur patrimoine et les maitrises d’ouvrage sont accueillies. Les agences d’architectes ou d’architectes-paysagistes (comme mandataires d’équipes pluridisciplinaires) y jouent un rôle central, mais ce sont à l’évidence des inventions réglementaires, économiques, foncières, culturelles, de nouveaux récits collectifs qui sont à l’œuvre, pour sortir des habitudes de pensée qui reproduiraient sinon les modes d’aménagement hérités.

Des abris-ouverts, nouvelles figures d’installation

Le travail mené dans des zones menacées par les aléas naturels est aussi l’occasion de mettre en avant la notion d’abris-ouverts. Le besoin d’abri est très profondément lié au désir d’architecture. Toutefois, ayant aujourd’hui la possibilité de fabriquer quartiers et habitats aussi étanches que des bunkers, nous devons nous méfier des effets involontaires de cette capacité d’étanchéité. Il faut aussi la reconnaitre comme une étrange pulsion de surconstruction, dont on retrouve par exemple une expression magistrale et inquiétante dans la nouvelle de Franz Kafka Le Terrier [7].

Face à l’horizon terrestre et la puissance des aléas, toute fermeture absolue est illusoire, hors de prix et mortifère. Refusant une fuite en avant infrastructurelle et technique, il convient d’accepter le caractère éminemment dialogique de nos interventions et reconnaître que ce sont, toujours simultanément, des gradients d’ouverture et de repli, de sécurisation et d’exposition, de stabilisation et d’immersion qu’il convient de penser et de construire. Les abris ouverts et les modes d’habitat qu’ils offrent sont autant d’occasions de résister et de s’exposer, de s’abriter comme de se relier aux présences et puissances de nature, car elles encore et toujours là, tout autour de nous.

Quelques gestes préfigurent à la mise en œuvre de ces abris-ouverts.

Premièrement, travailler de manière préventive exige d’organiser le recul, en sortant de la pression anthropique afin de « rendre à la nature », de renaturer, de ré-ensauvager. Cela requiert de savoir se tenir à bonne distance des éléments, en respect, pour faire de ces nouveaux espacements des opportunités partagées de projet. De manière préalable, il convient aussi de rendre visible et sensible l’aléa : d’organiser l’attente, d’anticiper, de reconnaitre les amplitudes possibles avant qu’elles soient invasives et destructives. Cela permet aussi de préparer les chemins d’évacuation, tout en anticipant le réparatif dans le préventif.

Deuxièmement, organiser les régulations naturelles vise à requalifier les rives, les franges et les rivages, de reprogrammer ces estrans écologiquement, socialement, avec urbanité. De tels lieux, entre puissance de l’urbain et forces de nature sont potentiellement riches. Ce sont les extensions des trames vertes et bleues à partir desquelles peuvent se développer, au cœur des villes, de nouvelles opportunités urbaines ainsi qu’une myriade de services écosystémiques qui valent largement la place qu’on leur accorde. Peuvent y être expérimentés des modes d’urbanisation sensibles aux variations fortes des saisons.

Troisièmement, s’installer avec légèreté, dans un monde où tout bouge, consiste à repenser la solution infrastructurelle pour recalibrer au strict nécessaire les dispositifs défensifs. Composer et articuler de petits gestes participe, par synergie, à des améliorations d’échelle supérieure, rendant possibles des symbioses lorsque les forces en présence peuvent s’harmoniser. Une telle économie de moyens s’associe d’ailleurs avec la possibilité plus aisée de démontabilité, de replis saisonniers, de possibilités du réemploi, en déployant aussi l’expérimentation programmatique comme moteur de nouvelles pratiques sociales.

Ces quelques gestes ne présagent ni formes architecturales et urbaines, ni un quelconque style. Ils se saisissent de cet horizon de risques pour réengager l’architecture dans de fructueux compagnonnages avec les sciences de la vie et de la Terre, lui redonnant l’occasion de se relier avec les sols, l’air, l’eau, le feu, les forêts, l’horizon, les rivages, qui s’ils sont menaçants, demeurent des réalités instauratrices et les matériaux constitutifs de la géographie terrestre.

Il est possible d’en tirer parti pour remettre en chantier de nouvelles figures de cités-jardins, des projets d’abris-ouverts pour une humanité malmenée par le régime climatique dont elle hérite.

 


[1] Cette chaire dirigée par Éric Daniel-Lacombe et Xavier Bonnaud, labélisée par le ministère de la Culture, est porté par le laboratoire GERPHAU EA7486, depuis l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris la Villette.

[2] Amitav Ghosh, Le Grand Bouleversement, éditions Wildproject, 2021.

[3] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Éditions du Seuil, 2002.

[4] Éric Dardel, L’Homme et la Terre, 1956, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1990.

[5] Benoit Goetz, La Dislocation, éditions Verdier, 2001.

[6] Edward O. Wilson, Biophilie (Biophilia, 1984), traduit par Guillaume Villeneuve, éditions Corti, 2012.

[7] Frank Kafka, Le Terrier, (Der Bau, 1923), traduit par Jean-Pierre Verdet, Gallimard, 2018.

Xavier Bonnaud

Architecte, Associé de MESOSTUDIO, docteur en urbanisme, professeur à l’école d’architecture de Paris la Villette et à l’école Polytechnique, directeur du laboratoire GERPHAU

Mots-clés

Climat

Notes

[1] Cette chaire dirigée par Éric Daniel-Lacombe et Xavier Bonnaud, labélisée par le ministère de la Culture, est porté par le laboratoire GERPHAU EA7486, depuis l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris la Villette.

[2] Amitav Ghosh, Le Grand Bouleversement, éditions Wildproject, 2021.

[3] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Éditions du Seuil, 2002.

[4] Éric Dardel, L’Homme et la Terre, 1956, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1990.

[5] Benoit Goetz, La Dislocation, éditions Verdier, 2001.

[6] Edward O. Wilson, Biophilie (Biophilia, 1984), traduit par Guillaume Villeneuve, éditions Corti, 2012.

[7] Frank Kafka, Le Terrier, (Der Bau, 1923), traduit par Jean-Pierre Verdet, Gallimard, 2018.